Ce matin, surprise dans ma boîte aux lettres. Une enveloppe marquée du sceau du Tribunal de police contenant une jolie petite pile de feuilles. Un jugement. Notre jugement. Des dizaines de pages pour justifier, motiver un choix. Celui d’appliquer strictement le droit. Celui de tolérer l’insuffisance de l’Etat. De la légitimer même. Celui de rester dans les clous en somme.
La trame de fond de ce courrier : condamné.e.s. Pour tout. Ou plutôt pour rien. Du moins pour pas grand chose dans notre cas. La même surprise, j’imagine, dans 29 autres boîtes aux lettres. 30 militant.e.s accusé.e.s d’avoir bloqué une porte de Fribourg Centre lors du black friday. Toustes condamné.e.s. Pour avoir crié des slogans, brandi des pancartes et forcé quelques personnes à marcher 20 mètres de plus avant de se noyer dans la foule, le bruit et les prix cassés.
Plus qu’une pile de feuille, une double piqûre de rappel. Celle qui fait le constat. La justice n’est pas de notre côté. Elle tente plutôt d’asphyxier toute forme d’action politique qui se joue en dehors du cadre institutionnel des partis. Le troisième pouvoir est aussi peu courageux que les autres. Et celle qui regarde vers l’arrière. De quoi se remémorer ces quelques jours de procès. Ou de mascarade devrai-je dire. Toustes condamné.e.s. À quoi ? À pas grand chose. Quelques centaines de francs. Pour certain.e.s assorti d’un casier judiciaire. Le moment idéal pour remettre le nez dans mon carnet de notes, oublié, depuis lors, au fond de mon sac de procès. Des lignes et des lignes où il n’est pas question des millions d’arguments qu’il y a pour dénoncer la surproduction/surconsommation ni d’une description minutieuse des minutes du procès. Des lignes et des lignes sur votre attitude, Monsieur le Juge (car il faut bien user de la politesse que requiert votre poste pour m’adresser à vous). Une petite missive qui ne vous est pas parvenue sous le pli postal. Une lettre vouée à l’égarement qui a fait son chemin jusqu’ici.
Sur le banc des accusé.e.s, je souffre d’un ennui chronique, de mal de crâne et de tout un tas de ressentiment envers vous. Non que les témoignages de mes camardes soient dépourvus d’intérêt. Mais votre méthode dépossède tout propos de sa profondeur.
Trois questions larges voire impertinente posées à chacun.e d’entre nous, à tour de rôle, dans un rythme protocolaire. Réponses saccadées, phrases entrecoupées, récitées, où il est difficile de faire passer la moindre émotion. Mais il a été décidé qu’une impartialité froide règnerait en maître sur ce procès et que donc tout devrait être retranscrit au mot près dans le PV. Et dieu que votre greffier est lent. De la froideur partout. Dans le ton de votre voix. Dans la disposition de la salle. Dans le béton gris des murs. Dans le bal procédural des entrées et sorties. Et si peu de pause. Êtes-vous vraiment un robot comme vous en donnez l’air ? Je suis lasse. Le temps s’étire et l’absence de fenêtre me coupe de tout repère. Alors pour égrainer les minutes, je gribouille mes pensées. En voici un échantillon au sujet de vos bavures (et non, ça n’est pas réservé qu’à la police) verbales.
Premièrement Monsieur le Juge, comment avez-vous pu affirmer du ton de celui qui tient la vérité absolue que la catastrophe (bien évidemment, vous n’avez pas utilisé ce terme) écologique et climatique est un fait notoire ? Si notoire qu’il n’est pas nécessaire d’écouter les 5 expert.e.s qui attendent, brûlant de vous livrer leur constat, devant la porte de cette immense salle convertie en tribunal. Confirmant ainsi votre refus, déjà formulé à plusieurs reprises, après les requêtes de nos avocat.e.s. Elleux qui sentent bien que la science est essentielle dans la compréhension des faits qui nous sont reprochés. Pour vous pourtant, il est suffisant que d’autres juges aient déjà entendu des expertises similaires auparavant. Que vous pouvez purement et simplement vous baser sur une retranscription papier. Franchement, sur ce coup, vous auriez pu être sympa. Rendre hommage à ce qu’a d’historique ce procès. Lui accorder le crédit qu’il mérite. Être fier d’en être même peut-être ? (rire). À ma connaissance, seules deux affaires semblables ont été jugées en Suisse à ce jour. Et elles n’ont de similaire que le mode d’action. Les cibles, les problématiques et donc les éclaircissement qu’auraient pu nous (et surtout vous) fournir les expert.e.s sont totalement différents. Alors est-ce une surestimation de vos connaissances ou une absence crasse d’intérêt pour le sujet qui vous a mené à violer notre droit d’être entendu.e.s dites-moi ? Ou êtes-vous déjà tellement certain de nous acquitter que cela ne vous paraissait pas nécessaire ? Dans ce cas, vous auriez pu nous épargner un paquet de temps, un paquet de mots répétés. Nous aurions évité de marteler le message sur deux jours. J’avoue, pour ma part, je pencherai plutôt pour une inconscience de votre méconnaissance. En effet, lorsque vous consignez au PV « hergésol » au lieu de pergelisol, on peut légitimement se demander dans quelle BD vous vous êtes fourni toutes vos connaissances qui justifient que vous vous passiez de la science. Pire encore, avez-vous réellement cru que la deuxième revendication d’Extinction Rebellion était une planète sans effet de serre d’ici 2025 ? Pensiez-vous vraiment qu’en lieu et place du réchauffement que nous vivons aujourd’hui, nous voulions que la planète se transforme en gigantesque congélateur où aucune vie ne serait possible ?
Et éclairez moi aussi Monsieur le Président, êtes-vous si à droite de l’échiquier politique que dans votre tête vos rêves sont devenus la réalité ? Pensez-vous réellement que la Suisse est seule lorsque vous parlez d’une terre peuplée de 7 millions d’habitant.e.s ? Et encore, après calcul, avec ce chiffre vous auriez fait le ménage de quelques personnes trop colorées. Ou avez-vous juste une nouvelle fois oublié d’écouter, mimé une once de présence en répétant des mots qui existent dans la langue française sans trop savoir ce que vous disiez ? Il aura quand même fallu vous rappeler deux fois si mes souvenirs sont bons, que nous sommes 7 milliards, pas 7 millions. Oui, oui 7 milliards.
Ensuite, il me faut résoudre un point qui fait tout particulièrement siffler mes oreilles. Est-ce une démarche inconsciente d’homme trop ancré dans le patriarcat que de protocoler mot pour mot nos propos en omettant toutefois systématiquement l’inclusivité ? Pourquoi celleux et iels se transforment en ceux et ils ? Je doute que ce soit par amour profond pour la langue français car même détaché, articulé, prononcé « celles et ceux » bien distinctement, votre cerveau ne retient que le masculin, seulement le « ceux ». Et quand on vous y confronte, aïe aïe aïe, vous avez du mal à contenir votre irritation. On ne vous demande pourtant pas d’intégrer le langage inclusif dans votre quotidien, on ne saurait être si prétentieux.ses. Seulement d’être cohérent. Si chaque mot doit être couché au PV, faites nous le plaisir de prendre en compte nos efforts pour remblayer un peu le fossé gigantesque des inégalités. Car oui, cela fait aussi partie de notre procès. « Pas de justice climatique sans justice sociale ».
Il y a eu aussi ce moment où vous avez cru comprendre que pour cette militante qui témoignait, le black friday était une journée d’une grande intensité. Êtes-vous sûr d’avoir pris connaissance du dossier avant de nous juger ? N’avez-vous donc pas intégré que nous le dénoncions, cet événement absurde ? Qu’au contraire de l’intensité, la prévenue que vous interrogiez soulevait son écoanxiété à cette occasion ?
Et je crois finalement que l’on peut douter un peu de vos compétences d’homme de loi. C’est assez effrayant de se dire que la personne qui va nous juger doit recevoir un refresh juridique de la part d’un de nos avocats. Non, non, l’accord de Paris n’est pas un protocole. Et pour parler d’une loi on utilise plutôt le terme d’édicter que celui d’émettre. Ne vous mélangez pas les pinceaux entre le Co2 (qui s’émet) et vos outils de travail (qui s’édictent). En tout cas, nous on ne risque pas de faire cette confusion. On sait pertinemment qu’on ne se bat pas pour les lois. Et votre étonnement d’avoir reçu 3 exemplaires des bordereaux de pièces. Ça aussi c’était amusant.
Paradoxalement, j’espère que la réponse à toutes ces questions est juste que vous ne nous écoutez pas. Que vous répétez mécaniquement des mots sans les relier. Sans essayer d’en saisir le sens. C’est assez triste si l’on y pense. Tout l’enjeu de ce procès est de vous montrer que cette action était légitime. Si vous ne nous écoutez pas, est-il possible de comprendre pourquoi nous avons agi ainsi ?
Mais si la réponse est autre, si vos magnifiques bourdes découlent vraiment de votre méconnaissance, alors il faudrait accepter que nous sommes les protagonistes d’une énorme blague dont vous êtes le clown.
Malgré tout, s’il fallait retenir quelque chose de positif de tout ça, je pense qu’on peut se réjouir de manière totalement impertinente d’avoir réussi à vous faire dire quelques merveilleuses pépites. Et oui, votre protocolaritite aiguëe vous a joué quelques tours. Il a bien fallu que vous répétiez (les points de suspension essayant de reproduire la robotique de vos paroles) :
- « nous sortir… de cette merde »
- « j’utilise… des protections menstruelles… éco-responsables… comme. » (la suite vous n’avez quand même pas pu. Trop c’est trop. Et avec vos confusions, vous auriez protocolé la Cup21).
- « J’aime… intensément… la vie… et j’espère… que vous aussi »
Comme toute bonne chose a une fin, je me dois de clôturer. Pardonnez moi pour la longueur de cette lettre Monsieur le Juge. Vous avez reçu tant de bordereaux remplis de pièces à lire. Vous devez être épuisé. Votre tête doit encore aujourd’hui déborder de données scientifiques. Mais vous nous avez sorti tant de perles. Pour être exhaustive, il m’aurait fallu, à l’instar de nos avocat.e.s, vous remettre un classeur fédéral.
Cet article fait partie d’une série sur le procès du Block Friday à Fribourg.
voir série- Procès du Block Friday : acte I
- Procès du Block Friday : acte II
- Procès du Block Friday : acte III
- La justice, cette farce
Juste magnifique… merci 😊