À propos des occupations. Des enjeux globaux et des luttes locales. Du béton qui colonise nos vies et nos territoires. Des casqué•es face aux masqué•es. Et des utopies barricadées.
«Dans un monde où tout doit être normé, catalogué, mesuré, homogénéisé, s’y inventent de nouvelles formes de vie et de liberté. C’est une percée de mauvaises herbes dans un paysage artificialisé, calibré, et bétonné. »
-Jade Lindgaard au sujet de la ZAD (Zone à Défendre) de Notre-Dame-Des-Landes
Le vendredi 29 mai a eu lieu à Lausanne une occupation de bâtiment qui n’aura duré que quelques heures mais qu’il nous faudra garder en tête comme une leçon. Leçon sur ce qui est à faire, ce qui est à défaire, ce à quoi il faut s’attendre, ce qui est à repenser… Car il en faudra d’autres, partout où cela s’y prête. Réapprendre à habiter nos territoires, mettre en lumière des aberrations, empêcher des projets polluants ou injustes, réinventer des modes de production, d’échange, de vie, etc. Voilà un des nombreux visages que peut arborer le combat écologique et social aujourd’hui.
Ce jour-là, les militant·es ont profité de l’effervescence d’une Critical Mass pour prendre d’assaut un édifice de 1’200 mètres carrés à l’abandon. Ici, on y dénonçait d’une part ces innombrables bâtiments vides, inutilisés et de l’autre, le bétonnage incessant de chaque parcelle de terre encore exploitable. Mais ailleurs on a pu se soulever (et on se soulèvera encore) contre un projet insensé d’aéroport, de port de plaisance ou de champ d’éoliennes, contre la pérennité de sites polluants, contre ces infrastructures qui n’ont pas lieu d’être construites et encore moins abandonnées et protégées dans leur inutilité…
Cette action s’inscrivait en soutien de l’appel de l’association Sleep-In qui demandait que les 212 lits mis en place pour les sans-abris durant la période de crise sanitaire soient maintenus. Crise sanitaire qui, soit dit en passant, est due notamment à la destruction des espaces de vie et au fait que nous, humains, ne laissons aucune marge à la nature, au vivant. Décidément, on y revient toujours à cette folie expansionniste. En Suisse, pas moins d’1m2 de terre est bétonné par seconde. À grands coups de pelleteuse, l’homme creuse sa tombe. Comment ne pas en sentir toute l’absurdité lorsqu’on sait qu’un peu plus loin, des bâtiments se retrouvent vides, n’attendant qu’une reconversion, une nouvelle vie et que les loyers en ville sont exorbitants ? Comment ne pas se révolter face à tant d’incohérence ?
Il n’est plus à répéter que le diagnostic écologique de notre monde est sans appel. La destruction du vivant et le réchauffement climatique s’accélèrent. Selon le GIEC, c’est au niveau local que se trouvent 50 à 70% des solutions pour le climat. L’inaction qui paralyse nos gouvernements semble le prouver, tout comme cette transition écologique hypocrite qui servira avant tout les intérêts financiers et industriels, tout comme ces grands sommets pour le climat qui s’inscrivent dans une dynamique de mascarade. Tout au contraire, une ZAD, quant à elle, représente un terreau particulièrement fertile pour devenir une arme politique efficace. Une arme parmi d’autres.Une formation tactique particulière qui doit trouver sa place au sein d’une dynamique protéiforme plus large où convergent nos luttes et nos résistances.
Mais évidemment, là où de nos jours on s’attaque à la propriété privée, il ne faut pas s’attendre à être acclamés. Il ne faut même pas espérer l’indifférence. La propriété privée a la loi de son côté et donc tous les instruments de protection et de répression nécessaires couplés avec la décourageante bureaucratie. Pour celles et ceux qui gouvernent, ces lieux d’actions, de promesses à tenir fermement doivent être brisés avant que l’espoir qu’ils portent ne commence à essaimer.
Le 29 mai, la police a été ferme, l’ordre d’évacuation rapide. L’occupation aura duré moins de trois heures. Trois heures durant lesquelles les discussions, stratégies et concertations n’auront pas eu le temps de laisser la place au plaisir d’être ensemble pour imaginer et bâtir les fondements d’une vie qui ait du sens. Il fallait savoir comment laisser entrer les uns mais se barricader des autres. Quelles étaient les sorties de secours, les plans B, les risques juridiques, etc. Les militant·es auront fini par sortir de leur plein gré sous peine de voir débarquer de force la cavalerie munie de son sens du compromis et de sa délicatesse.
La création de ce genre d’espaces auto-gérés, alternatifs ne laisse visiblement personne dans l’indifférence. Les commentaires en réaction à l’article paru dans le 20 minutes montrent la désapprobation féroce d’une partie de la population. Ailleurs, les ZAD sont démantelées à coups de gaz lacrymogène d’un côté et de paperasse infinie de l’autre (ordre d’expulsion, comparution, audition…). Les habitant·es doivent aussi faire face à la stigmatisation, à la décrédibilisation de leur discours et aux caricatures des médias de masse. En tentant d’habiter différemment le monde il faut donc forcément se préparer à se frotter à celles et ceux qui l’empoisonnent ou qui profitent de son empoisonnement: bureaucrates, policier·ères, juges, investisseur·euses, agent·es immobilier·ères, avocat·es et discipliné·es privilégié·es en tout genre. Prendre soin, être solidaires, généreux mais avec la loi à dos signifiera toujours auto-défense et risque de se retrouver, du jour au lendemain, à la rue et témoins impuissants d’un désolant gâchis. Cela ne peut pas être dit sans mentionner la toute récente évacuation de la ZAD de la Dune pour laquelle les autorités ont enfreint les règles du confinement. De nombreux effectifs ont été déployés, les habitant·es se sont retrouvés à la rue, en pleine nuit et en période de coronavirus, à la merci d’une amende. Leurs cabanes ont été incendiées et leurs biens vandalisés.
Pourtant, pour les militant·es qui n’attendent plus que l’écroulement du vieux monde, d’un système capitaliste incurable, il est nécessaire d’expérimenter des formes d’autonomie capables de répondre aux besoins fondamentaux. Dénoncer un système pourri c’est aussi, comme l’Histoire nous l’a appris, penser ce à quoi le monde auquel nous aspirons pourrait ressembler. Pour que sa chute n’équivaille pas à sa substitution par un encore plus mauvais système. C’est montrer qu’un monde sans Etat et sans Police est possible, que nos gouvernements sont inutiles, que la politique représentative est sclérosée et que l’économie ne sert qu’à élargir le fossé des inégalités. C’est éviter que ne tombent dans l’oubli des mots comme résistance, utopie, souveraineté alimentaire, autogestion, entraide, communs ou respect des terres. C’est créer des modèles, fabriquer des substitutions à un monde qui implose. C’est redonner aux gens la capacité à imaginer qu’autre chose puisse exister. C’est s’extirper de cette toile dans laquelle nous, petits privilégié·es occidentaux·ales, sommes enchevêtré·es depuis l’essor du capitalisme.
Une occupation qui dure, une ZAD, c’est un lieu où le simple fait de dormir, de manger, d’être là est un acte de résistance. On y échappe à l’individualisme, au consumérisme, à la concurrence acharnée, à l’errance de la vie qu’on nous propose. On y vit plutôt que de survivre. On s’y organise pour écrire les luttes à venir et on les dote d’un lieu de soutien, de ravitaillement, d’accueil. On y tisse des solidarités militantes. On s’y oppose à la propriété privée en occupant sans droit ni titre. On y pense la part d’inacceptable du monde et ses alternatives écologiques, égalitaires et solidaires.
À celles et ceux qui nous taxerons d’utopistes, nous répondrons que nous créons les réalités de demain.
À celles et ceux qui nous taxerons de squatteur·euses, d’hippies, de glandeur·euses, de parasites nous répondrons que nous sommes les vivant·es et qu’iels sont les mort·es esclaves d’un système qui les condamne à l’errance.
À celles et ceux qui nous taxerons d’hors-la-loi, de parias nous répondrons que ce n’est pas parce que quelque chose est contraire à la loi qu’on ne peut fonder sa légitimité.
La loi n’est pas le droit, le juste. Elle est humaine, faillible et contestable. Et si aujourd’hui elle protège les multinationales, la propriété privée et les oppresseurs, peut-être que demain, grâce à des canaux qu’on qualifie aujourd’hui d’illicites, elle protègera les plus faibles, le vivant et la planète.
Rejoignez le rang de celles et ceux pour qui la vie n’est pas seulement prolonger son temps. Arrêtons d’être spectateur·trices d’une démocratie qui s’effrite, esclaves de la croissance et des lobbies. Créons et gérons nous-mêmes le système dans lequel nous voulons évoluer. Arrachons la mainmise sur nos choix à une élite politique, à des actionnaires et des puissant·es cyniques et arrogant·es. Faisons reculer ensemble la spéculation et les forces de l’argent face à la protection de l’environnement et des droits de tous·tes. Refusons notre sort de personnes jetables. Ne marchons pas tête baissée vers l’abattoir. Battons-nous contre ces standards qu’on nous impose et qui nous semblent intangibles.