Fin 2019, des militant.e.s.x d’Extinction Rebellion et de la Grève du Climat bloquent la porte principale de Fribourg-Centre lors du Black Friday, dénonçant cette journée consumériste qui mène à une marée noire pour la planète. Ce Block Friday pousse, environ un an et demi plus tard, une trentaine de personnes devant la justice fribourgeoise, constituant ainsi le plus grand procès climatique en Suisse.
Parce qu’une nouvelle sensibilité écologique est au cœur de la révolution que nous appelons de nos vœux, parce que l’effondrement du vivant et le dérèglement climatique font miroiter un monde apocalyptique, parce que la justice est un rouage essentiel d’un système à repenser dans sa globalité, nous vous invitons à ce procès historique, qui s’étale sur quatre jours, avec une perspective qui se veut poétique, révoltée et impertinente.
Deuxième jour dans l’intestin de la justice. La salle ressemble à une carcasse de baleine.
Hier, l’accumulation des auditions des prévenu.es.x a étiré le procès jusqu’à 19h, juste le temps d’écouter un peu plus de la moitié d’entre elleux. Au cœur de l’après-midi, une militante, professeure à l’EPFZ en écologie, a paré le refus du Juge d’écouter les expert.es climatiques convié.es la veille en déroulant, deux heures durant, un constat précis et inéluctablement alarmant de la situation climato-écologique actuelle. Preuve que désormais la Justice n’est plus cet archipel isolé, protégé, mais qu’elle commence à prendre l’eau. Preuve que désormais nos voix débordent, coulent sur leurs territoires gris, s’infiltrent dans leurs réseaux.
Hier pèse sur certains visages, Hier alourdit quelques paupières, Hier s’infiltre, se cache dans les alcôves de certains esprits encore embrumés. Mais la détermination qui arme les militant.e.s.x parvient à maintenir Hier au sol, à le faire disparaître des pensées à travers ces sourires libérateurs.
8h30. L’audition des prévenu.es.x reprend son flot.
Le Juge pose systématiquement les mêmes questions.
Madame K, vous êtes entendue en tant que prévenue en réponse aux délits de trouble à l’ordre public et participation à une manifestation illégale. Acceptez-vous de parler ?1
Ce monde est une île. Sur sa colline de fer, la Justice est une Eglise en ruines où seul.es certain.es fidèles se plient encore aux volontés de la Divine Constitution.
La mer fait danser ses serpents à la bouche éclaboussée de rage sur les plages nues. A mesure que ses langues argentées lèchent le sable, elle emporte dans les profondeurs de son immense ventre de saphir des corps aux vertiges figés.
L’eau, devenue rouge, brûle les pieds de celleux qui plongent leur regard dans l’horizon, tandis que les autres citoyen.nes de l’île, bercé.es par les roulements continus des vagues, continuent d’enfouir leur tête et leurs rêves dans le sable.
Monsieur A, vous avez fait opposition à l’ordonnance pénale datant de novembre 2019. Est-ce que vous souhaitez la maintenir ?
Les militant.e.s.x sont des phares de chair dont les témoignages ne font que, le temps d’une respiration, claquer les volets du Tribunal.
Madame C, pour quelles raisons avez-vous participé à cette action ?
Les nuages commencent à se recueillir dans le ciel, tandis que la lune luit dans sa prison de cendre.
Il n’y a plus de marée basse. L’eau gravit, centimètre après centimètre, les tibias fatigués de ce monde.
Certain.es se regroupent sur les hauteurs de l’île, croyant peut-être que le voyage vers le ciel sera plus court et moins douloureux.
Dans le Tribunal, une dernière convaincue plaide l’acquittement, mais la place du juge est restée désespérément vide depuis le début de ce procès contre ce monde.
La mer salive devant les portes du bâtiment.
Madame S, quel impact pensez-vous que cette action pourrait avoir sur le réchauffement climatique ?
Les dernier.es vivant.es se rassemblent sous l’ombre salvatrice d’un immense hêtre.
Certain.es écrivent des poèmes, confectionnent des masques, peignent des toiles.
L’eau continuer de monter.
Une grande banderole est dépliée sur les branches fatiguées de l’arbre, sur laquelle figure : croire en rien, c’est croire en eux.
Monsieur Y, n’y a-t-il pas d’autres solutions pour faire passer votre message et freiner le réchauffement climatique ?
La mer inonde le ciel.
Madame N, est-ce que vous travaillez ?
Le jour se relève, péniblement.
L’Humanité gît sur le sol.
Sa tempe s’est ouverte comme une fleur.
Monsieur S, Combien gagnez-vous d’argent par mois ?
Retour au Réel.
Le Juge finit par s’impatienter face à des auditions qu’il juge trop longues.
Ce perro(quet)-botique gris, perché sur son trône troué, récite des mots censés lui brûler les lèvres. Mais ce ne sont que ses ailes qui brûlent.
Madame K, combien payez-vous pour votre caisse maladie ?
Ce procès réussit l’exploit d’être aussi absurde que son déroulement.
Parce que la cause climato-écologique nécessite par définition une refonte globale de la société, et parce que la justice ne devra pas être épargnée, ce procès, derrière l’écran de fumée dissipé sur quatre (ou peut-être finalement trois) jours, n’est que la réponse d’une machine à broyer, construite pour persévérer dans son être, qui se défend. Même si le Juge venait à acquitter les militant.es.x lundi, ce sera probablement pour mieux les punir plus tard.
Parce que le déroulement, avec cette trentaine de témoignages étalés sur une petite quinzaine d’heures, n’est qu’une façade qui sert à légitimer la future décision du Juge, probablement bien plus déterminée par les affects que renferme son estomac ou par sa carte politique qui dépasse de ses yeux.
Monsieur I, est-ce que vous avez payé des impôts cette année ?
Et puis, qu’est-ce qu’une justice qui n’est pas juste ?
En complément, nous publions ici l’audition d’une militante prévenue. Ses mots, puissants, nous bousculent, nous heurtent, nous touchent.
Si ce témoignage n’est qu’un parmi la trentaine d’auditions entendues lors du procès, les questions qu’il soulève sont peu ou prou celles évoquées par les autres prévenu.es.x.
Pour quelles raisons avez-vous participé à cette action ?
D’abord je tiens à préciser que je ne suis pas dans Extinction Rebellion parce que je suis en manque d’adrénaline dans ma vie. J’étudie le droit et cela ne me fait pas particulièrement plaisir de me fermer des portes dans ce domaine pour avoir désobéi, ou plutôt pour avoir exprimé mes opinions.
J’ai agi parce que je suis dégoûtée de l’affront que fait l’Homme et particulièrement le système dans lequel il vit , à la nature, au Vivant et aux êtres humains les plus démunis.
Les scientifiques quasi unanimes nous alertent depuis des décennies sur notre trajectoire qui nous mène droit dans le mur. En prenant conscience de cela, je crois qu’il était de mon devoir de mettre mes petits doigts dans les rouages lancés à cent à l’heure de cette machine. Particulièrement en ce jour déplorable qu’est celui du Black Friday. Jour où l’on célèbre la consommation effrénée basée sur des besoins créés de toute pièce. C’est abyssal de s’attaquer à cela. Ça ne laisse pas beaucoup de place à l’espoir. Mais aujourd’hui ce n’est pas avec ce désespoir que je me présente. Je suis plutôt en colère. Colère contre nos dirigeants qui ne lèvent pas le petit doigt, qui se prélassent dans leurs privilèges en oubliant leur rôle de protection de la population. Colère contre un tribunal qui refuse d’entendre des expert.e.s. Colère de me trouver avec mes camarades sur le banc des accusé.e.s.
Vous l’avez compris, j’ai donc participé à cette action parce que je suis en colère, mais aussi pour que le désastre en cours soit visibilisé et pour que tout soit mis en œuvre au plus vite afin d’infléchir cette trajectoire. J’ai agi pour que cesse le massacre du Vivant et le gaspillage frénétique des ressources qui nous permettent de vivre. J’ai agi parce que c’est urgent.
Quel impact pensez-vous que cette action pourrait avoir sur le réchauffement climatique ?
Il est en tout cas certain que les personnes qui sont allées faire leurs courses à Fribourg-Centre ce jour-là ont été menées à réfléchir à ces questions. En étant dérangeante, percutante, ce genre d’action a le mérite d’interpeller et de mettre la focale sur certaines problématiques, dans notre cas l’aberration d’un évènement qui pousse sans scrupule à la consommation.
Et en plus, nous sommes ici aujourd’hui, des experts et des expertes ont répondu présent.es pour témoigner en notre faveur et des médias ont fait le déplacement. Le troisième pouvoir est ainsi forcé de prendre sa responsabilité dans les changements sociétaux profonds qu’il est nécessaire d’effectuer. Plus personne ne peut boucher les oreilles face au cri du peuple en colère et ça c’est déjà une petite victoire. Donc oui je pense que notre action, et plus généralement l’action directe, a un impact.
N’y a-t-il pas d’autres solutions pour faire passer votre message et freiner le réchauffement climatique ?
Je pense en effet qu’il existe une multitude de moyens de faire passer ce message, une multitude de tactiques. Pour ma part, je ne crois plus en la voie démocratique et légale. Je ne crois pas non plus au changement par les actes individuels. J’ai moi-même modifié mes habitudes de vie, j’ai voté, signé mais rien ne bouge. La preuve avec la loi CO2 qu’on nous propose : vide, sans consistance, qui manque sa cible. Alors oui, la Suisse, c’est le pays du compromis, du petit pas. Mais tout de même, des décennies d’alertes scientifiques, une multitude d’initiatives, des marches, des manifestations, des actions directes pour en arriver à ça … C’est décevant. La question qui me trotte dans la tête est donc plutôt : cette action du Block Friday était-elle suffisante ?
Cet article fait partie d’une série sur le procès du Block Friday à Fribourg.
voir série- Procès du Block Friday : acte I
- Procès du Block Friday : acte II
- Procès du Block Friday : acte III
- La justice, cette farce