L’artiste, pour Albert Camus, se doit d’être « embarqué dans son époque ». Alors que la bourgeoisie s’attèle à brûler les navires et à noyer l’horizon, PNL sillonne l’océan, à la nage. Retour sur ces phénomènes du rap français, rescapés d’un art populaire sciemment laissé à la dérive.
L’état libéral est un mur, un mur immense qui étend ses institutions mutilantes jusqu’aux portes de notre cœur. Cependant, des cicatrices lézardent le corps de ce monstre froid. Se rencontrer, s’organiser, se lever, bloquer, casser ; ce sont autant de roses noires qui germent dans ses rides ruisselantes et qui le feront s’effondrer à nos genoux.
En avril 2016, survolant la Seine et son âme vagabonde, un parfum brûlé d’espoir a sillonné Paris. Nuit Debout, né sur les cendres encore chaudes du Code du Travail, a remué pendant plusieurs semaines les trop paisibles sommeils de la capitale française. Si le mouvement s’est rapidement éteint, reste sur la peau écorchée de Paname ce même tatouage répliqué sur chacun de ses membres : Le Monde ou rien, slogan que Nuit Debout a pêché dans la discographie de PNL.
« Mes gouttes de sueurs ont l’odeur de l’Enfer »
Rapide remise en contexte. PNL est un groupe de musique composé des frères Tarik (Ademo) et Nabil (N.O.S) qui a révolutionné le rap français1 en popularisant le cloud rap2 dans la sphère hexagonale. En 2015, les Parisiens tournent leur premier clip dans la grise poussière des Tarterêts, en Corbeil-Essonnes. Début 2019, PNL privatise la Tour Eiffel pour annoncer la sortie de son quatrième projet musical, réalisant au passage 14 millions du vues en 48 heures, chiffres historiques. L’ascension est pour le moins fulgurante ; en moins de quatre ans, les deux frères ont conquis Paris.
Si l’instrumentalisation du rap dans le champ politique est fréquente, l’adoption du titre de PNL par Nuit Debout révèle une atypie. Pour la comprendre, rappelons que le rap francophone gravite principalement autour de deux pôles. Le premier, étiqueté rap conscient, s’articule autour de paroles engagées et politiques qui forment le cœur d’une chanson. Quant au second pôle, la priorité est mise sur l’instru, tandis que les paroles, souvent dépolitisées, enveloppent la musique et ne représentent pas une fin, un but en soi. Elles sont mises au service de l’instru. Si PNL clive tant, il y a bien un point sur lequel ses détracteurs et ses admirateurs s’accordent ; l’œuvre de Tarik et Nabil ne se veut pas politique. C’est pourtant Le Monde ou rien que le mouvement a porté sur ses étendards à travers les rues de Paris.
Un autre évènement nourrit ce paradoxe. Le rap conscient prône l’émergence d’une (r)évolution sociale depuis de longues années (« qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ? » scandait NTM en 1995). Ce soulèvement populaire tant attendu est finalement advenu. Si certains l’espéraient rouge ou noir, c’est finalement drapées de jaune fluo que ses vagues hurlantes ont déferlé sur la France. Pour autant, c’est essentiellement la frange la moins politique du rap français qui a apporté son soutien aux Gilets Jaunes3. Comment expliquer cette inversion ?
Derrière ses voix vocodées et sa nappe électro, PNL détient une partie de la réponse. En plongeant dans l’univers brumeux des deux frères, nous observerons qu’à travers le rapport qu’ils entretiennent vis-à-vis du monde politicien, des institutions, du carcan libéral et bourgeois et de la crise écolo-climatique, la plume de Tarik et Nabil trace, à l’encre noire, les contours d’une subversivité politique rare dans le rap francophone.
« J’suis à 91 mille lieues sous la merde »4
PNL dépeint une jeunesse éclaboussée de misère, écartelée entre un matérialisme luisant mais impossible à assouvir, un nihilisme errant et un désir de paix et de stabilité irréconciliables. PNL, pour Peace and Lovés5, sont les porte-voix d’un génération échouée sur les plages d’un monde où les écumes argentées ont lissé les douces écorchures du sable, tandis que les châteaux, brillant à l’horizon, ressemblent à des mirages.
Dans le ciel rongé d’obscurité des deux frères brillent deux lunes : la paix et l’argent. Ces deux quêtes s’avèrent rapidement incompatibles. Nabil, en quatrième année de commerce, doit interrompre ses études faute de moyens. Il s’associe avec Tarik et montent ensemble un réseau de deal. Ce basculement contraint vers l’illégalité (« Dites à la Juge qu’on l’a fait pour survivre ») cloue leurs ombres dans une nuit nue brûlée d’or. À mesure que les deux frères vendent de la drogue, c’est leur désir de paix qui s’envole en fumée. (« Igo6, on est voué à l’Enfer / J’ai compté jusqu’à m’en brûler les ailes »).
Pour amorcer cette analyse, notons que les textes de PNL sont avares en références envers la politique7. Un éclair brise cependant le silence des deux frères : « Président, dans l’hall j’ai vu l’iencli8 voter blanc ». L’injonction Président nous alerte sur le caractère politique de cette phrase. Voter blanc comporte trois degrés de lecture. Primo, un client achetant de la cocaïne (ce que vendait Tarik). Secundo, un vote abstentionniste. Tertio, un soutien en faveur des Blancs, en faveur du système de domination des Blancs qui régit nos société. Ce dernier sens peut paraître capillotracté. Il fait pourtant sens ; le iencli, généralement blanc, et le vendeur, généralement non-blanc, sont acteurs d’un rapport social où le second est financièrement soumis au premier. Dans ce vers, PNL parvient à superposer les trois sens et tire un constat lucide : le système (politique) tel qu’il est construit favorisera toujours la perpétuation de ce rapport de pouvoir en faveur des Blancs, qu’on vote, qu’on s’abstienne ou qu’on fasse quelque chose qui paraisse, à première vue, hors de la politique. En quelques mots, l’horizon s’est éclairci.
Surinterprétation ? Peut-être. Mais peut-être pas. Un petit détour dans le passé fracturé de Tarik et Nabil s’impose. Ils ont grandi avec leur père, André Andrieu (« Papa qui m’éduque, la haine qui m’élève / Pas besoin des bras d’une femme, j’connais pas ceux de ma mère »). Cet ancien braqueur était une figure locale importante. Alors que Tarik et Nabil étaient encore des enfants, il gérait une association qui venait en aide aux plus défavorisés de leur cité des Tarterêts. A cette époque, André Andrieu fréquentait notamment un certain Serge Dassault, qui briguait le poste de maire de la région. Afin de s’attirer les faveurs des quartiers les plus précarisés, le milliardaire français effectuait des dons à l’association du père de Tarik et Nabil. Cet échange de bons procédés a finalement tourné en eau de boudin ; André Andrieu réclamait de l’argent à un Dassault qui s’est vu exclure des élections pour dons d’argent à la population. L’échange musclé entre les deux hommes est d’ailleurs diffusé en caméra cachée sur Mediapart. Si l’affaire fanera rapidement dans la sphère médiatique, l’atmosphère dans lequel vont grandir Tarik et Nabil sera parfumée de cette haine contre Serge Dassault, et contre ce et ceux qu’il représente (« Igo on veut la ville, boire le sang du maire / chez moi le maire est le nerf de la guerre »).
Dernière entorse avant d’entrer dans le vif du sujet. L’énoncé Le monde ou rien, au-delà de la punchline aiguisée, possède une signification politique forte : nous ne revendiquons rien. PNL prend ses distances avec le rap conscient revendicateur et plonge sa plume dans des océans plus subversifs encore. Car « revendiquer, c’est déjà s’être soumis. Revendiquer, c’est s’adresser à une puissance tutélaire aimable, à un débonnaire bienfaiteur.9 ».
« J’me défonce pour me rappeler, j’me défonce pour oublier »
Vis-à-vis des institutions libérales, PNL façonne un message de rupture profonde. Les originaires des Tarterêts fuient les critiques fonctionnelles10 qui ont la fâcheuse tendance d’affermir les institutions. Par exemple, lorsque Nekfeu soulève l’épineuse problématique du délit de faciès11, sous prétexte de défendre les Noirs et les Arabes, il renforce l’existence du contrôle d’identité par la police, contrôle d’identité qui créera de facto un délit de faciès, puisque nous vivons dans un système politique de domination des Blancs qui vise à exclure les non-Blancs. Nekfeu marque un auto-goal. La question politique cruciale n’est pas de savoir que les Noirs et les Arabes se font plus souvent contrôler que les Blancs, mais pourquoi la police a-t-elle le droit de nous contrôler et comment y mettre fin.
Ademo, dans Kratos, clame : « Ounga, ounga, nawa, je souris car j’connais déjà le sort de cette juge qui me condamne ». ». Il ne s’agit pas de contester les jugements de la justice, de critiquer son impartialité ou l’inefficacité de ses actions12, il s’agit de la nier. Le Ounga, ounga, nawa (cri animal) fait écho au silence des militants anarchistes face à une justice jugée illégitime. Le sourire d’Ademo est un moyen sarcastique de s’extraire du jugement. Par deux moyens, il se situe sur un autre plan que la juge : d’abord avec la distinction animal / humain, puis lorsqu’il affirme qu’il connait le sort de cette juge qui le condamne, en opposant un jugement futile sur Terre et le jugement de Dieu. Tarik estime que le simple fait de servir cette justice, de l’exécuter, c’est faire le mal aux yeux d’Allah. Ainsi, c’est toute l’institution dans son entièreté, qui est remise en cause.
Concernant les médias, Ademo règle la question en une punchline : « on a shlassé13, tiré, vendu, pour manger. Fuck vos interviews j’aurais pu passer dans vos reportages de chiens ». Depuis le début de PNL, les deux frères n’ont pas octroyé le moindre interview.14
Tarik et Nabil sont complétement indépendants : ils s’occupent eux-mêmes de l’aspect marketing, ils s’auto-produisent grâce au label QLF records qu’ils ont créé, leurs clips sont tournés par leurs proches, etc… Cette non-dépendance à des structures étrangères leur garantit une liberté totale dans leur démarche artistique.
Si la police agite fréquemment les viscères des rappeurs, PNL en parle très peu. Si ce n’est un vers de N.O.S (« La haine pour les keufs »), elle s’apparente à un décor presque végétal dans le monde peint par les deux frères (« J’prends le rain-te, devant les bacqueux »).
Dans Porte de Mesrine, Ademo clame : « la prof m’a dit tu veux faire quoi plus tard. QUOI ? Comme Zizou, sur l’terrain15 ! ». L’exclamation QUOI ? dénote le décalage flagrant entre la conception idéalisée de la professeure et la conception lucide de l’élève, conscient que les deux seules issues à ce déterminisme professionnel que tend à embrasser son futur, la carrière footballistique et la vente de drogues.
Ce cri de désintérêt envers les institutions contient une subversivité politique très forte. Au Vivre sans ? posé par Frédéric Lordon, PNL répond par l’affirmative, un joint dans la main, le monde dans l’autre.
« Il y a de la richesse dans nos âmes, il y a de la misère dans nos yeux »
La sociologie démontre comment les classes dominantes parviennent à imposer leurs goûts et leurs codes culturels au reste de la population en les faisant passer comme objectivement meilleurs. L’école joue un rôle prépondérant dans ce large processus, avec l’apprentissage du vrai français, de la bonne musique, des comportements adéquats à reproduire, etc…. 16 A ce titre, il n’y a pas plus ridicule que lorsque cette même école se défend d’aiguiser un regard critique ; c’est dans son essence même de ne pas le faire. Certains porte-paroles du rap conscient, issus des classes populaires, prouvent l’efficacité de cet enrôlement structurel : Nekfeu cite Maupassant, Jack London, Milan Kundera ou David Lynch, Georgio intègre Baudelaire, Arthaud, Céline ou encore Maïakovski dans ses textes, Médine loue la prose d’Hugo et la poésie de Rimbaud et de Verlaine17, etc.. Ajoutons que les rappeurs conscients écrivent, dans leur quasi-majorité, dans un français littéraire irréprochable.
PNL, sur ce point, est à nouveau dans une démarche de rupture. Tarik et Nabil ont construit leur univers musical sur leur réel. Ils écrivent dans un français submergé d’onomatopées, de verlan et d’argot. Ils puisent leurs références dans la pop culture, dans les jeux vidéo, dans les Walt Disney qui les ont bercés, dans les films de Gangsters qui les ont touchés. Les Parisiens refusent cette mutilation du réel qui se produit sur la scène politique. Ils rompent avec la hiérarchisation imposée par les mains bourgeoises de l’Education Nationale et utilisent les codes populaires, leurs codes, pour s’exprimer et peindre leurs existences. Bourdieu écrit que « l’idéologie sous-tendant la classe dominante naturalise une telle distinction, « convertissant » ainsi « en différences de nature des différences dans les modes d’acquisition de la culture » ». Lorsque Georgio loue Baudelaire, c’est tout ce système de fabrication sociale du goût et de dissolution de la culture populaire qu’il favorise, sans doute involontairement. Cet embourgeoisement culturel de certains rappeurs engagés peut-il expliquer leur non-implication dans le mouvement des Gilets Jaunes ? Peut-être partiellement. Car lorsque les manifestants ont parlé, lorsqu’ils ont craché leur Réel, ce n’était pas en alexandrins.
Pour clore ce sujet, un vers d’Ademo se révèle particulièrement éclairant : « La nuit porte conseil. Ah non, pas du tout ! La nuit, nique sa mère ! ». Brûlé par ce langage bourgeois qui fend, comme un réflexe, ses lèvres, ici représenté par l’expression la nuit porte conseil, Tarik finit par s’en rendre compte et rompt avec ce français qu’il a intériorisé malgré lui, en se réappropriant le mot nuit. Pour PNL, la nuit est le moment où ils vendent de la drogue, empilant les péchés, et pas ce moment de calme et de repos après une journée productive. Ademo a compris que ce français-là, forgé par les classes dominantes, porte l’empreinte de l’ennemi.
Si nos sociétés libérales poussent l’individu à viser le succès et ses récompenses qui l’accompagnent, PNL vise quant à lui le sommet. Pour autant, les deux frères ne se situent pas dans une démarche individualiste ; s’ils ont consenti tous ces sacrifices pour atteindre le sommet (« J’me suis détruit en construisant l’avenir des miens / Jsuis que la famille, je donnerais ma vie sans lâcher un cri / La miff est à l’abri, j’ai pas soigné mon cœur »), c’est d’abord pour le bien-être (ou la survie) de leurs proches (« J’ai une miff à nourrir c’est pour ça que je t’ai fait sniffé la white / Non j’aime pas l’argent, j’aime mes proches. C’est pour ça que je remplis mes poches »). Cet esprit QLF, Que la famille, est au cœur du projet de PNL. Si Vald a saisi les limites de cet esprit18, ce sens de la solidarité, du commun qui précède l’individuel, est un doigt d’honneur que dressent les frangins face à l’individualisme-roi qui coule dans les veines de nos sociétés libérales. Le peace de PNL se transforme d’ailleurs très rapidement en miff (« L’oseille et la miff éclairent mon âme / Que du biff, que du biff, que du biff, que la miff, que la miff, que la miff »).
Dans un milieu du rap très égocentrique, Tarik et Nabil trouvent une nuance presque spinoziste : ils sont à la fois le tout, l’omega et l’alpha de leur œuvre, chacune de leurs phrases prend racines dans leurs vies, et à la fois ils ne sont rien, de simple corps mobilisés par de sombres affects (« J’suis serein dans ce corps en location »).
Les deux frères trempent leurs plumes dans des mers sociologiques. Il n’y a ni honte, ni fierté dans les textes de PNL ; juste des déterminismes sociaux qui se sont abattus sur leurs existences (« J’suis plus Tarik que Nabil (prononcé par Nabil) / J’ouvre les yeux, j’vois la merde. J’ferme les yeux, j’vois la merde »). Ademo et N.O.S, soumis dans un premier temps à la bicrave, ne la glorifie pas, fait rare dans le rap (« C’est sale quand j’vends la came. Mais bon, croyez pas qu’j’kiffe, des remords quand j’suis à table. Baba, j’bibi19 en bas, l’temps passe. J’vois l’soleil, s’lever, s’coucher, j’mens quand j’dis « Ça va » »).
Dans son discours de Stockholm, Albert Camus écrit de l’artiste « qu’il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire ; il est au service de ceux qui la subissent ». PNL, en s’affranchissant des codes que la bourgeoisie impose et en rompant partiellement avec l’individualisme, fabrique un univers politisable avec, comme principal matériau, le réel des classes populaires.
« Cette époque est lourde, aussi lourde que le poids qu’porte mes paupières »
Quid de l’écologie chez PNL ? Si quelques vers de N.O.S abordent frontalement la crise écolo-climatique (« Parfois j’voudrais sauver la Terre, parfois j’aimerais la voir brûler / La planète meurt mais personne voit. Moi j’suis conscient mais dans le noir »), les deux frères défendent un message global plus profond.
PNL, au fil de ses albums, a tissé un univers cohérent dans lequel chaque chanson gravite autour de thématiques névralgiques : l’esprit QLF, le monde, la religion, la haine, la mélancolie, le deal, la jungle, etc. Attardons-nous sur ce dernier point.
La jungle, pour Tarik et Nabil, c’est leur cité des Tarterêts, cet endroit déserté par la civilisation (état) où règne la loi du plus fort. PNL va ainsi se présenter comme Simba (qui désire également venger son père) ou Mowgli (« J’viens de la jungle appelle-moi Mowgli / J’suis Simba, j’suis Mowgli / Mowgli n’aime pas qu’on lui dise : t’es célèbre »). Derrière ces analogies se cache un mal-être qui ronge les deux frères : celui d’errer sur la cicatrice qui divise animaux et humains.
Dans un premier temps, alors qu’ils ont eu pendant toute leur vie le sentiment d’être traités comme des animaux, Tarik et Nabil jouent de cette distinction en exhibant leur bestialité. Invités sur les plateaux de Skyrock, PNL envoie un singe à leur place. Ce même singe va ensuite déambuler dans les couloirs de la SNEP pour aller chercher le disque de diamant (500’000 ventes) des Parisiens et le ramener dans la Jungle. Jusque dans ses chansons, où ils intègrent des cris de singes, PNL se balade sur cette frontière floue, en penchant d’un côté. («J’suis mowgli, jsuis simba, animal, ça s’entend / Je crois bien qu’ils sont pas humains, ou c’est peut-être moi qui suis pas humain »).
Ce rapport à la bestialité évolue avec la matérialisation de leur succès. Les « Ounga ounga » fondent lentement, révélant des monts submergés de sentiments. La haine, cœur du projet de PNL20, s’est adoucie. Les douloureuses vagues du temps, parfumée de mélancolie, rattrapent Tarik et Nabil (« la pauvreté nous manque pas, ses moments peut-être »). Les Parisiens, « libérés » de leurs conditions animales, s’écorchent sur leur propre existence devenue pleinement humaine. Cette mer de souffrance dans laquelle PNL traîne les pieds va faire miroiter, sur l’eau limpide, leurs visages d’avant, rongés de regrets.
Leur dernier album, Deux frères, s’ouvre avec N.O.S : J’ai envie d’rentrer à la maison […] Et toi tu sauras jamais qui je suis, moi-même j’aurais du mal toute ma vie, donc j’aurai besoin de revenir ici […] le passé fait vibrer mon cœur. 21 Quelques secondes plus tard, Ademo renchérit : J’ai envie d’être vide, ne plus avoir d’âme, redevenir la bête. Le refrain répète inlassablement : que la miff, que la miff, que la miff, rien n’a changé dans ma putain de tête. Que du biff, que du biff, que du biff, rien n’a changé dans ma putain de tête. Constitués moralement et physiquement par et pour l’environnement de leur enfance, Tarik et Nabil se retrouvent déchirés par leur nouveau mode de vie22. L’album se termine par « La misère est si belle », un hymne à leurs vies d’avant. Le refrain contient même un hommage envers leurs cafards, synecdoque de la misère qui n’a cessé de les suivre.
Cette tentative de retour vers un « esprit plus animal » se concrétise avec leur dernière chanson, Mowgli 2. Ademo, solo, clame : « J’suis de la jungle appelle-moi Mowgli. […] J’fuck tous tes humains, mourir c’est la life. […] Et maintenant j’rêve de ma vie d’avant, la jungle qui m’appelle. »
Tarik et Nabil habitent une cicatrice. Le passé a poignardé leurs corps et leurs cœurs (« J’ai grandi dans le zoo23 je suis niqué pour la vie, même si j’meurs sur une plage, j’suis niqué pour la vie. Parce que ceux qu’jaime ont la haine j’suis niqué pour la vie, parce que je cours après c’biff24, jsuis niqué pour la vie »), tandis que le présent, qui « leur chuchote qu’ils vont souffrir », ne parvient pas à retirer ces lames mélancoliques sans les inonder de douleurs.
Sur la question écologique, loin de s’attaquer aux effets de la crise climato-écologique, PNL déterre du sol engourdi une de ses racines ; notre conception d’un Homme arraché à sa condition animale et empêtré dans une relation de domination vis-à-vis de la nature.
« Tu crois tout savoir, mais si tu savais comment nos cœurs raisonnent »
Si nous n’avons fait qu’effleurer l’univers PNL à travers une caresse politique, l’œuvre des deux frères, par ses textes bruts éclatés de poésie, par la charge émotionnelle que transpirent leurs sons, par un travail titanesque sur la technique musicale, est exceptionnelle. Mieux que personne dans le rap français, Tarik et Nabil habitent poétiquement le monde, leur monde.
Le rap de PNL ne se veut pas politique ? Pour autant, il l’est. A l’instar de Montaigne, les Parisiens ont passé quatre ans à peindre leur autoportrait (« J’écris ma vie »), dont les traits sont des prolongements de leur environnement. PNL fuit cette politique des revendications, des manifestations, des votations qui force les gens à se mutiler, à se couper d’eux-mêmes. La politique, chez Tarik et Nabil, s’évapore de leurs existences, de leurs corps, de leurs chansons25. Elle n’existe pas, à proprement parler ; pourtant, elle est partout. Le Comité Invisible écrit : voilà le grand mensonge et le grand désastre de la politique : poser la politique d’un côté et de l’autre la vie, d’un côté ce qui se dit mais qui n’est pas réel et de l’autre ce qui est vécu mais ne peut plus se dire26. PNL, c’est précisément cette irruption urgente du réel qui vient couler, brûlant, sur la politique.
Politique n’aurait jamais dû devenir un nom. Ça aurait dû rester un adjectif. Un attribut, et non une substance.27 PNL trace sur le ventre de la nuit un autre chemin vers un monde sans.
Ainsi, si le savoir est une arme, la politique, pour Tarik et Nabil, est une larme. Une larme qui fend le visage, une larme qui reflète le monde, une larme, noyée de haine et de mélancolie, qui en appelle des milliers d’autres, afin de faire déferler cette vague de Réel sur les ruines de ce monde.
1 Abus de langage omniprésent, l’expression rap français signifie en réalité rap francophone.
2 Le cloud rap, traduisible par « rap atmosphérique », est une nouvelle mutation du rap original qui ralentit le beat afin de créer une atmosphère planante. Il est souvent associé à l’autotune.
3 http://lerapenfrance.fr/billet-dhumeur-rappeurs-gilets-jaunes-malaise/
4 91 fait référence au département de l’Essonne. Une fois pour toutes ; les citations de PNL n’ont pas à être désarticulées de la musique ; ces retranscriptions par écrit sont donc partielles.
5 Lovés signifie argent en argot, remplaçant le love de Peace and Love.
6 Diminutif d’Amigo, signifiant ami.
7 Notons toutefois « On se défend comme en Palestine ». L’occasion de rappeler que nous traiterons ici de la politique (politique institutionnelle) et non du politique (l’ensemble des comportements qui régissent la polis)
8 Verlan de client, signifiant un acheteur de drogue généralement blanc et de classe moins défavorisée
9 Frédéric Lordon lors d’une conférence à … Nuit Debout.
10 Concept sociologique notamment utilisé par G. De Lagasnerie (https://www.youtube.com/watch?v=Zh6tLif9QTE&t=744s). Il s’agit d’accepter le cadre d’une institution pour focaliser sa critique sur la manière dont elle exerce une fonction, et ne pas remettre en question cette fonction.
11 Dans, entre autres, Cheum. « j’étais le seul que la police ne contrôlait pas »
12 PNL déclare tout de même à propos de la prison : « jette un homme au trou il ressort avec une arme »
13 poignardé
14 Exception qui confirme la règle, PNL a donné une « interview » pour The Fader, célèbre magazine américain, après avoir été les premiers rappeurs français à être invités à Coachella. Cependant, les deux frères ne dévoilent rien. Extrait : « Les deux frères répondent aux questions les plus banales – vanille ou fraise ? – . N.O.S. laisse finalement savoir qu’il aime autant le chocolat que la vanille. Ils rechignent à être enregistrés. Ils insistent qu’il n’y a rien à dire qui n’a pas déjà été dit dans leurs chansons. »
15 Notons que le terme terrain ici possède un double-sens : le terrain de foot et le lieu de la bibi
16 Edouard Louis écrit à ce propos : L’histoire qu’on enseignait à l’école n’était pas ton histoire à toi (son père). On nous apprenait l’histoire du monde et tu étais tenu à l’écart du monde.
17 Il ne s’agit bien évidemment pas de remettre en cause la qualité de ces écrivains ; juste de constater que ces rappeurs puisent allégrement dans la culture bourgeoise. Ce n’est pas une critique ; juste un constat.
18 Dans Journal Perso 2, il déclare : « J’veux sauver les miens avant les vôtres, sinon c’est pas la peine. Mais sauver les miens avant les autres, c’est le programme des Le Pen. »
19 Diminutif de bicraver
20 Difficile de parler d’une chanson de PNL qui ne contient pas le mot « haine ». J’me réveille j’ai cette haine qui me pénètre / Les larmes de la misère ont le goût d’ma haine. / Si tout ça se résume à raconter ma haine, prie pour qu’un jour je change de thème / Ma haine éclaire les ténèbres / J’ai quelques projets qui naissent ; tous fécondés par la haine.
21 Issues d’Autre Monde, officiellement deuxième chanson de l’album. Cependant, la première, Au DD, semble être un entre-deux, une passerelle entre les deux albums, chanson annonçant l’album à venir.
22 Ce sentiment n’est pas sans rappeler les transfuges de classe.
23 Synonyme de leur banlieue
24 argent
25 Albert Camus écrit dans le discours de Stockholm : « l’artiste, qu’il le veuille ou non, est embarqué. Embarqué me paraît ici plus juste qu’engagé. Il ne s’agit pas en effet pour l’artiste d’un engagement volontaire, mais plutôt d’un service militaire obligatoire. Tout artiste aujourd’hui est embarqué dans la galère de son temps. Il doit s’y résigner, même s’il juge que cette galère sent le hareng, que les gardes-chiourme y sont vraiment trop nombreux et que, de surcroît, le cap est mal pris. Nous sommes en pleine mer. L’artiste, comme les autres, doit ramer à son tour, sans mourir, s’il le peut, c’est-à-dire en continuant de vivre et de créer. »
26 Maintenant, Le Comité Invisible. Edouard Louis ajoute : Pour les dominants, le plus souvent, la politique est une question esthétique : une manière de penser, une manière de voir le monde, de construire sa personne. Pour nous, c’était vivre ou mourir.
27 Maintenant, le Comité Invisible
Wow quel article ! Et super agréable lecture ! Merci pour ce décortiquage précis !