Karin Keller-Sutter l’avait pourtant promis : la loi LMPT récemment votée ne s’appliquera pas aux activistes politiques1. Il n’a fallu que neuf jours pour voir poindre le premier écart aux belles promesses de la conseillère fédérale saint-galloise : Philippe Bauer, avocat et conseiller aux Etats PLR, déclare de manière complètement décomplexée que, face aux menaces d’Extinction Rebellion de paralyser la ville de Zurich, on pourrait se demander si on peut utiliser les mesures anti-hooliganisme et les mesures de la loi antiterroriste récemment votée pour arrêter en amont les meneurs. 2
Sur le fond, ne feignons pas la surprise. Cette loi, par son cadre volontairement flou et par ses définitions fourre-tout, était destinée à frapper, tôt ou tard, les militant.es.x. Par contre, sur la forme, quelques interrogations affleurent. Comment se fait-il qu’aucun média, à commencer par la RTS dont les antennes ont recueilli ce témoignage, n’ait relever la dissonance entre les propos de Keller-Sutter et ceux de Philippe Bauer ? Cette érosion des contre-pouvoirs face aux vagues d’un libéralisme autoritaire qui ne prend plus la peine de cacher ses dents est inquiétante. Pourquoi les ONG et la classe politique de « gauche », qui s’érigeaient en remparts face aux éventuels abus de cette loi, n’ont pas relevé ce double discours ? Car cette déclaration, même en l’absence d’application politique concrète, instille dans les esprits que oui, la loi LMPT peut s’appliquer contre les militant.es.x. Laisser aujourd’hui germer l’idée, dans la tête des policiers et de certains politiciens, que l’application de cette loi pour museler des militant.es.x passe sous les radars médiatiques et citoyens, c’est s’assurer, demain, l’éclosion de nouvelles fleurs répressives.
Pour finir, en essayant de ne pas tomber dans une forme de psychologie de comptoir, la manière qu’a Philippe Bauer de déclarer qu’il souhaite mobiliser cette loi LMPT contre les militant.es.x témoigne, à mon sens, de l’état de sécurité, de confort et d’intouchabilité absolu dans lequel siègent nos élus politiques. Cette libération d’un grand nombre de politiciens de toute contrainte, qu’elle soit morale (devoir d’être « juste »), éthique (devoir d’œuvrer pour le bien commun) ou politique (devoir de représentation des électeurs.ices), est inquiétante. Ces gens peuvent mentir sans être mis face à leurs contradictions, vociférer un jour blanc et le lendemain noir, sans que personne ne s’en émeuve.
Cette liquéfaction des contre-pouvoirs, ce débordement de l’Etat de l’arbitraire sur le territoire de l’Etat de droit et cette impunité morale, politique et même légale dans laquelle baignent nos gouvernants tracent, sur le ciel du monde de demain, d’inquiétantes ébauches. Plus grave encore : qu’avons-nous comme armes pour freiner cette dérive globalisée qui n’en est plus une, alors que notre système démocratique bourgeois est pipé d’avance, que nos médias agonisent, que la répression judiciaire et policière ne cesse son travail de sape sur notre motivation, notre énergie et notre porte-monnaie, alors que nos emplois du temps sont toujours plus chargés, que nos écrans nous aspirent, que tant d’êtres que nous croisons dans la rue n’ont d’humains que le corps, tandis que cette société a transformé leur cœur en désert de glace ? Autrement dit, que faire alors que toutes les forces agissantes de ce monde, ô combien puissantes, nous poussent vers un libéralisme autoritaire effrayant, sauce 1984 et le meilleur des mondes ?
François Begaudeau disait que la politique est un art noble lorsqu’elle s’articule au réel. Mais nos politiciens ressemblent à des ballons de baudruche volant librement dans le ciel. Il est sans doute temps de les percer, et de les voir s’effondrer, après un dernier soupir, sur les terres froides du Réel. Pour qu’enfin ils cessent d’être des communicants, des agents de service après-vente de la classe bourgeoise, et pour qu’enfin ils s’emparent des enjeux brûlants de notre temps : négation de la valeur de vies humaines en Méditerranée, multiplication de camps aux conditions d’existence ignobles, dérèglement climatique, effondrement du vivant, crise sociale, violences faites aux femmes*, aux minorités sexuelles, etc… Et si, et je crois que tous les éléments l’attestent depuis de nombreuses années, nous considérerions que nos représentants n’en sont pas capables et que, précisément, ce système politique a comme vocation de perpétuer ces mécanismes d’oppression, de domination, d’exclusion et d’aliénation, alors il faut tirer les constats qu’il convient de tirer, et faire comprendre à nos élus qu’ils doivent s’en aller, qu’ils doivent rendre les clefs. Mais soyons très clair.es : ils ne partiront pas d’eux-mêmes. Il faudra donc faire le nécessaire.
Le Comité Invisible écrit, dans Maintenant :
Ne plus attendre.
Ne plus espérer.
Ne plus se laisser distraire, désarçonner.
Faire effraction.
Renvoyer le mensonge dans les cordes.
Croire à ce que nous sentons.
Agir en conséquence.
Forcer la porte du présent.
Essayer. Rater. Essayer encore. Rater mieux.
S’acharner. Attaquer. Bâtir.
Vaincre peut-être.
En tout cas, surmonter.
Aller son chemin.
Vivre, donc.
Maintenant.
Plus que jamais, il est temps de rompre avec cette mascarade politique. Il est temps d’arrêter les pendules, de renverser le sablier, de sortir de cette roue infernale. Il est temps de redevenir vivant, de croire à ce que nous sentons. Il est temps de se rencontrer, de s’organiser. Il est temps de faire effraction. Et de faire fleurir un Ailleurs, un Autre part sur les ruines de ce capitalisme destructeur.