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Cogito ergo non sum

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Si nous sommes tous.tes, en un sens, les enfants de Descartes, ne serait-il pas venu le temps de planter un couteau de plus dans le dos du créateur des animaux-machines ?


Fin du 19ème siècle. Enseveli sous les dernières lueurs d’un jour qui étend ses draps dans tout l’Occident, Edvard Munch écrit :

Je me promenais sur un sentier avec deux amis — le soleil se couchait — tout d’un coup le ciel devint rouge. Je m’arrêtai, fatigué, et m’appuyai sur une clôture — il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville — mes amis continuèrent, et j’y restai, tremblant d’anxiété — je sentais un cri infini qui passait à travers l’univers et qui déchirait la nature.1

Les maux du peintre norvégien, qui germent dans son esprit jusqu’à accoucher de son célèbre Cri (1893) résonnent avec les mots d’Antonio Gramsci, près de quarante années plus tard, alors que la Nuit s’est déjà emparée de l’Europe. « Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. ».2 Face à un ciel qui s’écartèle fatalement, l’Homme moderne constate l’émergence de soleils noirs dans cette cicatrice céleste.

Je crois que nous nous situons à nouveau dans cet entre-deux monde, dans cet espace étrange où le temps semble suspendu, tandis que le jour ne cesse de se déchirer de souffrance. Le monde d’Hier, pourri par sa course inaltérée au profit, se heurte à ses contradictions morales et physiques, tandis que celui de Demain est une nuit certes brûlée d’étoiles, mais encore noyée d’obscurité.

Au milieu de ces champs de ruines chaudes et froides, alors que nos corps sont parcourus par ces étincelles brûlantes et coulantes qui éclairent nos esprits et enflamment nos cœurs, le présent, friable, nous hurle son désespoir. Serions-nous condamné.e.s à joindre nos voix et nos poings à l’orchestre du Titanic, alors que l’Iceberg, implacable, se dresse face à nous ?

Le temps n’appartient plus seulement à la destruction de ce monde, mais également à sa déconstruction. Notre aptitude à tailler l’Après dans des roches saines résultera de notre capacité à comprendre le passé. Ne pas se souvenir d’où l’on vient, c’est se condamner à y revenir.

Lorsqu’on fait l’autopsie de notre société et qu’on anatomise ses structures, il est toujours effrayant de constater qu’elle n’est pas le fruit d’un esprit machiavélique et destructeur, mais le résultat presque « logique » de centaines d’années de reproductions de comportements sociaux articulés à des valeurs-types primitives, des morceaux d’idéologie tellement ancrés en nous que relater de leur simple existence relève presque de la prouesse intellectuelle.

Le cœur du moteur étatique, l’huile qui fait suer ses machines institutionnelles demeure, à mon avis, cette foi inébranlable envers le libre-arbitre, cette capacité que détiendrait l’Homme à s’auto-déterminer, à agir et à penser de manière libre et autonome. Nommée et affinée dans les premières fumées du foyer chrétien3, cette conviction a rendu fertiles les terres du Moyen Âge ; le libéralisme, le capitalisme, l’individualisme4 et plus précisément cette conception libérale de l’Homme, sujet libre, maître de lui-même et détenteur de droits, ont éclos dans ce terreau inondé de Lumières.

Après plusieurs siècles de lente vie (ou agonie) du libéralisme, nos sociétés occidentales se sont enlisées depuis plusieurs dizaines d’années dans les terres arides du néolibéralisme. Cette mini-révolution se déploie sur trois plans. Anthropologiquement, c’est un projet de refaçonner l’Homme en homo economicus, le transformant en auto-entrepreneur adepte de rationalité calculatrice qui adopterait les formules de langage des RH. Économiquement, le néolibéralisme vise la libération totale de l’économie et l’extension permanente du marchandisable. Politiquement, il s’agit du « processus de transformation continue des structures en vue d’un approfondissement indéfini du pouvoir de domination des dominants »5. Secoué.e.s par ces vagues sèches, prenons le temps, pour commencer, d’observer ce que nous sommes devenu.e.s et ce que notre temps dit de la canicule politique actuelle.

Sur le front de notre époque, étiré entre deux rides, trônent les inscriptions « J’existe ! » et « Jouissez ! ». Véritables incantations muettes, la première nous impose notre propre existence comme socle indépassable de notre vie, la seconde ses mobilisations dépolitisées.  

Avant d’entrer dans le vif du sujet, une distinction sémantique s’impose : la différence entre l’existence effective et l’existence constitutive6. La première est une conséquence objective et irrémédiable qui émane de notre essence d’être vivant. Parce que nous vivons, parce que nous interférons, nous nous attachons, nous sentons, nous entrons dans le champs de visibilité d’autrui, nous sommes une entité mobile et pensante qui existe. La seconde est cette manière d’articuler, de fonder chacune de nos pensées, de nos relations, de nos comportements sur cette vérité objective : j’existe. L’existence constitutive est la prise de conscience extrêmisée de l’existence effective, sa transformation de fin en moyen et son placement comme socle indépassable de notre vie. Elle accouche d’un Moi souverain, homogène et conscient, seul responsable de nos actes et de nos pensées, sorte d’ombre idéalisée et autoproclamée des reflets de nos corps et des émotions, des sentiments qui remuent nos ventres.

Le « j’existe ! » représente l’intensification abrupte de l’existence constitutive, l’expansion forcenée de ce Moi et l’accroissement de la soumission à cette entité menteuse sur laquelle s’est construite nos vies. Comme des poules décapitées, nous errons vivement dans nos vies, irraisonné.e.s face à la chaleur de la vie, irraisonnables face à la froideur de la mort, convulsant comme pour nous prouver cette existence du Moi qui subsiste. Cet envahissement du Moi se révèle dans nos rapports sociaux, sortes de mises à jour de notre existence que nous imposons à d’autres Moi désintéressés. Impossible de s’en défaire ; ils nous tiennent en laisse. Nous sommes condamné.e.s à aimer notre Moi, ou à plonger avec lui dans le gouffre.

Prolongement mégalomane du Cogito cartésien, le « j’existe ! » est ce sentiment de semi-noyade permanent, cet état d’inconsistance qui nous maintient tout juste à flot, dans cet entre-deux glaçant entre un ciel aveugle et un océan muet. Nos vies s’écartèlent entre ce Moi dont nous sommes réduit.e.s à être les représentants et une existence effective rongée, brûlée de futilités impalpables et d’absurdes pertes de temps.

Se réveiller en sursaut au milieu d’un rêve, manger l’estomac muet pour prévenir ses hurlements glauques, parler sans rien dire, raconter les dernières aventures de notre Moi, travailler sans rien accomplir, marchandant du vide, rentrer à la maison le crâne brûlant, apaiser son corps devant les plaisirs insignifiants d’un écran, conscient des aiguilles du temps qui nouent le ventre, s’endormir la tête chaude et le cœur vide, afin d’être en forme pour le lendemain ; les engrainages de ce monde, en plus de tracer le squelette noir de notre vie, a tendance à nous priver du présent, nous force à vivre pour, et non à vivre. Nourri.e.s à ces perfusions d’existence, nous sommes les victimes, les témoins et les coupables de cette transformation de l’Homme en Individu. L’Homme vit ; il contemple, s’égare, ressent, partage, aime. L’individu7 existe, et c’est à peu près tout.

Nos vies ne sont plus ces films d’auteur libres qui éclosent à l’ombre ; elles se sont transformées en grosses productions, inondées par des vagues de pseudo spectateurs qui guident nos agissements. Nous sommes devenu.e.s des Truman conscient.e.s des caméras nous entourant, inconscient.e.s des sièges vides pour nous observer. L’extension du Moi a créé autour de nous des milliers d’entités existantes, des milliers d’autres Moi qui influent sur ce que nous devenons. En somme, nos vies sont devenues politiques. Elles ne nous appartiennent plus. Épuisées par leurs méprisables exhibitions sur les scènes brûlantes de notre société, nos vies pourrissent.

Ces dernières années marquent l’extension brutale de ce Moi à travers les réseaux sociaux et les écrans, sorte de détraqueurs qui aspirent nos vies. En fait, à travers Facebook, Instagram ou Snapchat, ce Moi s’est matérialisé derrières ces vitrines technologiques. Alors qu’autrefois, une balade à travers la pudeur verte d’une forêt, un petit goûter à l’ombre d’un saule pleureur ou la simple contemplation d’un couché de soleil nous arrachait momentanément à son emprise, nos smartphones nous rappellent son existence à travers ses petits cris aigus. Ces moments tellement précieux figent nos sourires dans la mémoire intemporelle de nos petits appareils intelligents.

La parole ne cesse de trahir ce Moi tout-puissant. Cette immense machine à créer et diffuser des concepts mystificateurs qui s’étend jusque dans nos pensées les plus obscures produit des échos qui, au milieu des falaises vertigineuses de nos vies, à l’endroit où la solitude règne autoritairement, répètent inlassablement : j’existe, j’existe, j’existe

Le mensonge ultime du j’existe demeure cette invention d’une identité cohérente qu’on étiquette sur nos vies. C’est oublier que nous oscillons toujours sur cette ligne tremblante entre introversion et extraversion, entre générosité et radinerie, etc… Cette caractérisation des individus, et non des actes, porte une empreinte politique non négligeable ; elle permet d’atténuer, voir de nier les structures opérantes qui agissent sur nous, et de placer l’entièreté de la responsabilité dans l’individu lui-même en l’isolant d’un système perçu comme inopérant.

Ce mythe d’un Je qui navigue librement dans un océan sans remous, uniquement soumis aux volontés de son capitaine, est sinon absurde, en tout cas dangereux. C’est oublier que ce sont d’abord les vent extérieurs qui guident ce que nous sommes8.

Lorsqu’il s’agit, pour les classes dominantes, de se maintenir au pouvoir et d’étendre leur système de domination, la mobilisation de cet individu absolument souverain débordant de libre-arbitre demeure l’arme la plus efficace. Crise climato-écologique ? Responsabilisation individuelle. Inégalités des chances ? Méritocratie. Injustices sociales ? Liberté d’entreprendre. Cette conception lissée de l’identité, renforcée par le monde culturel, est un masque de chair qui brûle les êtres hétérogènes remplis d’incohérences et de contradictions que nous sommes.

Le « j’existe ! » est aussi à la base de l’émergence de tout un nouveau nombre d’identité9. L’existence est un vestibule dont jamais nous ne sortirons. Devenus de simples assemblages de réflexes, incapables de se soumettre aux beautés crues de la vie, des êtres atomisés, lissés, gonflés, seuls, figés, il ne nous reste qu’à jouir, qu’à faire danser nos ombres mortes, qu’à faire chanter les voix éteintes de nos cœurs.

« Jouissez sans entrave ! », slogan de Mai 68, s’est transformé en « Jouissez ! ». Terrible constat. Les entraves n’ont évidemment pas disparu ; elles sont niées. Cette injonction au bonheur qui émane de notre temps, exacerbée par le développement personnel et la psychologie positive, est un drame politique.

La quête du bonheur, autrefois pensée comme fin, est désormais un moyen. Un moyen pour la capitalisme de maximiser la productivité et la consommation d’un Individu. Cette émergence de pauses actives, de salons bien-être au sein des entreprises ne visent qu’à vider toujours plus le travailleur de sa substance, de l’écraser comme un vulgaire concentré tomate et d’en extraire le maximum de force de travail. À travers ce que certains appellent le capitalisme affectif, suivant cette folie de marchandisation d’à peu près tout, le bonheur est devenu un marché à part entière : coachs de vie, livres de développement personnel, etc.. Ainsi, en 2020, le bonheur s’achète.

Politiquement, ce mouvement nous fait croire que le vrai bonheur, c’est celui qui se cultive au fond de soi, qu’il n’est conséquence que d’une volonté individuelle. Cette surresponsabilisation de l’individu empêche de questionner le rapport entre nos souffrances et le monde politique. Interdit.e.s de penser en termes de système, les citoyen.ne.s finissent par se replier sur eux-mêmes, convaincu.e.s d’être responsables de ce qui les torture de l’intérieur. Ce sentiment participe à un désinvestissement massif des individus en politique. Grâce au « Jouissez ! », le capitalisme exauce ses vœux de voir une société d’Hommes transformée en un réseau d’individus atomisés, recroquevillés sur leur propre existence et convaincus de l’inutilité de la politique.

Cette façade d’égalité face au bonheur permet aux libéraux de masquer les inégalités profondes qui régissent nos sociétés, sources de souffrances terribles. Plus généralement, cette injonction au bonheur, normative, tend à lisser la population en l’uniformisant. Une banane accrochée sur le mur remplace Les Fleurs du Mal ; l’art pâtit irrémédiablement de cette révolution anthropologique. Si une des priorités d’un système autoritaire lorsqu’il s’empare d’un territoire est d’étouffer la création artistique libre et engagée, le néolibéralisme tue le problème dans l’œuf. La mise en avant de l’art contemporain par les états libéraux est, de ce fait, une décision éminemment politique ; elle s’inscrit dans un mouvement plus large de mutilation artistique sous la pression du commerce tout-puissant.10

Les luttes émancipatrices et écologistes ne se heurtent pas à un enchaînement d’individus, mais à tout un système qui les enchaîne. Certains mouvements, dans une démarche réformiste vouée à l’échec, prennent plaisir à jeter certains crânes vides dans un océan à la mémoire intemporelle. L’incrimination individuelle ne fait plus sens. En réalité, elle ne l’a jamais fait. C’est ce qu’avait déjà compris une partie de la mouvance féministe au 20ème siècle lorsque certaines militantes se déplaçaient aux procès de présumés agresseurs sexuels pour plaider leur acquittement. La pensée par individu, parce qu’elle nie les structures opérantes qui agissent en nous, doit être rapidement dépassée. Parce que le temps urge. Extinction Rebellion, pas exempte de tout reproche sur d’autres points, trace toutefois un sillon lumineux vers cette direction. Le mouvement, conscient que son homogénéité sociologique détenait une cause structurelle, et non une cause individuelle, place au cœur de son combat la non-pertinence de culpabiliser et blâmer celles et ceux qui seraient, par des facteurs étrangers, encore réticent.e.s à leur cause. Il est donc absolument prioritaire de questionner et de repenser le libre-arbitre, de désindividualiser nos pensées et d’axer nos actions sur les structures.

Comment sortir de ce schéma de pensée ? Dans cette danse endiablée avec cet ennemi11 protéiforme et complexe, il s’agira d’abord de faire taire la mélodie qui impose l’enchaînement de nos pas.

Notons que le libre-arbitre, crucial dans l’avènement de ce monde et de ses institutions, est secoué dans des sphères scientifiques. C’est d’abord la psychanalyse, au début du 20ème siècle, qui nuance la conception d’un Homme entièrement libre. Depuis quelques dizaines d’années, le libre-arbitre s’est trouvé un nouvel ennemi avec l’émergence et le déploiement de la sociologie. Par un travail scientifique difficilement contestable, une frange de cette discipline tend à prouver que son existence est sinon illusoire, en tout cas restreinte. Last but not least, les neurosciences jettent un drap d’incertitude sur la véritable entité du libre-arbitre au prix d’expériences pour le moins interpellant et participent à son démontage lent et sourcé. Son existence, pourtant, est une condition sine qua non de la pérennité du système libéral. La « preuve » de son inexistence ne pourrait, dans des plaines théoriques, ne mener qu’à l’effondrement de cette forme de société. Voilà pourquoi les questions qui gravitent autour du libre-arbitre sont absolument cruciales.

Écouter un discours de Macron en adoptant le cadre de l’inexistence du libre-arbitre témoigne de son influence sur la politique actuelle. Pour autant, cette épineuse question peine à se frayer un chemin dans les milieux militants. Ne serait-ce pas le moment de l’intégrer à nos réflexions ? Bernard Lahire écrit, dans l’ombre de Spinoza, « qu’en fait, la sociologie constate (elle ne postule pas), grâce à l’élaboration de méthodologies poussées intrinsèquement liées à une démarche réflexive systématisée, que les individus ont conscience de leurs actions, mais que, du fait qu’ils sont multisocialisés et multidéterminés, ils ignorent les causes qui les déterminent. »

Nos corps ne doivent plus demeurer des tribunaux viscéraux où les battements de notre cœur frappent comme le marteau d’un juge. Le temps des accusations permanentes, des procès silencieux et destructeurs doit être révolu. Parce que la frontière entre juge et jugé.e est glissante. Et surtout parce que, alors que nos sociétés baignent dans leur crépuscule, le rêveil sonne depuis trop longtemps ; ce cauchemar a assez duré.


  1. Journal personnel, 22 janvier 1892
  2. Cahiers de prison, 1929-1935
  3. Difficile de défaire précisément l’histoire du libre-arbitre, alors que ce concept se retrouve déjà dans la philosophie grecque. Toutefois, il ne fait aucun doute que la naissance du terme, sous la plume de Saint Augustin qui essaie de dédouaner Dieu du mal commis par l’Homme, est crucial dans son avènement et son extension dans l’Occident.
  4. Les racines de l’individualisme sont évidemment bien plus anciennes.
  5. Frédéric Lordon
  6. Il me semble qu’il y a là un parallèle à tracer avec la distinction que fait Louis Dumont entre l’individu en tant que sujet empirique et l’individu en tant qu’être moral (Essais sur l’individualisme : une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne).
  7. Selon la distinction sociologique nécessaire que fait Louis Dumont, il s’agit ici de l’individu en tant qu’être moral, indépendant, autonome.
  8. « CE QUE JE SUIS », alors ? Traversé depuis l’enfance de flux de lait, d’odeurs, d’histoires, de sons, d’affections, de comptines, de substances, de gestes, d’idées, d’impressions, de regards, de chants et de bouffe. Ce que je suis ? Lié de toutes parts à des lieux, des souffrances, des ancêtres, des amis, des amours, des événements, des langues, des souvenirs, à toutes sortes de choses qui, de toute évidence, ne sont pas moi. (L’insurrection qui vient, Le Comité Invisible)
  9. Voilà peut-être une de ses rares (la seule ?) conséquence qui paraît plutôt positive.
  10. Vidéo Youtube
  11. Ce système politico-économique

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