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Ubérisation étatique

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L’état suisse a deux mains. Sa main gauche, condamnée à polir les apparences, accumule les bâtons juridiques dans les roues effrénées de la révolution du travail prônée par Uber. Sa main droite, embourbée dans un réel inondé de sueur et de larmes, reproduit certaines méthodes de l’entreprise états-unienne au sein de ses propres établissements à coup de semi-contrats précarisant. Rencontre avec certain.e.s.x de ces freelanceurs.ses étatiques, juste libres de ne pas l’être.


Lorsqu’Uber débarque au début des années 2010 dans le désert politico-économique avec ses bottes de cow-boy prêtes à écraser le salariat et ses droits acquis dans la sueur et dans le sang, l’entreprise américaine surfe rapidement sur une vague d’emplois freelance amorcée dans les années 801. Le désir ardent du monstre californien d’industrialiser cette (relative) nouvelle forme de contrat tend à concrétiser un vieux rêve du néolibéralisme en achevant la transformation des individus en auto-entrepreneurs. Derrière la façade fantasmagorique de la flexibilisation à outrance se cachent les premières esquisses d’un désastre social assuré : détricotage des droits des employé.e.s, dégradation des conditions de travail, isolation professionnelle, précarisation intensive, extension de la dépendance et de la soumission à la hiérarchie2, etc …

La récente « victoire » juridique de Genève contre Uber Eats3trace sur le corps engraissé de l’état suisse des abdominaux juste bons à enchaîner les efforts factices devant les crépitements des médias. Nous avons constaté que, sous-couvert de ses offuscations politiques envers Uber et ses modes de fonctionnement, l’état suisse reproduit ses pratiques, à quelques détails près, dans certains de ses établissements. Pour le Colvert du Peuple, nous avons rencontré quelques-un.e.s de ces extras, engagé.e.s à taux flexibles, afin de jeter de la lumière sur ces conditions de vies difficiles maintenues à l’ombre de toute considération politique et médiatique.

Les parcours se ressemblent comme des gouttes d’eau jetées dans l’océan impitoyable du travail. Trimballé.e.s ici et là par le chômage, les employé.e.s que nous avons rencontré.e.s finissent par être parachuté.e.s dans cet établissement romand, le corps fatigué, l’âme essoufflée. Derrière la mutique étiquette de stagiaire, ils accomplissent leurs mois de travail de manière satisfaisante, et c’est un euphémisme. Un contrat les attend sur le seuil de la sortie. Le ciel semble enfin s’éclaircir. « J’étais super contente. C’était vraiment une délivrance. » « Lorsque j’ai su qu’ils voulaient me garder, j’ai tout de suite pensé à ma fille ; enfin on allait pouvoir vivre normalement. ». Une légère brume dissimule partiellement l’horizon ; il s’agit d’un contrat pooliste, extra, sans aucune garantie financière. Pas de quoi, dans un premier temps, atténuer leurs soulagements d’enfin sortir de cet engrainage infernal qui les force à changer de vie (professionnelle) plusieurs fois par année.

Nous nous sommes procuré leur contrat, relativement simples : l’employeur fait appel à leurs services dès qu’il en ressent le besoin. Gros problème, et c’est là que le bât blesse : il n’est nullement stipulé un nombre de jour de travail minimum. « Il m’arrive de ne travailler aucun jour par mois. Comment suis-je censé vivre ? ». Les vacances et le 13ème salaire, notions étrangères pour ce genre de contrat, gonflent un salaire horaire qui survole légèrement le salaire minimum voté ces derniers jours dans la Cité de Calvin. « Au début, j’ai demandé des garanties afin d’être sûre d’avoir assez de jours pour vivre. Ils n’ont pas pu m’en donner. Mais je me suis dit que s’ils m’engageaient, ils devaient avoir besoin de moi. ». « C’était ça ou rien. Je comptais sur leur gentillesse. ».

Nous constatons que dans cet établissement, ce genre de contrats a été proposé essentiellement à des personnes issues de milieux précaires ; étudiant.e.s, chômeurs.ses, étranger.e.s. Pour certain.e.s, la lassitude de nager sur place dans un marché du travail raciste et sexiste a eu raison de leur abnégation. Lorsque nous demandons à l’une d’entre elle pourquoi elle ne cherche pas un autre emploi, nous n’avons d’abord qu’un rire en guise de réponse. Puis elle éclaircit sa pensée : « Je suis noire, je suis vieille, j’ai pas de diplôme ou je sais pas quoi, qui va m’engager ? »

Pour la plupart de ces néo-poolistes, la douche froide ne se fait pas attendre. Les appels se font rapidement rares. Après une douce accalmie pendant l’été 2019, la direction serre la vis et met en place tout un tas de manœuvres acrobatiques dans le but de limiter les appels aux extras. « Ils préfèrent prendre quelqu’un d’un autre service, quelqu’un qui n’a pas de compétences4 juste pour ne pas devoir me payer. » Ce sont donc deux services qui se retrouvent à devoir redoubler d’efforts afin de finir le travail demandé dans les temps. Les apprenti.e.s, sortes de couteaux suisses, sont bien utiles afin de « restructurer » les équipes pour une journée. Une d’elle raconte : « Parfois, j’apprends le jour même que finalement je suis à un autre service et que je finis à 19h30, et non 16h comme prévu. […] Que veux-tu que je fasse ? C’est lui qui décide de mon année… J’ai pas l’impression d’avoir le choix d’accepter ou non. » Mécanique bien huilée d’une direction qui économise sur le dos de ses employé.e.s. Un collaborateur explique : « Il arrive qu’une personne pas qualifiée soit investie dans notre service, tout ça pour éviter de payer un extra pendant une journée. Après, c’est sur nous que ça tombe. On doit en faire deux fois plus pour finir à l’heure. On est deux fois plus fatigué. C’est un cercle vicieux. » « Nos supérieurs (malheureusement, point besoin de l’écriture inclusive ici) sont terriblement inconscients de la charge de notre travail. Il arrive qu’ils nous demandent exceptionnellement de faire quelque chose qu’on fait déjà tous les jours. Ils ne connaissant rien de notre situation et de notre travail », continue ce collaborateur. Redondance insupportable de nos systèmes hiérarchiques, la décision, qui est prise au-dessus d’une mare de nuages, s’applique aveuglément sur ceux qui s’épuisent ici-bas. Vous les entendez, au loin, les sirènes de la socialisation et de la collectivisation des entreprises ?

Revenons à nos extras, rongé.e.s par cette peur de ne pas avoir suffisamment de jours de travail pour vivre. Ce sentiment déborde dans leurs vies privées. « Je dors mal. J’ai tout le temps cette boule au ventre. ». Chaque fin de mois, cette boule grossit avec la sortie des horaires du mois suivant. Cette épreuve se montre rarement réjouissante. « Généralement, je peux compter sur le doigt d’une main mon nombre de jour, alors qu’il m’en faudrait au moins le double voire le triple pour bien vivre. » « Avant d’avoir un horaire mensuel, je ne peux rien prévoir, ou presque. C’est inimaginable de ne pas aller travailler s’ils me demandent de venir ». Autre fourberie de leurs contrats, ils ont légalement totalement le droit de refuser autant de jours qu’ils veulent. Dans les faits, c’est impensable. « Il m’arrive assez souvent de devoir annuler des choses pour venir travailler. Je n’ai pas le choix, une fois j’ai même dû annulé l’anniversaire de ma fille … » Cette flexibilisation a pour conséquence politique une soumission totale à leur hiérarchie, ainsi que des conséquences humaines terribles ; vagues de stress, incertitude permanente, insomnies, sentiment d’instabilité, …

« Je suis extrêmement frustrée. Mes collègues ne cessent de me répéter qu’il manque du personnel, et pourtant ils ne m’appellent jamais. » Autre point, ce système fait éclore un esprit de concurrence terrible. « A l’époque, on était deux extras dans mon service. On s’appréciait bien, mais très vite les choses ont mal tourné. On avait chacun besoin de travailler pour vivre, et il y avait une sorte de frustration lorsqu’ils l’appelaient lui, et pas moi. C’était extrêmement malsain. C’est encore plus dure de dire non lorsqu’ils te demandent de venir travailler le lendemain, car tu sais que peut-être qu’en disant non, ils vont moins t’appeler. »

Lorsqu’un extra est appelé pour venir travailler, généralement la veille ou quelques jours plus tôt5, un nouveau problème émerge ; ce sentiment de n’être qu’un employé de seconde zone. « Lorsque je vais travailler, c’est difficile parce que j’ai pas l’impression d’être vraiment dans l’équipe. Il y a des délires que je ne comprend pas, des nouvelles choses à faire que j’ignore. C’est difficile. » Un autre employé rajoute : « C’est comme si je devais tout le temps réapprendre mon travail. C’est assez fatiguant, pour moi et pour mes collègues. » Causant également une perte de confiance en soi, cet aspect renforce leur sentiment d’instabilité. Qu’en pensent leurs collègues ? « C’est vrai que c’est parfois difficile. On revoit un extra parfois un ou deux mois plus tard. Socialement, on est en décalage. On essaie de faire comme on peut pour l’intégrer un maximum. » Socialement, le contrat de pooliste est un couteau planté dans le cœur de l’employé.e que la direction retire lentement lorsqu’elle prend son téléphone.

Quid de la crise du coronavirus ? Cette longue réponse d’une étudiante extra comble notre curiosité. « C’était au début de la crise. Mardi, ils m’ont demandé de venir travailler le vendredi. J’étais dans ma colocation qui se trouve à proximité de l’établissement, donc j’ai préféré rester seule là-bas afin d’éviter les trajets plutôt que de rentrer chez moi. Le jeudi soir, j’ai reçu un appel pour me dire que finalement ils n’avaient plus besoin de moi vendredi, mais le week-end. J’ai accepté. Le samedi matin, j’ai reçu un message (!) quelques minutes avant que je parte au travail pour me dire que finalement, ils n’avaient plus besoin de moi. ». Ce genre d’anecdote est loin d’être orpheline. « Cela arrive relativement souvent », affirme une autre employée. « On est un peu traité comme des chiens. ». L’étudiante continue : « Ils s’en foutent de nous, de nos vies. On est rien, juste des bouche-trous. On est traité comme des merdes qui, en plus, nous mettons à genoux devant eux en les remerciant dès qu’ils nous appellent. » « Le lendemain de mon week-end de travail avorté, j’ai appelé pour avoir des explications. Ils m’ont dit que c’était une erreur de leur part. Ils m’ont expliqué ensuite que grâce à un arrêté fédéral, les employé.e.s « à risque » pouvaient à nouveau revenir travailler (comprenez être forcé.e.s à revenir travailler) si certaines conditions sanitaires étaient respectées. Inutile de préciser que ce n’était pas le cas. » Ainsi, plutôt que de faire appel à des extras en forme, comme une sorte de remerciement pour le dévouement, la direction a préféré mettre en danger la vie de certain.e.s de leurs employé.e.s. Une d’entre elle raconte : « Je souffre d’hypertension assez aigue. Je savais que j’étais à risque, mais je n’ai pas osé aller demander à mes supérieurs de pouvoir rester chez moi. J’avais vraiment peur. » Lorsqu’on demande des explications sur ce cas précis à sa hiérarchie, celle-là explique, tout calmement, qu’elle était au courant de la situation préoccupante de cette employée âgée de plus de 50 ans, et que si elle avait demandé de rester chez elle, ils l’auraient laissée à la maison. Mais puisqu’elle n’est pas venue, ils n’ont pas jugé important de venir eux-mêmes vers elle, elle qui travaille depuis plus de quinze ans dans la maison. Les masques tombent. Le vomi déborde.

Cet établissement était-il sous l’eau financièrement ? Même pas. Nous savons de source sûre qu’il était, à ce moment précis, dans de bonnes conditions financières et qu’il aurait pu se permettre d’engager une personne en plus. La quête de profit et d’économie a, semble-t-il, prévalu sur la mise en danger de vie d’autrui. Mais est-ce encore surprenant ?

Alors, que faire maintenant pour ces extras ? « J’ai le sentiment de m’être fait piégée… ». Si certain.e.s espèrent encore trouver un emploi ailleurs afin d’enfin quitter cette épave qui s’enlise dans une eau noire, d’autres donnent l’impression d’être désespéré.e.s. « Je n’ai pas envie de retourner au chômage, et d’ailleurs est-ce que j’aurai le droit d’y aller ? Qu’est-ce que je vais faire ? J’en sais trop rien. Je suis fatiguée. J’en ai marre de tout ça. » L’incertitude, dans leurs vies, règne de manière autoritaire. « Je vie au jour le jour, en espérant que la situation s’améliore une fois, mais sans trop d’espoir. » La plupart ont essayé d’alerter leur hiérarchie sur leur sort, mais sans réussite. Alors, condamné.e.s à l’errance professionnelle, les femmes et les hommes que nous avons rencontré.e.s voient leurs existences partir au large. « Ça fait maintenant trois ans que je mène cette vie. Qu’est-ce que je retiens en 3 ans ? Presque rien. Tant dans ma vie professionnelle que dans ma vie privée. » Pour certain.e.s, la case « dépression », sorte de conséquence presque logique, n’a pas simplifié les choses. Tandis que pour les autres, iels semblent réduit.e.s à espérer ne pas frôler ses murs glacés. Car quand la dépression force la porte d’un cœur, c’est généralement plus qu’une vie qui tombe dans ce puits sans fond. « J’ai juste peur pour ma fille. Pour l’instant, on peut compter sur des ami.e.s qui m’aident financièrement. Mais jusqu’à quand ? ».

Ces témoignages, déchirants, font directement échos à ceux recueillis dans les caniveaux d’Uber. Car derrière l’entreprise californienne se cache tout un modèle de société intégrant une révolution du travail dont cet établissement trace les premières esquisses.

Notons que l’établissement qui abrite ces témoignages, que nous garderons anonymes pour d’évidentes raisons, est principalement financé par l’état suisse. Si la tendance des contrats pooliste s’est accentuée au sein de cet établissement ces dernières années, impossible d’affirmer avec certitudes que cette tendance s’applique à l’échelon national. Cependant, à entendre certains cris de détresse qui transpercent ce voile politique, cette hypothèse paraît être la plus plausible.

Mauro Poggia, conseiller d’état genevois, a déclaré ceci après la « victoire » de son canton contre Uber Eats : « C’est une satisfaction pour notre état de droit. Je pense que c’est important pour ces personnes que tout le monde voit pédaler dans nos rues d’avoir enfin une couverture sociale et un salaire garanti. » Cette déclaration est assez symptomatique d’une politique incapable d’agir sur le réel et qui se résout à limer les apparences. Faut-il que tous ces extras se procurent un vélo et qu’ils aillent clamer leur désespoir devant la mairie genevoise pour qu’enfin ils se fassent entendre ?

Pour conclure, nous avons contacté l’établissement6 en question afin qu’il puisse s’expliquer sur ces conditions difficiles. Le responsable nous assure « qu’il est conscient de la difficulté de ces emplois instables ». Face à ce genre de réponses, soyons unanimes. Non, ces gens ne savent pas. Ils ne comprennent pas. Ne laissons pas osciller notre espoir sur les cordes tremblantes d’un dialogue, d’une discussion pervertie par leur incapacité à comprendre. Ils ne comprendront jamais.


1 https://cafebabel.com

2 Cet aspect concerne uniquement le processus utilisé par des institutions étatiques ou non d’engager des employé.e.s en tant qu’extra, processus que nous disposons derrière l’étiquette d’« ubérisation étatique ».

3 https://www.letemps.ch/economie/geneve-uber-eats-desormais-recourir-employes

4 Notons qu’il ne s’agit pas ici de compétences spécifiques comme par exemple soigner quelqu’un.e

5 Les jours de travail se séparent entre ceux (généralement minoritaires) qui sont annoncés lors de la sortie des horaires mensuels et ceux (généralement majoritaires) qui arrivent au compte-goutte selon les absent.e.s / malades du jour.

6 Pas en tant que journaliste, afin de ne pas éveiller de soupçons.

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