La loi MPT est très controversée, pour de nombreuses et pertinentes raisons. Mais est-elle simplement inutile et dangereuse, ou a-t-elle le potentiel d’être un authentique instrument fasciste ?
Cet article devait être un article de fond, un gros morceau. Mon ambition première était de retracer l’histoire du terrorisme en Suisse, dans le but de démontrer que, comme partout dans le monde, ces événements tendent plutôt à diminuer1, et que nous n’avons pas besoin de la loi fédérale sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme.
Mais je me suis rendu compte qu’argumenter de la sorte aurait été hypocrite, car la loi MPT ne vise pas la lutte contre le terrorisme au sens où on l’entend habituellement. Prétendre le contraire, comme le sous-entendait ma démarche initiale, est un gros et vilain mensonge.
Qui (ou que) vise exactement la loi ?
Qui ? Les « terroristes potentiels », je vous laisse juger de la pertinence de cette définition : « Par terroriste potentiel, on entend une personne dont on présume sur la base d’indices concrets et actuels qu’elle mènera des activités terroristes. » (art. 23e, al. 1, LMPT)
Que ? Les « activités terroristes », encore une fois, admirez la précision et la clarté de l’alinéa : « Par activités terroristes, on entend les actions destinées à influencer ou à modifier l’ordre étatique et susceptibles d’être réalisées ou favorisées par des infractions graves ou la menace de telles infractions ou par la propagation de la crainte. » (art. 23e, al. 2, LMPT)
Question légitime : Est-ce que voter ou se faire élire sera considéré comme une activité terroriste ? C’est clairement une « action destinée à influencer ou à modifier l’ordre étatique », c’en est même l’intention explicite. Et certains partis n’hésitent pas à utiliser la propagation de la peur pour arriver à leurs fins. Honnêtement, si cette loi pouvait servir à condamner et faire interdire les campagnes haineuses et dégueulasses de l’UDC, ça vaudrait presque la peine, presque. Mais pourquoi ai-je comme la subtile intuition que cela n’aura aucun effet sur les discours xénophobes et que cet alinéa sera interprété de manière très arbitraire pour ne silencer que certaines formes de « propagation de la crainte » plutôt que d’autres ?
Un texte qui ne tient pas debout
Déjà à ce stade, on voit que le texte ne tient sur rien de concret. D’ailleurs, personne n’est vraiment dupe. L’ONU, Amnesty International, et une myriade d’expert·es universitaires suisses condamnent le texte et alertent sur les multiples atteintes aux droits humains qu’une telle loi représente. Des personnes ont même porté plainte dans de nombreux cantons pour dénoncer la désinformation de la campagne et le manque de transparence et d’objectivité du livret d’information de la Confédération à propos de cet objet. Pour les mêmes raisons, 9 ex-procureurs tessinois ont recouru au Tribunal Fédéral en demandant l’annulation pure et simple de la votation.
Mais alors la loi MPT est-elle vraiment dangereuse ? Est-elle un premier pas vers l’autoritarisme ? Une pente glissante qui ouvre la porte à plus de surveillance, plus de contrôle, à un Etat policier ? Pas du tout.
Une loi fasciste
La loi MPT est une loi fasciste. Fasciste, le mot est dit. Ne faisons pas l’erreur de croire qu’il s’agit d’un « premier pas ». Même si toute la droite minaude et promet qu’ « il y a de nombreux garde-fous » ou que les militant·es·x politiques ne sont pas visé·es (pour l’instant), il y a tout ce qu’il faut dans cette loi pour transformer la Suisse en un Etat policier totalitaire n’ayant rien à envier aux plus caricaturales dictatures de notre époque. Saviez-vous qu’à la base il n’était même pas censé y avoir d’exception pour les employé·es·x des ONG2 ? Le Conseil Fédéral voulait littéralement (et légalement) assimiler les ONG à des mini-DAECH, et la définition est encore une fois tellement large qu’elle le permettait aisément !
Quant aux notions de « premier pas » ou de « pente glissante », les utiliser revient à présumer que l’on n’est pas déjà dans une société autoritaire et violente, dans laquelle les libertés se limitent, pour le commun des mortel·les·x, à travailler (= être exploité·e·x) et consommer (= être aliéné·e·x). Or, la police est une institution antidémocratique par nature, servant à protéger les privilèges de la classe dominante, la propriété privée capitaliste, et à maintenir le 99% de la population dans la servitude. Sa seule existence constitue le premier pas, le début de la glissade. Tout accroissement, même minime, de son pouvoir devrait être condamné et combattu. En réalité, il serait grand temps de démilitariser, définancer et démanteler la police une bonne fois pour toutes. Alors quand il s’agit de lui donner les pleins pouvoirs pour réprimer les idées et opinions politiques divergentes, il y a de quoi s’effrayer, et il y a de quoi sortir dans la rue !
L’échec de l’Etat de droit
Pour moi, cette loi et son acceptation haut la main par notre gouvernement3 est un double aveu d’échec. Premièrement, nos dirigeant·es·x ont complètement abandonné l’idée de donner des réponses satisfaisantes aux défis environnementaux, sociaux et sanitaires qui les dépassent complètement. Iels préfèrent lâcher la bride de leurs petit·es·x soldat·es·x pour mater toute contestation et tenter de conserver un semblant d’ordre public. Deuxièmement, en adoptant une loi aussi abusive et outrancière, qui viole la Convention Européenne des Droits Humains, la Convention relative aux droits des enfants, notre propre Constitution et à peu près toutes les libertés fondamentales, le gouvernement dit définitivement adieu à l’État de droit. Comme si cela était devenu trop compliqué, trop encombrant, et que c’était plus simple de ne pas s’embarrasser de toutes ces considérations morales (c’est pour les bisounours, la morale, non ?), qui ne servent au final qu’à préserver la dignité de chacun·e·x.
C’est vrai quoi ! Pourquoi avoir la présomption d’innocence quand on peut la remplacer par la présomption de culpabilité ? La loi condamne « Une personne dont on présume qu’elle mènera des activités terroristes » (art. 23e, al. 1, LMPT), bonne chance pour prouver que vous n’alliez commettre aucun acte terroriste, d’autant plus que maintenant, participer à une manifestation pacifique peut être considéré comme un acte terroriste4.
Une loi inutile face à ce qu’elle prétend combattre
Mais le pire dans tout ça, c’est que la loi MPT ne diminuera pas la menace terroriste en Suisse. Et la raison est très simple, des lois permettant de prendre des mesures préventives en cas de radicalisation (actes préparatoires en vue d’une infraction, participation à une organisation criminelle, obligation de se présenter à la police, etc.) existent déjà en Suisse5 ! Les mesures ajoutées par la loi MPT font complètement doublon ! La seule différence est cette définition extrêmement problématique des « terroristes potentiels ».
Et c’est ce qui me pousse à conclure que cette loi ne vise pas les « terroristes » mais bien touxtes les militant·es·x politiques ! Grève du climat, Grève féministe, Extinction Rebellion, militant.es·x antiracistes, antifascistes, antispécistes, militant.es·x LGBTQIA+, minorités en tous genres, etc., même les « coronasceptiques ». Toute revendication politique qui ne sera pas en adéquation parfaite avec l’ordre établi sera sévèrement réprimée par la police fédérale, sans aucun contrôle ou supervision par la justice et sans aucun moyen de recourir suffisamment tôt pour éviter des violations graves des droits humains.
Les problèmes que cette loi cherche à mitiger sont imaginaires, mais les impacts sur la répression policières sont bien réels. Il s’agit avant-tout d’une réforme visant à simplifier le travail de la police, et à le libérer de la subordination à la justice. Apparemment, la droite et le centre trouvent désormais que la séparation tripartite des pouvoirs, fondamentale dans toute démocratie, n’est finalement pas si importante et pas si utile.
Echec et mat
Ce qui se passe est grave, cette loi ferait bander les généraux putchistes ou les syndicats de flics d’extrême droite en France. Mais là-bas, les fachos ont eu pleins d’attentats, un Etat d’urgence de deux ans, Le Pen en finale des présidentielles ou encore les gilets jaunes pour se chauffer. Ils sont gonflés à bloc, et l’absence totale de dialogue social et la politique ultrarépressive de Macron envers toutes les revendications de la société civile leur laisserait presque croire à la réalisation de leurs rêves dystopiques les plus exaltés6. Mais qu’une loi comme celle-ci passe en Suisse, dans l’indifférence générale, alors que la menace terroriste est inexistante, sur la base d’un argumentaire mensonger7, alors que touxtes les expert·es·x tirent la sonnette d’alarme, ce serait objectivement incompréhensible8. Instaurer un régime de terreur en prétendant lutter contre le terrorisme, c’est soit un coup de maître, soit une balle dans le pied, mais dans tous les cas c’est échec et mat pour la justice sociale.
- Je me base sur le rapport Global Terrorism Index 2020 de l’Institute for Economics and Peace (IEP). Entre autres sur la figure 3.1 page 40, j’attire votre attention sur la surface bleue, à peine visible, qui regroupe toute l’Europe ET l’Amérique du Nord. Je vous encourage également à lire le chapitre sur l’Europe (p. 46). On y apprend que la Suisse est classée 113ème pays mondial en termes de risque d’attaque terroriste (sur 163), et que ce risque a globalement baissé depuis 2002. Il y a eu 58 victimes du terrorisme en Europe en 2019, dont 40 en Turquie (0 en Suisse, évidemment). Malgré l’islamophobie ambiante et ce qu’on voudrait nous faire croire, le terrorisme (y compris islamiste) continue de tuer quasi exclusivement des musulman·es.
- C’est ce que l’on apprend dans l’interview d’Oleg Gafner à la RTS, le 25 septembre 2020.
- 112 voix contre 84 au Parlement, 33 voix contre 11 aux États.
- Fun fact : La Suisse sera le seul pays avec l’Arabie Saoudite qui peut accuser les militant·es·x non-violent·es·x de terrorisme.
- Voir cette section d’un article très complet de François Charlet, juriste spécialisé en droit, criminalité et sécurité des nouvelles technologies. Il y relaie également l’analyse de deux autres juristes très intéressants, Ahmed Ajil et Kastriot Lubishtani.
- Ce qui ne leur donne pas raison pour autant. Le fascisme n’est jamais légitime et jamais souhaitable (pas sûr qu’il y avait besoin que je précise sur ce coup-là).
- A savoir qu’il faudrait combler une lacune du droit Suisse, que les lois des pays voisins sont plus restrictives, etc. alors que c’est faux comme on l’a vu notamment dans l’article de blog de François Charlet ou dans le dernier paragraphe de cet article sur le blog du Temps.
- Parce qu’il n’y aucun argument rationnel pour aller dans ce sens, mais bien sûr, cela s’expliquerait dans le contexte politique et médiatique dans lequel nous nous trouvons. C’est le résultat de deux décennies de discours sécuritaire, d’islamophobie politique, de la monopolisation du discours sur l’immigration et la criminalité par l’extrême droite, etc. Il n’y a plus aucune parole qui vient publiquement contrebalancer les fantasmes autoritaires de la droite radicale. La gauche est complètement dépassée sur ces sujets et préfère se taire, ce qui laisse le champs libre à tous les excès. Les quelques voix anticapitalistes, anti-impérialistes ou antifascistes qui se lèvent sont systématiquement minoritaires, elles sont vivement critiquées et combattues y compris par cette fameuse « gauche » qui n’en a décidément plus que le nom.