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Délit de fuite

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Fin 2011, un canidé faisait la une du Time, élu personnalité de l’année. Loukanikos, un chien errant s’était attiré la sympathie des médias pour ses participations aux émeutes d’Athènes. Pelage blond et collier bleu, il manifestait activement au côté des anarchistes grecques.

S’inspirer d’un clébard, se jeter corps et âme dans une lutte et oublier sa vie d’errance.

Pour obtenir ce qui en vaut la peine, peut-être faut-il perdre tout le reste.

Bernadette Devlin

Songes

Il est 5 heures du mat’ quand je décide de sortir de mon abri de nylon. Il faut être un peu con pour se lever à des heures pareilles, mais quand on est sur la route, la connerie sent le gasoil. Une agréable puanteur qui fait avancer. Le café est plus cher, mais ça marche aussi.
Et puis il y a la bouffe. Une pizza en ville soigne mieux les ampoules qu’un Compeed, les falafels guérissent les coups de soleil, la bière apaise le mal de dos.
260 bornes jusqu’à Nashville. J’y serai pour le dîner, avec un peu plus de chance qu’hier. Et si je tombe à nouveau sur un facho, même si j’ai la dalle, je continue à pied. Promis.
Cette route m’emmerde. Du maïs à gauche, du maïs à droite et des rats musqués éventrés tous les 3 kilomètres, à se demander s’ils en avaient pas eu eux aussi, trop marre de ce silence sec.
Hier, j’ai compté 74 bouteilles de Coca, 53 de Pepsi, et plus d’une centaine de ces poches de sucre de Capri-Sun à la con.
Waw, un Pepsi Zéro, ils sont rares ceux-ci.
Un pick-up approche. Je l’entends dans mon dos depuis déjà 3 minutes. Sans me regarder, sans descendre la vitre, le type crie deux trois phrases inaudibles avant de réussir à trouver le bouton pour baisser le volume de sa musique de merde. Je lance mon sac sur le pont et saute dans la cabine.

Showers washed
All my cares away
I wake up to a sunny day
'Cos I love a rainy night

Je remonte le son de la radio. Finalement, j’aime bien cette chanson.

-That’s my corn ! On the right, on the left, 8’000 acres ! Do you smell the money ?
-Organic corn?
-Shut up beatnik !

Puis plus rien pendant une dizaine de minutes.

-It’s time to clear this country ! Bye Bye Fuckin’ Fajitas! They steal my corn. Southie faggots !
-Dude, I need to pee, you can go on without me. Thanks for the lift !

La bagnole disparaît dans sa propre fumée. Je balance mon sac dans le petit fossé qui borde la route, et je vais chier dans le maïs.

Elles sont où mes œillères ?

Je crois que c’est ce genre de moments imaginés qui me faisaient rêver. Galérer. J’ai jamais voulu que mon chemin soit lisse. Il me fallait les aspérités de l’asphalte pour m’écorcher les genoux. Mais pendant que je bavais à l’idée de m’abîmer l’épiderme, tout autour de moi, ça pissait le sang depuis déjà longtemps.

1% des personnes les plus riches du monde possèdent autant que le 99% restant. Ça ruisselle que dalle. 200 espèces animales sont décimées chaque jour. Il reste les chatons pour Insta, ça va. Près d’un quart des oiseaux d’Europe ont disparu en 40 ans. En même temps, quelle idée de vivre dans les arbres quand on sait qu’ils vont finir en armoires suédoises pour empiler des t-shirts bangladais. Un quart de la planète boit de la merde, littéralement. Y’aura davantage de Capri-Sun que de poissons dans les océans d’ici 2050. 44% de la production céréalière est destinée au bétail, qu’on bute dans les abattoirs pour bander au resto. Même les cailloux en prennent plein la gueule. 26 éléments du tableau périodique sont en voie d’épuisement. Les énergies renouvelables ne renouvellent que le capitalisme. Les violeurs nous sourient au JT pendant que les keufs perquisitionnent nos chiottes. Demain, les drones d’Amazon seront presque attirants à côté de ceux de l’État…

Pis moi, je voulais prendre la route.

Ravensburger

Un gros voyage, ça se construit. Le puzzle de ce projet de tour du monde comptait quelques bonnes centaines de pièces. Comme quand j’étais gosse, assis par terre, j’ai commencé par les bords. Ça donne rapidement une idée de l’ampleur des travaux. Les éléments principaux de l’image sont souvent faciles à recréer. Reste le plus difficile : combler les trous, avec des pièces ayant la même forme et la même couleur.
J’approchais de la fin de l’assemblage quand j’ai décidé de tout remettre dans la boîte, en bordel.
Pourquoi on voyage ? Pour se chercher, pour se perdre ? Pour apprendre, pour oublier ? Ou pour alimenter son compte Facebook ? Je crois que je voulais surtout m’user. Tanner mon cuir et choper des hématomes à la cervelle. Alors quand je comprends qu’ici aussi, je vais pouvoir me prendre des branlées, je décide de rester.

Plug anal 5G

« Tire-toi ! T’as le droit de profiter de la vie, t’as pas choisi d’être là, maintenant. »

Cette voix dans ma tête qui voudrait bien voir le Machu Picchu, elle peut aller se faire foutre. Profiter… Ce doit être un mot inventé dans l’hémisphère nord. Ou plutôt un mot volé à l’hémisphère sud. J’envie les touristes qui sirotent leur Sex on the Beach à 70 km de Gaza, les vétérinaires qui mangent de la viande, les banquiers qui roulent à vélo et les gardiens de la paix. Je crois que j’aimerais bien pouvoir m’acheter un écran de fumée au Black Friday, me curer le pif avec une brosse à dents à hydrogène et commander des pizzas avec mon plug anal connecté. Mais finalement, je préfère me battre contre des moulins à merde, faire des siestes en cellule et oublier le Tennessee, plutôt qu’avoir le cul qui vibre quand je mange une margherita.

Dafalgan

Mon tour du monde en stop aurait dû se dérouler sur plusieurs années. Quand on biffe ce genre de projet sur notre bucket list, ça laisse une balafre qu’on a besoin de soigner. Un peu d’alcool pour anesthésier, et on commence à faire nos points de suture. Délicatement… Putain ça pique.

Petit répertoire non-exhaustif d’anti-douleurs quand le système nous digère :

  • Publicités vandalisées
  • Sexisme dénoncé
  • Statues déboulonnées
  • Animaux libérés
  • SUV dégonflés
  • Vitrines caillassées
  • Pylônes sabotés
  • Place fédérale occupée
  • Militant·es acquittés
  • Policier·ères condamnés

On trace de nouveaux itinéraires, on se dessine de nouveaux horizons. Le voyageur qui voulait traverser les frontières désire maintenant les voir tomber. Celui qui voulait voir le monde, veut maintenant le changer.

On établit des zones à défendre partout où il faut empêcher les avancées du béton. On s’ennuie parfois dans les marches pour le climat, on fait la grève scolaire, on désobéit, on se joint aux réflexions collectives sur l’avenir de notre société et, parfois, aux émeutes.

Désobéissance Écolo Paris

Voilà comment je cicatrise. Et personne ne réussira à me priver de ma dope. Surtout pas l’État et ses caniches.

Rose bonbon

Quand tout part en couille, soit on se planque, soit on se positionne.
Dans mon camp, on a la rage. En face, iels ont les cages.
C’est douloureux de bloquer les plus gros engrenages jamais construits en y introduisant nos phalanges, mais on essaie. Dans le pire des cas, les patron·nes gavé·es à la thune devront quand même régurgiter quelques pièces pour nettoyer la poudre d’os qui ralentit leurs machines huilées au sang. Rien ne change, mais les amendes tombent. Selon certain·es citoyen·nes, c’est parce qu’on se fait chier qu’on crache sur le futur que les marionnettistes nous imposent. C’est vrai que ces lettres recommandées, pleines de bulletins rose bonbon nous font saliver. Et on en redemandera toujours. Jusqu’à ce qu’iels soient à court de cartouches roses, dans leurs imprimantes et leurs fusils.

Délit de fuite

Notre époque est sombre. 200 nuances d’ébène. Et les années qui viennent risquent d’élargir ce spectre, d’intensifier les noirs. L’indignation ne suffit plus. La résistance doit s’accélérer et notre petit confort doit pourrir. Balançons des clefs à molette dans les machines et des godasses sur les politicien·nes. Reculons devant la police uniquement pour prendre de l’élan. Torchons nous le cul avec leurs mandats et leurs mensonges, comme iels le font avec nos revendications. Formons des blocs, noirs ou arc-en-ciel, bousculons-nous, écaillons la plage de ses pavés et faisons voler ces derniers dans les vitres de notre train-train quotidien.
Leur seul moyen de nous faire pleurer quand nous sommes solidaires se trouve dans des grenades lacrymogènes. Continuons à les encercler, malgré les détonations et à crier par-dessus leurs injonctions. Nous gagnerons, car nous sommes infiniment nombreux·ses.

Qu’iels bousillent nos rêves autant qu’iels le veulent, on en construira toujours de nouveaux.
Je ne serai pas au bord des routes à tendre mon pouce, je lèverai mon poing dans les rues.
Désormais, le seul crime que je suis certain de ne pas commettre, c’est le délit de fuite.

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