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La verte Suisse et le capitalisme vert [1ère partie]

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Nous ne vivons pas une crise du capitalisme mais un capitalisme de crise. Face à ce dieu sans foi ni loi, miser sur son asphyxie revient à s’hébéter ; compter sur sa mort naturelle est de l’obscurantisme ; croire à sa rédemption signe une simple vue bourgeoise ; aspirer à sa contradiction ultime conduit à oublier qu’il en est traversé de plusieurs. Qu’il accumule pertes ou conquêtes, le grand Moloch est sanctifié dès qu’il accumule, dans la mesure où sa soif d’accumulation ne se réduit pas aux choses… Il est, comme nous, avide de dehors, il est chez lui dans les illusions et les mondes renversés.


Alors c’est fait ? La crise a déclenché la grande révolution des consciences. Le monde, c’est-à-dire l’Occident, a connu le retour de flamme du progrès sous la forme d’une pandémie. Un mal archaïque a surgit pour nous indiquer la voie de l’essentiel, pas moins : « il ne s’agira plus de consommer n’importe comment, nous voulons une croissance raisonnée et durable », se convint Bruno Lemaire devant le pas si patriotique Darius. Le 5 juin, Macron tweet : « Le monde d’après sera résolument écologique. Je m’y engage. Nous le bâtirons ensemble. Nous avons une opportunité historique de reconstruire notre économie et notre société sur de nouvelles bases, de nous réinventer, d’investir dans un avenir décarboné ». La commission européenne souhaite accélérer la ratification du Green New Deal ; une « vague verte déferle sur la France aux municipales » titre Le Point ; la Fédération patronale suisse fait l’éloge du commerce local ; la Migros lance une campagne de verdissement ; le Financial Times a créé une rubrique « Green Economy » ; etc… Bref, cette pandémie est un « Evenement with capital letter », comme disent nos amis anglo-saxons, ou simplement historique ! et soudain, tel un char ailé descendu du ciel, vient la conscience des limites de notre monde globalisé.

Ah, la conscience ! il suffit pourtant d’un mauvais réveil pour savoir comme c’est rare, comme c’est peu indiqué, comme c’est précaire, la conscience. On ne le sait que trop, « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience »1. Il n’est pas ici question de l’état de conscience écologique des élites, ni de savoir si transition écologique il y aura, mais qui et d’où seront les timoniers de ce que d’autres évoquent comme le « défi du siècle ». Car la transition écologique, dans la bouche des zélés du techno-utopisme marchand, est une aubaine pour finir d’accomplir le projet souterrain du néolibéralisme : transformer le monde en un système clos autoritairement par le marché. Si oncle Foucault considérait le développement du pouvoir pastoral comme une « dégouvernementalisation du cosmos », la transition écologique coïnciderait au contraire, dans la téléologie néolibérale, avec l’avènement d’une sorte de féodalisme hyper-technologique, où le pouvoir des rentiers, renforcé par celui des managers, une fois les externalités écologiques réintégrées à la comptabilité capitaliste, reprendrait un ancrage territorial, non plus national mais global, déjà visible dans l’ubiquité des frontières traquant les migrants, dans la surveillance et l’assurance des espaces comme dans la privatisation des ressources naturelles. En effet, historiquement, les néolibéraux ne sont pas tant activés à démanteler les régulations étatiques, que de les implanter à une échelle globale en faveur des corporations privées et souvent transnationales. Non plus une biopolitique qui gérait les populations par la normalisation des vies, mais celui d’une zoopolitique, où le vivant en général serait pris dans le mouvement d’accumulation du capital, par l’intermédiaire de dispositifs financiers destinés à « valoriser » la « nature ». En 2028, William Nordhaus a reçu, par la Banque de Suède, le prix Nobel d’économie pour l’intégration des « externalités négatives » dans les modèles économiques (dominants, i.e. néoclassiques). Comment s’y prend-t-il ? Nordhaus a calculé les coûts futures du changement climatique pour en déduire, par un processus d’actualisation, le prix qu’il fallait attribuer dès à présent aux émissions de carbone » et conclut que la croissance peut continuer sans passer par des politiques volontaristes. Cependant, « un taux d’actualisation, s’il est plus grand que zéro, dévalue l’avenir par rapport au présent, et aucun calcul, aussi savant soit-il, n’est capable de surmonter la finitude des ressources »2. La nature est un facteur de production comme un autre. Quand il n’y aura plus d’eau potable, plus d’air respirable, plus de terre cultivable, quels substituts magiques la Banque de Suède soutiendra-t-elle ? Au demeurant, comme l’accumulation primitive de capital, les premières « enclosures » avaient pour fond historique la découverte du nouveau monde, le fantasme de « terraformer » Mars ne peut se comprendre que dans le cadre de cette nouvelle vague de marchandisation accrue de la nature et du cosmos puisque le capitalisme a nécessairement besoin d’un dehors.

Si une seule faute pouvait nous être reproché le jour du Jugement dernier, ce serait celle d’avoir sous-estimé la plasticité notre ennemi, son pouvoir de transformation et saconscience que la crise est le fond ontologique à partir duquel se déploie les temps présents. Crise, du grec, Krisis, « décider », « faire un choix », « séparer » ou « distinguer », d’où viennent les termes « critique », « certitude », « discernement ». Mais problème, la crise n’est plus dénouement, ou moment de vérité. « La crise consiste plutôt en ce qu’il n’y a plus rien à décider : les processus sociaux et les processus systémiques se sont autonomisés par rapport au gouvernement politique ». Le régime de crise contemporain est un régime de l’exception permanente. Et l’exception permanente est la vérité du néolibéralisme. Et la vérité, la vérité, eh bien, est que nous vivons en régime néolibéral !

Vous ne le saviez pas ? Moi, non plus. Et pour cause, le néolibéralisme n’est pas une idéologie, ou alors une idéologie en deçà des idées, encore moins un mouvement politique et n’a rien à voir avec un dogme cohérent. Il est avant tout une programmatique, un mode opératoire couplant la théorie et la pratique – avec un style bolcho-libéral – dans la visée de régir, gérer, ou si nécessaire ingénier la réalité sociale selon la réalité du marché, i.e. écomiciser la société. Creusons un peu la définition, le néolibéralisme est une forme de gouvernementalité, une conduite des conduites, se matérialisant dans des dispositifs socio-techniques, en adéquation avec la loi de la valeur qui repose sur l’abstraction des singularités du travail, voire de l’ensemble des facettes de la vie humaine en quantités numériques, en informations quantifiée, en nombres manipulables et mobiles, pouvant équivaloir à une « marchandise fictive ». Pourquoi gouvernementalité ? Car, le néolibéralisme a été implémenté dans un contexte de contestations qui aspiraient certes à une redistribution de la richesse sociale, mais qui, plus fondamentalement, cherchaient à bouleverser le soubassement culturel de la domination capitaliste. A cette effervescence subjective, les néolibéraux répondirent par une « révolution culturelle permanente » : « d’un monde encore régulé normativement par la culture et se reproduisant au moyen d’institutions politiques, la globalisation capitaliste marque une nouvelle ère où la communication cybernétique3 s’érige en tant qu’instance suprême de régulation de la pratique sociale où toutes les normes et valeurs sont remplacées par la seule loi de la valeur ». Aussi, des concepts de la gauche soixante-huitarde ont pu sans difficulté être intégrés à la culture managériale, en tant qu’organisation « rhizomique » favorisant la « coopération » ou l’« immédiateté interpersonnelle », ce qu’il convient d’appeler le nouvel esprit du capitalisme. Le néolibéralisme est certes un régime d’accumulation dont le fond est financier et la forme, informationnelle, mais il est avant tout un régime de contrôle des corps et des esprits4 où l’ « on se fait en s’y faisant », où l’on se subjective dans l’interaction avec des dispositifs qui délimitent le champ du pensable et du possible. Cette forme de gouvernementalité s’établit par des moyens qui paraissent politiquement neutres mais qui ne le sont pas : la norme, pratique, technique, managériale, mais toujours relative et abstraite ; le benchmarking qui, en comparant les pratiques publiques, associatives, privés, permet de les étalonner sur les valeurs de l’efficience entrepreneurial ; la transformation de son rapport à soi en tant qu’investisseur et gestionnaires de risques financiers ; l’indexation du service de la dette sur les marchés financiers; etc…

Nous disions « pas de  retour à l’anormal », mais que faire quand l’anormal est un moment du normal ? « Il n’y a plus d’alternative »5 dans le néolibéralisme puisqu’il est un « réalisme capitaliste »6. La théodicée ou plutôt la fantasmagorie concrétisée du free market est un immanentisme radical qui ne laisse à la société aucune extériorité dans laquelle elle puisse se reflété comme entité collective souveraine, seule légitime – au sens démocratique ! – de décider de l’exception, c’est-à-dire de suspendre la violence qui assure la légitimité des lois et la justice du droit. C’est en effet dans la relation à l’accident et à ses effets chaotiques que se situe la différence entre libéralisme et monarchisme, en tant que régime de vérité. Là « où la fiction de l’état-de-nature confinait l’accident à un passé mythique, préjuridique, de sorte que le fait d’éliminer le chaos est constitutif de l’ordre politique »7, les libéraux et plus encore les néolibéraux considèrent que les effets chaotiques et violents de l’accident sont fondamentaux à la « loi du mouvement du libre commerce » et doivent être « protégés à tout prix de l’intervention étatique » 8. Il semblerait, en outre, que la souveraineté qui se calquait sur les mœurs de l’élite aristocratique, déchoit avec le libéralisme au niveau des gouvernés pour s’y reformer selon leur rationalité économique : elle se fait droits et contrats. En ne considérant comme réel, le seul individu calculateur de ses risques vitaux, le néolibéralisme est un gouvernement par l’exception qui fait de la responsabilisation, de la résilience et de l’adaptation individuelles, ses « arts de gouverner » tous et chacun en même temps. Nous ne vivons pas une crise du capitalisme mais un capitalisme de crise. Alors si le néolibéralisme a pour fin de gouverner le monde sans politique, il faut nous demander comme devenir ingouvernable politiquement, car attention ! les cassandres ont aujourd’hui le vent en poupe, les révolutionnaires beaucoup moins. Il est trop tard pour être pessimiste, la catastrophe est en cours, elle n’est pas à venir. Dès lors, le dilemme est certain : écosocialisme ou effondrement, ou, comme il a été dit il y a cent ans, socialisme ou barbarie !

Le néolibéralisme, où comment gérer le monde sans politique ( 1/3)

Brève généalogie du néolibéralisme : ironie de l’histoire et boucle d’asservissement

Soulignons immédiatement, l’histoire de ce gouvernement par l’exception a certes ses discontinuités et ses paradoxes, nombreux et pour la plupart nourriciers, mais aussi ses continuités. Établissons une origine, arbitraire mais éclairante. Le concept de néolibéralisme est apparu dans l’entre-deux-guerres, notamment en 1925 dans l’étude de l’économiste zurichois Hans Honegger Volkswirtschaftliche Gedankenströmungen. Dès le début des années 1930, les tentatives de fonder un nouveau libéralisme se multiplièrent. L’Institut universitaire de hautes études internationales de Genève, dirigé par William Emmanuel Rappard, y contribua de manière non négligeable. Ces efforts convergèrent en 1938, lors du colloque Walter Lippmann, au cours duquel fut discuté l’ouvrage de ce dernier, The Good Society, et où les protagonistes s’accordèrent sur le terme de néolibéralisme pour désigner leur projet. Organisé à Paris par une philosophe libéral et un industriel de l’aluminium, à une époque qui menaçait « la société libre », traduction du dernier ouvrage de Lippman. Le totalitarisme progresse alors partout. Peu de temps avant le colloque, l’Autriche a été absorbée par le régime nazi lors de l’Anschluss. Près d’un quart des participants (dont de nombreux Autrichiens) ont dû fuir leurs pays. Dans les autres pays, le libéralisme se voit également très menacé par le planisme montant. On y discute en passant les responsabilités du libéralisme et la situation de la bourgeoisie dans la crise des années 30, mais surtout on s’inquiète de l’avenir du libéralisme économique. Il était déjà en germe dans ces esprits que le « monde libre » ne pourrait plus compter sur la pente naturelle de l’histoire.

La « société libre » ne naîtra pas spontanément. Lippman ne fait plus confiance, comme les libéraux, aux « penchants naturels pour assurer le bon fonctionnement du marché et de la société ». Non, cette « société libre », il va falloir en produire le milieu et les conditions de légitimité, ce qu’il définira comme la fabrique du consentement. « La nouvelle démocratie que promeut Lippman ne relève plus du politique, puisque la question de la souveraineté se trouve de fait évacué : la source du pouvoir n’est plus le peuple, mais la science dont les résultats sont détenus et transmis aux élus par des experts »9. Leur rôle est « d’indiquer aux dirigeants comment gouverner la masse statique, amorphe et hétérogène, rigidifié par leur stéréotype, en la conduisant dans la bonne direction : celle d’une réadaptation permanente à son nouvel environnement, mobile, imprévisible et mondialisé »10. La guerre mettra un terme à cet activisme libéral et le Centre international de rénovation du libéralisme qui fût crée à cette occasion est dissout. Mais sitôt la guerre terminée, von Hayek reprend le flambeau et convoque plusieurs partisans d’une refondation du libéralisme à une réunion en avril 1947, dans l’hôtel du Parc à Mont-Pèlerin, en dessus de Vevey. La société du Mont-Pèlerin est né. La majorité du contingent est suisse.

Premier think thanks d’une longue série – qui deviendront les courroies de transmission, entre conseillers du prince et ingénieurs sociaux, du néolibéralisme –, ces réunions sont d’abord financées par le Centre patronal suisse11. Doit-on s’en étonner ? La Suisse avait jusqu’en 1960, une tradition de fonctionnement politique dit néo-corporatiste, modèle politico-économique visant à intégrer les élites économiques et, dans une moindre mesure, les syndicats aux processus décisionnels, voire à déléguer une partie de la mise en œuvre des politiques publiques aux instances privées. Dans la mesure où la situation économique de la Suisse dont les coordonnées sont la dépendance accrue à l’échange internationale, ainsi que la dimension nodale qu’elle joue dans le système financier international ( à ce jour, environ 35% du pétrole mondiale est négocié à Genève, 35% des produits agricoles, 50% du sucre et 50% du café12 ), ce modèle socio-politique implique que patrons et politiciens se « serrent les coudes » en vue de protéger la compétitivité de la Suisse dans l’économie-monde. Les penseurs néolibéraux ne pensent pas autre chose : la concurrence du marché est un facteur d’harmonisation institutionnel et même nationale. Plus, le dumping fiscal entre cantons où la réglementation publique doit rendre attractif son territoire selon les critères dictés par le marché entre tout à fait dans la ligne des politiques néolibérales.

Quoiqu’il en soit, s’ils refusent de céder au défaitisme, les économistes, juristes et autres historiens réunis par Friedrich Hayek au sein de la Société du Mont-Pèlerin sont effectivement convaincu que la société libérale souffre de graves déficiences immunitaires et que le vent de l’histoire ne tourne pas en leur faveur. Il est frappant de lire La Route de la servitude, écrit en 1946 par Hayek, pour saisir l’évolution renversante du jeu de la pratique et de la théorie dans la gouvernementalité néolibérale. Le monde qui s’y dresse est notre monde renversé. Cette description du totalitarisme où tout est planifié se lit comme une longue antiphrase de ce que le néolibéralisme sera. Un « sens caché » du néolibéralisme, tant il est vrai que le néolibéralisme effectivement à l’œuvre aujourd’hui semble être ce contre quoi vitupère Hayek, un mode de gouvernement qui assigne à tous une orientation définie arbitrairement. Dans ce livre qui est le carnaval du monde politique actuel, les méchants syndicalistes, les ignobles instances de régulations, les monopoles publics gigantesques sont en train de grignoter la démocratie libérale, pour nous renvoyer dans les enfers du totalitarisme. Dès que l’on tente de donner le moindre contenu à la démocratie formelle, un brin de conscience et de finalité à la construction de la vie en société, celle-ci devient un instrument à la somme d’une caste de « privilégiés » monopolisant les pouvoirs d’Etat. On peut y lire, comme un avertissement inconscient de ce que serait la société du marché total, « peu d’éléments du régime totalitaire sont aussi déroutants […] que la perversion du langage, la transformation du sens des mots […] La plus grande victime dans cet ordre d’idées est le mot : liberté ». Ce mot « liberté » est selon Hayek utilisé à torts et à travers par les despotes totalitaires, qui confondent « libertés collectives » et « pouvoir souverain ». Un « sens caché » s’y décrypte, livrée par les groupes dominés dans un contexte politique défavorable à la prise de parole affirmée, pour comprendre ce qui s’y joue. Et le contexte politique de l’année de publication est pour le moins défavorable à Hayek. La toison du libéralisme a été écorchée par quelques acoquinements. D’ailleurs, à cette époque, le keynésianisme jouit d’une côte qui fait jalouser dans son ombre Hayek et sa clique de truands métaphysiques. A raison, les trois décennies suivantes seront régentées par des politiques keynésiennes.

Mais, ironie de l’histoire, ce texte et la vision du monde néolibérale qu’il colporte sera brandi à la fin de cet autre pacte, celui entre le travail et le capital, conclu en 1946 lors des accords de Bretton Woods qui avait inauguré le potlatch consumériste des Trentes Glorieuses, soutenu la demande, régulé avec raison la finance et laissé le budget et l’inflation à la discrétion des gouvernements. Tout en considérant que la liberté d’association ( économique ! ) et le suffrage universel ( dont l’horizon indépassable est le parlementarisme !) font parties intégrantes du patrimoine libéral, les principaux membres de la société du Mont Pèlerin, dont les rédacteurs allemands de la revue Ordo ( ordo-libéraux ) et les collègues de Milton Friedman à l’école de Chicago, estiment que leurs captations respectives par les organisations syndicales et les démagogues met le monde libre en péril. Si ces « laboratoires de pensée » gagnent en amplitude dès les années 1930, ils ne deviennent agissants qu’en réaction aux mouvements contestataires des années 60 qui terrifient les élites en démocratisant la société. L’exemple le plus explicite de cette angoisse de l’Internationale libérale est un rapport sur la « crise de gouvernabilité » des démocraties occidentales, selon le titre publié en 1974 par la Commission Trilatérale. Il stipulait un « excès de démocratie » qui rendrait inefficient l’appareil étatique, face à la horde de « groupes d’intérêts spéciaux » qui avaient eu l’audace de s’affirmer politiquement13.

L’opérationnalisation de cette doctrine sera entamée durant les années 70, notamment sous les gouvernements de Margaret Tatcher en Grande-Bretagne et Ronald Reagan aux Etats-Unis. Répétons-le, cette décennie – celle des premiers « No Future » – représente une époque étrange, faite d’illusions perdues – « la fin des grands récits » – et d’effacement proclamé de l’histoire, durant laquelle fût accomplie la concrétisation politique du néolibéralisme. Période déstabilisée par la polarisation du système internationale, devenu polyarchique mais toujours dominé par le dollar, et troublée par l’émergence des « nouveaux mouvements sociaux » ( féminisme, lutte pour les droits civiques, écologie…), l’informatisation, la puissante urbanisation, le développement technologique, etc… au cours de laquelle politiciens, élites de la finance et utopistes technologiques, plutôt que de faire face à la complexité du monde, l’ont résumé à la simplicité des lois marchandes, rêvant par là le rêve millénariste de clore l’histoire. Et nous y avons tous crû, car la simplicité était rassurante. Mais ce repli dans ce monde de faux-semblants a permis aux forces les plus destructrices et les plus sombres de festoyer et de croître à l’abri du regard.

L’instauration du néolibéralisme apparaît rétrospectivement sous les traits d’une pernicieuse contre-révolution dont les fomenteurs ( dont nous éplucherons quelques dossiers), voyant se dissoudre leur pouvoir par des effets imprévisibles des politiques keynésiennes et du plein-emploi, s’horripilant devant la force croissante du mouvement communiste et syndical et s’insurgeant des mouvements contestataires qui politisait les hiérarchies culturelles, ont lancé un double mouvement afin de dissoudre le demos. Celui d’hétéro-réguler les instances publiques afin que le gouvernement privé puisse s’auto-réguler, ce qui revient à transférer la chose publique, les biens publics et finalement la souveraineté politique elle-même dans les mains du privé.

Avec septante quatre ans d’écart, on conçoit que le totalitarisme est ailleurs. On conçoit qu’à l’Etat total craint en 1946, le néolibéralisme a opposé un marché total qui s’auto-réalise à chaque instant par des processus algorithmiques qui totalisent l’information et informent le spectre des choix à prendre, sous la gouverne d’un Etat techno-managérial soucieux de la bonne rétroaction des boucles. La crise de gouvernabilité des sociétés occidentales a précipité l’émergence d’un « libéralisme autoritaire », c’est-à-dire un « autoritarisme socialement asymétrique ». « Tout «dépend à qui il a affaire : fort avec les faibles, faibles avec les forts »14. Dans le même sens, le planisme n’est un problème pour les néolibéraux seulement s’il est dirigé par des intérêts à longs termes – ce qui est impossible dans un régime actionnarial, répondant aux échéances financières – et établis démocratiquement – ce qui contreviendrait au principe de gouvernance. Dans la gouvernance néolibérale, la seule autonomie est celle du « comment », les fins viennent d’en haut. Pour les néolibéraux, si l’on avait enfin laissé faire le marché et universalisé les normes de la « libre entreprise », rien de l’atroce du nazisme ne serait arrivé. « Nazisme » et « libéralisme » ne sont qu’abstraction dans l’immanence radicale du Capital. Versatilité du capital qui bascule du côté de ceux qui défendent la survaleur et partant sa reproduction.

Dernière anecdote sur ce spectre totalitaire de la néolibéralisation du monde. Deux ans après le coup d’etat chilien, en 1975. Milton Friedman et leur « Chicago Boys » – comme on appelait les managers chiliens formés aux Etats-Unis -, conseillent à Pinochet de mener une « thérapie du choc », qui après la table rase de la régulation socialiste d’Allende, pourrait réaliser le projet d’une société régie par le marché. De son côté, Hayek, qui connaissait les déclarations de Schmitt, juriste hallucinant et hallucinant nazi, au patronat allemand durant l’ascension du Reich, selon lesquelles un Etat total gisait au fond de la démocratie que devait combattre une autre forme d’Etat total, où « entre {lui} et le marché, s’intercalera un domaine intermédiaire régit par l’auto-gouvernement privé de grands corps patronaux »15, déclare sans ambages à une journaliste pro-Pinochet du Mercurio qui, en 1982, lui pose l’anodine question « que pensez-vous des dictatures ?» Très bonne question, dissertons un peu : « Eh bien je dirais que, en tant qu’institution à long terme, je suis totalement contre les dictatures. Mais une dictature peut être un système nécessaire pendant une période de transition. Il est nécessaire pour un pays d’avoir, pendant un certain temps, une forme de pouvoir dictatorial. Comme vous le comprendrez, il est possible pour un dictateur de gouverner de manière libérale. Et il est également possible qu’une démocratie gouverne avec un manque total de libéralisme. Personnellement, je préfère un dictateur libéral à un gouvernement démocratique sans libéralisme »16. Le fouet, ou la liberté du marché ! Pas tout à fait, nous prévient Friedman, « le Chili, ce fût l’exception, pas la règle ». Ailleurs, le néolibéralisme, destiné à triompher, triomphera. Sans la force brute. Non, avec une bien plus grande force, celle de l’idéologie invisible, du soft power à la soft law, se répandant à travers dispositifs technologiques, normes managériales, équations « coûts/bénéfices », gestion des risques, indexation de l’épargne des petits épargnants sur les cours boursiers… Plus besoin de propagande, ni de grands discours, il suffit de s’adresser à ceux qui agissent sur les actions, afin d’administrer numériquement la société selon les instruments politiquement partial du marché. Ici, commence l’acte politique intense de dépolitisation de l’économie. Le réel devient idéologique, et « l’idéologie ne cherche plus à masquer l’écart entre la norme symbolique et le réel : elle prétend parler au nom du réel ». Ici, « l’idéologie bourgeoise fusionne avec l’idéologie totalitaire dont la velléité était d’absorber l’ensemble de l’espace social dans un principe unique d’ordonnancement du réel ». A la manière de l’idéologie totalitaire, l’idéologie invisible est donc en mesure de d’estomper les divisions fonctionnelles de l’idéologie bourgeoise ( société civile / Etat, privé/public, interne/externe…).

Ceci explique la versatilité du capital, exemplifiée par ce passage du camarde Lazzareto décrivant la transition sans frottement du gouvernement brésilien de Lula à celui de Bolsonaro. En incluant les couches les plus faibles dans le giron de la finance et de la dette, créant une relation de dépendance entre le débiteur et son créditeur, le Parti travailliste brésilien a facilité la privatisation des services puisque « la privatisation de la création de monnaie, dont découle toute les autres privatisations », ouvrant à un « socialisme de la carte de crédit » où agirait de « nouvelles identités sociales ». Sauf que « l’inclusion par la finance n’a pas subverti les structures sociales et productives fortement inégalitaires, elles les a au contraire, reproduites », car la distribution par le crédit n’a produit qu’une inclusion superficielle au marché. « Le néolibéralisme n’est pas arrivé à la fin des mandats de Lula ; l’ironie a voulu qu’il soit cultivé par le parti des travailleurs ». Mais l’homme blanc et endetté, accusant cette inclusion même de son malheur, « a trouvé l’espace politique pour se manifester ». Et de conclure, « la micro-politique du crédit a crée les conditions d’une micro-politique fasciste »17. Le néolibéralisme est foncièrement apolitique.

Dans un monde où c’est la « capacité organisationnelle de la firme – qui repose sur un savoir technique permettant le contrôle managérial du procès de travail – qui devient le facteur de production déterminant {…} le travailleur devient un simple appendice de la machine ». Où « la globalisation a institué le capital en réel sujet historique de la modernité capitaliste, et la valeur comme norme universelle de régulation des pratiques », le « capital rejoint son concept, il se fait le Sujet, qui communique la valeur de manière autoréférentielle en vue de s’autovaloriser »18, tels les dispositif de trading haute fréquence ( HTF) qui ont pour seule fonction de jouer, dans un espace global financiarisé et en une nanoseconde, sur des différentiels de prix et ainsi, par des marges infimes, créer des bénéfices irréels, au double sens de mirobolant et d’immatériel. Le totalitarisme est ailleurs, dans cet alien à deux têtes, de l’abstraction marchande et informationnel. Johann Chapoutot, historien ayant écrit un livre, Libres d’obéir, dévoilant les parallèles entre le management et le Menschenführung nazi, ne dit pas autre chose : « La conception du sujet humain commence par le sujet allemand, ce qui est une conception profondément réifiante et utilitariste. Le sujet humain n’a pas de valeur absolue, mais relative, c’est-à-dire référé à sa productivité, à sa performance, à sa rentabilité. Autrement dit, en tant que sujet humain, vous n’êtes pas digne de vivre, en soi » : une « vision objectifiante, chosifiante et relative du sujet humain » intrinsèque aux sciences de gestion des « ressources humaines ». Aujourd’hui, le libéralisme économique des Lumières atteint un tel degré de contradiction qu’on ne sait plus comment le nommer. Peut-être simplement, « capitalisme hardcore en auto-gouvernance et chemise à fleurs ».

S’économiser le politique et déminer le conflit

Dans les années 70 en occident, la classe dominante se dit que si femmes hystériques, étudiants en mal d’être et noirs non-méritants se politisent, c’est qu’ils jouissent de la même autonomie que l’élite politique et technocratique par rapport aux nécessités économiques. Le plein-emploi garantit une marge de manœuvre politique aux travailleurs. Ces nouvelles aspirations font bouillonnés les usines et le travailleur « risque de déplacer sa frustration en participant à des mouvements sociaux ou politiques radicaux »19. Devant ces éhontées pratiques de démocratisation des rapports sociaux, et de leurs enjeux relatifs, il fallait réagir. Contre-révolution ! criera-t-on. Réagir signifiera disjoindre le capitalisme de la moral libéral, voulant que l’interdépendance au fondement de la société soit médiatisée publiquement et politiquement. Le néolibéralisme au fond n’est qu’un éventail de technologies de pouvoir très modernes au service d’un mouvement de réaction politique, d’un contre-mouvement d’exacerbation de la force de ceux qui dépendent du profit. Et comment ! Les Mont-Pélerinistes se donnent pour mission de conjurer les ferveurs révolutionnaires, mais surtout de remédier aux politiques de compromis social d’inspiration keynésienne qui, à force d’enrayer les mécanismes d’ajustement automatique des marchés, légitiment l’intrusion des pouvoirs publics dans l’économie ce qui a pour conséquence, selon eux, de brouiller les signaux que les prix envoient aux agents économiques. Ah, tout ce grain, ce bruit, ces restes et résistances ! En 1990, leurs soucis ne se sont pas estompés. S’étant gargarisés un temps de l’effondrement du communisme, les néolibéraux ne cèdent pas sur leur craintes de voir ressurgir une régulation a priori de la production et du travail. Un des présidents de la société du Mont-Pèlerin, Antonio Martino, les mets en garde : il faut d’autant moins se satisfaire de la fin du communisme, déclare-t-il, qu’il existe désormais le risque d’une « nouvelle vague d’étatisme » qui serait cette fois « avant tout fondée sur l’environnementalisme ». Le « monde libre » est menacé, depuis deux décennies maintenant, par des atteintes à la « libre entreprise » : la pénétration du public dans les affaires privées est à leurs yeux le début d’un « éco-terrorisme »20. Le terrain de la lutte doit être aménagé dans leur domaine : l’économie, cette science, dont plus on affirme sa dureté, plus elle réduit l’homme à un maillon dans un maillage.

A cette fin, ils vont élaborer divers arts de gouverner destinés à créer une « société régie par l’économie »21, ce qui, contrairement à l’opinion habituelle, suppose moins de soustraire la vie économique aux interventions des pouvoirs publics que d’amener ceux-ci à gouverner dans l’intérêt des marchés. En poussant les gouvernants à protéger les dynamiques du marché, les néolibéraux ne dynamitent pas seulement les protections sociales acquises du pacte fordiste qui devait apaiser les esprits dans la consommation. Ils tentent de dissoudre la conscience des luttes, en dissolvant les lieux de politisation du travail, en dézinguant les syndicats. Ceux-ci représentent aux yeux du patronat, à la fin des années 70, une double menace : ils sont encore assez forts pour décrocher une augmentation de revenu, mais plus assez pour discipliner les ouvriers qui s’en vont faire entendre leur droit en dehors de la sphère entrepreneuriale. Comme le dit Machlup à ses amis du Mont-Pélerin, « la paix industrielle est quelque chose que nous devons redouter, car elle ne peut être achetée qu’aux prix d’un distorsion accrue de la structure des salaires ». Ah, toujours ces distorsions, qui résistent à la cybernétique de la valeur du travail abstrait ! A partir du milieu de ces années-là, aux Etats-Unis, se développe une activité florissante d’un nouveau genre de consultants, les « unions busters » ou « flingueurs de syndicats ».

En réalisant ce contre-mouvement de libération des forces du marché, les réformateurs néolibéraux se proposent de créer un environnement juridique et institutionnel où les mandataires de la souveraineté populaire ne seront plus tentés d’obtenir les faveurs de l’électorat en sacrifiant la vérité des prix à ses revendications. Parmi les mesures affectées à cet objectif figurent les dispositions constitutionnelles interdisant ou limitant les déficits budgétaires – mesure connue sous le nom de « règle d’or » européenne –, la dévolution de la politique monétaire à des banques centrales censément indépendantes mais néanmoins mandatées pour conjurer l’inflation ( qui avaient soutenu les salaires durant la période keynésienne), la privatisation de tous les services publics dont le financement est susceptible d’intéresser les investisseurs privés. Outre ce constitutionnalisme marchand, rendre caduque le conflit politique, selon les intellectuels affiliés à la Société du Mont-Pèlerin, nécessite aussi ce que l’un d’eux appelle la « déprolétarisation » de la société, en incitant chaque individu à mener sa vie comme on dirige une entreprise et ce faisant, à leur retirer la conviction qu’ils appartiennent à une classe sociale dont les intérêts s’opposent à ceux des entrepreneurs22. On le voit ici, la neutralisation du conflit politique a été opéré par une « économisation » de la vie humaine dans son ensemble, d’où le « there is no alternative » de Margaret Tatcher une décennie plus tard.

D’un point de vue politique, la mouvance néolibérale peut être décrite comme une tentative d’inversion du contrat social libéral, où la souveraineté individuelle était un prérequis à la souveraineté collective et devait donc être protégé contre les forces du marchés et organisations non étatiques. Tel que l’explique Wendy Brown dans son livre Défaire le dèmos : Le néolibéralisme, une révolution furtive, « l’hégémonie d’ Homo economicus et l’ « économisation » néolibérale du politique transforment à la fois l’Etat et le citoyen : figures de la souveraineté politique, l’un et l’autre se convertissent, dans leur identité et leur conduite, en figure de l’entreprise financiarisée […] Il est évident que la gouvernance substitue aux critères libéraux classiques ( justice, protection des citoyens, équilibrage des intérêts divers ) des considérations relatives à la croissance économique, à la compétitivité et à la côte de crédit ».

Les économistes néolibéraux au premier rang duquel le prix Nobel d’économie en 1986 James M. Buchanan, père de la théorie des choix publics qui dénoncent l’inefficacité de l’Etat – réduit à une plateforme de redistribution économique, et le système électorale à un marché de candidats. Ils prônent donc une réduction des dépenses publiques, estiment que l’adoption des politiques gouvernementales n’est pas motivée par l’intérêt collectif mais par les intérêts particuliers de différents groupes sociaux. Etat algébriquement coupable de transférer les profits d’une minorité qui s’auto-qualifie de productrice, à une majorité d’acteurs rationnellement apolitiques et paresseux qui tyrannisent l’Etat comme un frère sa petite sœur, pour arracher les fruits des plus méritants, c’est-à-dire redistribuer les richesses. Sous cette théorie, une peur, celle que les profits ne suivent plus un trajet ascendant, mais horizontal… Dans cette camera obscura néolibérale, la « tyrannie de la majorité »23 sert d’épouvantail au fait que la démocratie libérale n’a, dans son histoire, qu’épisodiquement été élaboré par une majorité politique, le vote restant de fait stratifié socialement. Autre renversement de perspective, les politiques sociales créent des « incitations négatives » en subventionnant les mères célibataires, les chômeurs et ainsi récompense la dissolution sociale. « Plus on subventionne la pauvreté, plus il y en a ». L’Etat est dépeint comme une « industrie de la dépendance » qui profite aux fonctionnaires et bureaucrates et permet à certaines populations de se reposer sur le dos des autres. La seule manière de réduire la pauvreté est la croissance économique rendue possible par la globalisation. La seule justice sociale est donc le respect des droits de propriétés et la sécurité est du ressort privé24. CQFD.

Malgré le ridicule d’une telle doctrine, sa reformulation sous le nom de New Public Management est aujourd’hui incontournable dans les écoles d’administration et les corps régaliens. Pourquoi ? Cette hybridation des normes marchandes et étatiques trouve en réalité ses racines dans « la révolution managériale », dont l’introduction fût une revanche des brasseurs de capitaux et des rentiers sur les managers d’antan, ceux que l’on appelait sous le fordisme, les « capitaines d’industrie » et qui détenaient des connaissances de gestion et d’organisation dont le monopole fit craindre leur émancipation ou pire, leur préoccupation réelle pour la vie entrepreneuriale. L’incrémentation du management post-fordiste dans les entreprises se fit en deux temps. Au départ, il s’agissait de faire sauter les monopoles des managers en instaurant un mécanisme de concurrence nouvelle entre eux par le création d’un marché de pouvoir ( market for corporate control ), offrant à l’assemblée des actionnaires – et surtout les managers de fonds d’investissement – la possibilité de choisir et de « remplacer les équipes dirigeantes en fonction de leur aptitude à valoriser le capital qu’elles gèrent » ; ensuite, de créer un lien d’allégeance entres ces équipes dirigeantes et les actionnaires, en instaurant des récompenses sous formes de stock-options et en cooptant les managers à l’actionnariat grâce à l’indexation de leurs revenus sur la « valeur actionnariale » de l’entreprise. Ceci a eu pour effet politique que « l’implication des gouvernements inspirés par la doctrine néolibérale dans la transformation du métier de manager [n’a pas tardé] à modifier la portée de leur propre politique économique »25, les faisant se rejoindre sur l’intuition « que la contribution des pouvoirs publics à la prospérité de leur pays doit consister à le rendre attractif aux yeux des investisseurs ». La « valeur actionnariale » devint l’étoile polaire autant des gouvernants que des élites économiques et de la communauté des épargnants. Elle avait cette force, fixer un horizon économique commun, tracé par le capital d’argent, par l’intermédiaire des managers publics et privés.

La théorie de la valeur actionnariale est un idéal-type de la programmatique néolibérale. « Un mouvement qui ne consiste pas à faire coïncider les énoncés au réel, mais le réel aux énoncés », « mouvement non pas de vérification » mais de « vrai-ification». Dans une économie financiarisée et une société de l’information, il existe un « gouvernement du capital : il y a du méta-gouvernement qui gouverne les gouverneurs. {Un projet à opérationnaliser où} il n’est pas nécessaire de persuader la masse des gens. La force de genre de théorie n’est pas d’ordre idéologique. {…}. Il suffit d’avoir l’oreille des maîtres d’œuvre »26. Magique automatisme qui ne sert que ceux qui l’ont rendu automatique.

Si la valeur actionnarial agit à distance par le biais d’une boucle d’information qui assure la performance et donc la durée d’une firme, le marché total est total dans la mesure où il privatise les processus de totalisation de l’information et donc d’institutionnalisation que l’Etat avait pour tâche d’accomplir. S’il y a du méta-gouvernement pour les néolibéraux, c’est qu’il y a du méta-système pour les cybernéticiens. Cette théorie-programme est symptomatique de la transformation du régime disciplinaire fordiste, en régime de contrôle post-fordiste : la gouvernementalité tire non plus sa force de contraintes, mais d’un « tableau de bord numérique » qui en libérant les capitalistes d’argents, enserre par cascade tous les échelons de la hiérarchie, des managers aux ouvriers. La gouvernance a fini par trouver la solution à la question qui la traversait : « comment gouverner sans gouvernants, comment instituer des formes de méta-contrôle telles que, quoiqu’ils aient pu bien vouloir au départ, ils n’aient pas d’autres options, une fois en place, que de faire ce qu’il sont censés faire », à savoir prendre les bons risques, ceux qui engrangent du profit.

Dans la vision du monde néolibérale, il existe non seulement aucunes alternatives envisageables mais plus de négociations possibles : il n’y a pas de vie en dehors de l’économie de marché. Ni ordre d’un côté, et chaos de l’autre, ni concurrence, ni coopération, mais renforcement mutuel de ces deux entités dans ce que Deleuze appelle « capitalisme d’Etats ». Le pluriel est important. Il signale aussi la transnationalisation de certaines fractions de classes de la bourgeoisie financière et politique, concomitante à ce phénomène. La Suisse aussi est traversée par ce phénomène sociologique. Comme le souligne André March, « les deux dernières décennies du XXe siècle ont bouleversé les structures et le mode d’organisation du capitalisme helvétique, redéfinissant le champ des élites. L’internationalisation croissante des activités des firmes et le rôle toujours plus important des marchés financiers ont contribué à faire chuter les interconnexions entre les firmes, à accroître la distance entre les champs politique et économique et à favoriser l’émergence d’un nouveau mode de production et de légitimation des dirigeants »27, celui du management public.


1 Marx, Karl, Préface de la Contribution à la critique de l’économie politique, p. 42, Editions sociales, 2012

2 Harribey, Jean-Marie, Le trou noir du capitalisme, Le Bord de l’eau, 2020

3 La cybernétique, sciences des systèmes, se veut une science fondamentale, comme la philosophie autrefois. La première école cybernétique reposait sur l’analogie entre le système nerveux et les flux d’information de l’environnement perceptif de l’individu. La seconde école tablait plus explicitement sur l’analogie entre système nerveux et ordinateur. Ce dernier n’est pas tant considéré comme un double du cerveau, une « intelligence artificielle » dirions-nous aujourd’hui, que comme un méta-système capable de subsumer tous les autres systèmes. Le fondement de la cybernétique est l’idée que « vivre, c’est vivre avec l’information adéquate » à son environnement et que le contrôle de l’information est la condition nécessaire à la communication et in fine à stabilité du système. Autre découverte de cette science : l’homme n’est qu’un animal, mais pas n’importe lequel, un «animal politique », fondamentalement dépendant et orphelin, qui se meut dans l’ « entropie universel », selon le terme de son fondateur Norbert Wiener dont le premier livre était intitulé Cybernetics, or Control and Communication in the Animal and the Machine, et le second The Human Use of Human Beings.

4 En fait, l’économie, contrairement à l’écologie, est presque toujours un régime, au sens d’un régiment, qui agit sur les corps et partant les esprits afin de les contrôler. Taylor se battait déjà contre la « flânerie » des travailleurs et Andreas Malm nous montre combien le passage de la force hydraulique à la machine à vapeur et à charbon n’est pas dû à une logique technique ou économique mais à une logique social de contrôle de la force de travail qu’il s’agissait de mieux concentrer dans les villes

5 Le célèbre slogan politique TINA ( « there is no alternative » ), déclaré en 1990 par Margaret Tatcher signifie que le marché, le capitalisme et la mondialisation sont des phénomènes nécessaires et bénéfiques et que tout régime qui prend une autre voie court à l’échec.

6 Fisher, Mark. Le Réalisme capitaliste, éditions Entremonde, 2018, où il perçoit la subsomption du réel dans le régime de vérité du capital

7 Cooper, Melinda. Insecure Times, Tough Decisions: The Nomos of Neoliberalism. Alternatives: Global, Local, Political, vol. 29, no. 5, 2004

8 Ibid.

9 Rappin, Baptiste. L’impératif de l’adaptation : la soumission du droit, de l’économie et du management à l’imaginaire de la biologie moderne, en ligne : http://www.juanasensio.com/archive/2020/04/13

10 Stiegler, Barbara. «Il faut s’adapter». Sur un nouvel impératif politique, Éditions Gallimard, coll. nrf essais, 2019

11 Supiot, Alain, Du gouvernement par les lois à la gouvernance par les nombres, Cours au Collège de France (2012-2014) Fayard, 2015

12 Kuntz, Joëlle. Genève : une place financière, Editions Slaktine, 2019

13 A ce propos, voire le documentaire L’Encerclement, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=SkdwB9qZVoA

14 Chamayou, Grégoire. La société ingouvernable : généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique, 2018

15 Schmitt, Carl. « Starker Staat und gesunde Wirtschaft : ein Vortrag für Wirtschaftführern » in Volk und Reich Politische Monatshefte für das junge Deutschland, 1933

16

17 Lazzarato, Maurizio, Le capital déteste tout le monde : fascisme ou révolution, Editions Amsterdam, 2019

18 Ouellet, Maxime. Capitalisme cybernétique : révolution culturelle permanente du capital, Edition Ecosociétés, 2019

19 Chamayou, Grégoire. La société ingouvernable : généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique, 2018

20 Cité par Audier, Serge, L’âge productiviste : hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques, La Découverte, 2017

21 Comme il est écrit sur le site internet de la société du Mont-Pèlerin

22 Féher, Michel, Le Temps des investis : essai sur la nouvelle question sociale, La Découverte, 2017

23 Concept que l’on peut entendre, avec la « neutralité axiologique » de bon aloi, en cours de politique publique à l’université de Lausanne par un professeur dont on ne dira pas le nom mais qui sévit toujours.

24 Expressions utilisés par un économiste néolibéral dans le documentaire L’Encerclement

25 Féher, Michel, Le Temps des investis : essai sur la nouvelle question sociale, La Découverte, 2017

26 Chamayou, Grégoire. La société ingouvernable : généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique, 2018

27 Mach, André, Thomas David, et Felix Bühlmann. « La fragilité des liens nationaux. La reconfiguration de l’élite du pouvoir en Suisse, 1980-2010 », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 190, no. 5, 201

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