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Le travail tue (mais pas tout le monde)

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« Chute mortelle à la télécabine de Charmey ». Cette dépêche de l’ATS, qui s’est frayé un chemin dans l’actualité du mois d’avril de plusieurs rédactions romandes (La Liberté, la Gruyère, 20 minutes, le Nouvelliste), transforme le décès au travail d’un jeune ouvrier de 34 ans en un simple fait divers. Si les discours dominants tendent à faire de cette accumulation d’accidents graves sur le lieu de travail de simples drames individuelles, c’est en réalité tout un système politico-économique, chargé d’organiser le monde du travail, qui fabrique ces morts prématurées. Plus que jamais, les faits divers font diversion.


Cette tragique histoire ne manque pas de symbolique : un ouvrier, perché à une quinzaine de mètres du sol pour réparer une télécabine dont tout semble indiquer qu’elle sera un moyen de transport surtout pour la bourgeoisie, chute et décède. Le communiqué de presse de la police, moins laconique que les deux mêmes paragraphes de l’ATS repris par la presse romande, indique que le malheureux est décédé sur place. Tout est fait, dans le traitement politique et médiatique de ce genre de décès, pour gonfler la représentation fausse d’un simple accident, d’une maladresse imputable à l’inattention de l’ouvrier.e. Cette manière dépolitisante qui présente ces accidents mortels détachés les uns des autres n’épuise pas le fond de l’affaire. Le travail tue, certes. Mais pas n’importe quel travail.

Qui n’est pas né.e sous la bonne étoile ?

Le malheur de cet ouvrier n’est pas seulement le fait d’une maladresse fatale, mais surtout celui d’une certaine malchance de ne pas être né sous la bonne étoile. Car si pour certain.es.x une fausse manipulation n’aura comme seule conséquence celle de devoir se baisser pour ramasser son stylo qui gît sur le sol, pour d’autres, c’est leur propre vie qui se maintient en suspension, huit heures par jour.

Ce décès est un écho de l’inégalité cruelle qui caractérise notre société face au rapport au travail et à ce qu’il fait endurer à notre corps et à notre existence. Si la valeur travail est sans cesse rabâchée dans le champ politique, généralement par de cyniques individus gavés aux rémunérations publiques dont le seul mérite dans la vie est de ne pas s’être étouffé avec la cuillère en argent plongée dans le fond de leur gorge depuis leur naissance, rappelons que pour de nombreux.ses personnes, le lieu de travail est un espace dangereux qui peut causer une mort aussi soudaine que violente, entraînant de facto des drames familiaux terribles. En Suisse, un.e ouvrier.e possède une espérance de vie 4 à 5 ans plus courte qu’un.e diplômé.e universitaire1. D’inconscientes voix pourraient faire remarquer, à juste titre, que certains emplois semblent naturellement plus dangereux que d’autres, et que par conséquent, les personnes qui choisissent ces métiers n’avaient qu’à faire des études, ou se tourner vers une autre voie. Elles se sont malheureusement trompées d’époque : depuis 1964 et Les Héritiers de Pierre Bourdieu, nous savons précisément, et la littérature sociologique et psychologique n’a cessé de l’attester jusqu’à nos jours, que notre futur professionnel est d’abord déterminé par notre classe sociale. En réalité, pas besoin de plonger son nez dans un ouvrage de sociologie pour en prendre conscience: il suffit de consulter les classes prégymnasiales et les classes « exigences de base » au Cycle d’Orientation pour constater que, comme l’écrit avec beaucoup de justesse Geoffroy de Lagasnerie, l’école sert d’abord à transformer les inégalités de chance en inégalités de mérite 2. Ainsi, ces emplois dangereux, souvent peu rémunérés, sont globalement réservés aux classes laborieuses, tandis que la classe bourgeoise peut tranquillement se pavaner dans ses bureaux vitrés. C’est donc notre système capitaliste qui condamne les classes laborieuses à nettoyer nos bureaux, à effacer nos salissures, à crapahuter sur nos toits et nos télécabines pour garantir notre confort de vie, alors que, pendant ce temps, nous enchaînons les teamsbuilding indigestes, les balades sur notre bureau d’ordinateur pour faire passer le temps et les colloques dont le seul but est de faire en sorte de dire que tout va bien et qu’il n’y a rien à changer.

En 2016, ce ne sont pas moins de 79 personnes qui sont décédées suite à des accidents au travail en Suisse. Preuve que le décès tragique de cet ouvrier fribourgeois n’est pas un fait isolé, mais une réalité silencieuses qui brûle le pays tous les cinq jours.

L’affaire France Telecom

Michel Juffé, dans son ouvrage A corps perdu, détricote cette fable de l’accident au travail comme étant un invariant idéologiquement neutre présent dans toutes les sociétés de tout temps. Il affirme que ces accidents n’ont, en réalité, rien d’accidentels, mais qu’ils sont le résultat d’une productivisme et d’une recherche de profit insatiable. Le philosophe français écrit : « C[L’accident au travail]’est un attentat contre la vie humaine, perpétré pour des motifs parfaitement repérables et qui ne valent pas mieux que ceux qui inspirent un crime crapuleux : un bénéfice escompté, une bénéfice prélevé sur la vie des autres. ».

Autre point intéressant qui se situe au cœur de son livre, Michel Juffé estime que le milieu du 20ème siècle est témoin d’un tournant majeur. Depuis la révolution industrielle, l’accident au travail est perçu comme une fatalité, comme un dégât collatéral nécessaire causé par l’avènement d’un progrès technique et économique spectaculaire. Mais à partir des années 1950, chaque accident au travail est désormais marqué par une aberration généralisée, par une triste surprise teintée d’incompréhension. Mais comment est-ce possible ? Mais pourquoi lui ou elle ? Nous avions pourtant fait le nécessaire pour éviter ce genre de désastre… Ce revirement dans le traitement médiatique et politique est ainsi fortement … dépolitisant. C’est exactement le ton utilisé par l’ATS et la police pour rendre compte du décès de l’ouvrier fribourgeois.

L’affaire France Telecom marque irrémédiablement un autre tournant sur ce sujet. Un bref rappel des faits s’impose. France Telecom, ancêtre d’Orange, met en place en 2004 un plan de redressement de l’entreprise visant à supprimer 22’000 emplois sur tout le territoire hexagonal. Les dirigeants sont conscients des coûts importants qu’ils vont devoir payer, en indemnités, à leur 22’000 employé.es licencié.es sans raison valable. Ils mettent donc en place un plan machiavélique, nommé NExT, dont le but est de volontairement détériorer les conditions de travail pour pousser les employé.es à démissionner d’eux-mêmes. Didier Lombard, directeur, déclare notamment : «Je ferai ces départs d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte. ». Cette stratégie monstrueuse va causer jusqu’à 35 suicides par an 3.

Cette affaire dévoile à la fois le visage d’un management destructeur prêt à absolument tout, y compris pousser des employé.es vers le suicide, pour satisfaire sa soif de profit et pour engraisser toujours plus ses actionnaires, et celui d’une classe politique indifférente, puisqu’elle n’a rien mis en place pour éviter que ce genre de scandale se reproduise.

Qui a tué les verriers de givors ?

En 2003, la verrerie de Givors, dans la région lyonnaise, ferme ses portes. Grâce à une mobilisation populaire importante dans cette ville communiste, la plupart des ouvriers retrouvent rapidement une place de travail, tandis que les plus âgés profitent d’une retraite anticipée. A l’été 2009, Mercedes Cervantes, femme de Christian, verrier pendant plus de trente ans à Givors, prend subitement conscience de l’hécatombe qui touche tous les anciens travailleurs, frappés l’un après l’autre d’un cancer mortel à un âge relativement jeune. Malgré quelques signes de réprobation venant de son mari, pour qui on ne mord pas la main qui te nourrit, elle se lance, bien aidée par quelques précieux soutiens locaux, dans une aventure judiciaire et humaine extraordinaire. Le parcours est semé d’embûches face à des entreprises, des tribunaux, des médecins et de nombreuses bureaucraties qui nient l’évidence.

Pascal Marichalar, chercheur au CNRS, suit et raconte le voyage politique de ces invisibles qui sortent peu à peu de l’ombre et qui lèvent progressivement le voile sur un véritable scandale d’Etat dans un livre aussi révoltant que touchant : « qui a tué les verriers de givors ? ». Le sociologue écrit dans les premières pages : « comment parvient-on à s’accommoder de ce qui est normalement considéré comme un crime ? On ne peut prétendre élucider ce qui est à la fois une énigme intellectuelle et un scandale moral sans s’interroger plus généralement sur les rapports de domination qui traversent nos sociétés, et qui font que chaque jour, en dépit des principes politiques fièrement affichés, certaines personnes ont le pouvoir d’en sacrifier d’autres sur l’autel de la production et du profit ».

Le chemin de Mercedes Cervantes et de ses acolytes s’est heurté à une justice glaciale qui donne parfois l’impression de s’endormir le soir main dans la main avec certaines entreprises. Malgré la preuve que les ouvriers inhalaient chaque jour au minimum une dizaine de produits cancérigènes en pleine conscience d’une hiérarchie sourde, ils doivent prouver avec certitude que ce sont précisément ces produits qui ont fait émerger dans leur corps ces tumeurs mortelles, ce qui est forcément impossible.

Dans le dernier chapitre de cette enquête, Pascal Marichalar visite une autre verrerie de la même entreprise et constate que, dans le fond, rien n’a changé : les ouvriers sont toujours soumis à des substances cancérigènes. « Lorsqu’un salarié est accidenté ou rendu malade par son poste de travail et doit laisser celui-ci vacant (souvent en étant licencié), on se contente généralement de lui trouver un remplacement, sans rien modifier au poste en question, et sans que personne n’y trouve rien à redire. Dans tout autre contexte, ces pratiques seraient fortement sanctionnés moralement ou judiciairement. Dès lors qu’il s’agit du monde du travail, ce n’est pas le cas. »

 Politisation nécessaire

Si cette affaire à Givors a provoqué des remous médiatiques intéressants, le sujet des décès liés au travail peine à se glisser en première ligne sur la scène politique. Edouard Louis et son sublime « Qui a tué mon père » l’a fait, durant quelques semaines, en racontant les retrouvailles avec son père qui, à 45 ans, a le corps détruit par le travail, ne peut plus marcher et a besoin d’un respirateur artificiel pour survivre. A la fin de ce texte bouleversant qui retrace la relation impossible entre le père et le fils, Edouard Louis accuse nommément certains politiciens français, dont les réformes politiques ont causé la mort physique de son père.

« Qui a tué mon père » rappelle que si le monde politique est particulièrement insensible aux souffrances causées par le travail, il agit même en faveur de l’extension de celles-ci. L’exemple du père d’Edouard Louis est éloquent : après un accident au travail grave, il est condamné à toucher des aides sociales jusqu’à la fin de ses jours puisque retravailler pourrait sérieusement mettre son existence en danger. Seulement, quelques années plus tard, lorsque Martin Hirsch et son ministère unifie le système d’aides sociales sous la bannière du RSA, il ne remplit pas les conditions pour recevoir ces aides étatiques. Il se voit donc forcé d’accepter un emploi de balayeur qui finira par achever son corps.

Grâce à cet exemple familial, Edouard Louis prouve bien que les décideurs politiques sont dans une démarche de prolonger, d’accroître les souffrances dues au travail. L’affaire de France Telecom ne dit pas autre chose, puisque le plan NExT est le fruit de la privatisation de l’entreprise. La politique suisse, notamment lorsqu’elle ne cesse de vouloir repousser l’âge de la retraite, est prise dans les mêmes draps bourgeois.

Oui, bourgeois. Car ces décisions ne sont pas inconscientes, elles ne sont pas irréfléchies. Elles sont le produit d’une pensée de classe, celle de la classe bourgeoise, qui essaie d’élargir toujours plus le champ d’action de sa domination sur les classes laborieuses.

« La lutte des classes existe, c’est une évidence. Et malheureusement, c’est ma classe, parce qu’elle est la seule à la mener, qui est en train de la gagner. » Cette phrase désormais célèbre porte la plume de Warren Buffet, un des plus grands milliardaires américains.

Plus que jamais, les barricades n’ont que deux côtés. Que chacun.e choisisse le sien.

Notre choix est fait.


  1. https://www.mobiliere.ch/
  2. « Le Combat Adama », co-écrit avec Assa Traoré, p. 57
  3. https://fr.wikipedia.org

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