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Vous avez dit Pandora Papers ?

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Le 3 octobre 2021, un consortium de plus de 600 journalistes du monde entier publie l’analyse et la synthèse d’une fuite de millions de documents faisant état d’évasion fiscale à très large échelle. Les résultats, médiatisés sous le terme de l’affaire des « Pandora Papers », sont édifiants : plus de 11’000 milliards de dollars sont placés dans des comptes offshore, échappant ainsi à la taxation étatique1.


Offshore Leaks, 2013. China Leaks, 2014. Panama Papers, 2016. Bahamas Leaks, 2016. Football Leaks, 2016. Money Island, 2017. Malta Files, 2017. Paradise Papers, 2017. Dubaï Papers, 2018. FinCEN Files, 2020. OpenLux, 2021. Pandora Papers, 2021.

Il ne s’agit pas d’épisodiques scandales qui émailleraient les représentations méritocratiques et philanthropiques de la classe dominante, mais d’une réalité nue qui remonte à la surface médiatique tous les six mois.

Plus de 11’000 milliards. La somme est impalpable, inimaginable. Tellement indécente qu’elle en perd de son indécence. Comme si, à force de pousser l’intolérable toujours plus loin, il perdait de sa consistance.

La presse romande est discrète, sinon muette. Ne surtout pas brusquer les rouages productifs du quotidien. Ne surtout pas considérer cette affaire comme une affaire politique. Placer le débat hors de la politique, faire comprendre qu’il y a d’un côté la politique et de l’autre les Pandora Papers.

Revenons-en aux faits. Des millionnaires, des milliardaires qui volent les caisses publiques (car c’est bien de cela dont il s’agit). Mais ne surtout pas politiser. Pourtant, est-ce seulement possible d’avoir un sujet aussi politique, dans sa substance, que celui de personnes volant de l’argent public ?

Les articles de presses sont individualisés à souhait. Ne surtout pas décrire des structures, des mécanismes légaux et moins légaux qui produisent l’évasion et la fraude fiscale. Ne surtout pas penser système. Penser individus. Tout individualiser, à outrance. Et faire disparaître le politique.

L’argent, le nerf du nerf de la guerre. Tout le temps, nos politiciens se larmoient qu’il en manque. Pour les services publics, pour aider les plus démuni.x.es, pour lutter activement contre toute forme d’oppression et de discrimination qui font couler tant de sang et de larmes, etc. Il en manque partout. On connaît la leçon : il n’y a pas d’argent magique.

Des riches capitalistes (il faut quand même poser le mot) nous privent de recettes publiques se chiffrant en milliards ? Aucun rapport, aucun lien. Circulez, rien à voir. Et au passage, vous trouvez pas que l’immigré.x.e , le chômeur.se, la bénéficiaire de l’AI nous coûtent cher ?

Dégoût, nausée. Qu’ils crèvent (les planqueurs de fric). Je comprends mieux la couleur des costards ; elle masque le sang qu’ils font couler, au bout de la chaîne politique.

Une idée, sans doute provocatrice, me surprend. Au fond, qu’est-ce qui différencie notre gouvernement d’une mafia ? Trump, le mafieux, n’est-il pas la parfaite concrétisation d’un système politique qui place des mafieux sur le trône politique ? (Rappelons, au passage, à quel point les Trump, Bolsonaro, Salvini, Orban (et d’autres) se sont agenouillés face au capital et à ses mesures néolibérales. Fin de la provocation.)

Revenons-en aux faits. Le scandale des Pandora Papers. Mais le scandale fonctionne par son jaillissement soudain, imprévisible, choquant, inattendu. Il n’y a donc pas de scandale des Pandora Papers, puisque tout le monde (déteste la police et) sait que la fraude et l’évasion fiscale existent. Qu’elles se perpétuent, qu’elle se renforce, parfois, grâce à l’aide des décideurs politiques. Mais puisqu’on vous dit que ce n’est pas une affaire politique.

Infrarouge l’a bien compris. L’impossible retraite de Federer est politique, mais les Pandora Papers pas 2. « Le climat est-il au-dessus des lois » est un sujet politique, la crise écologique pas vraiment. Mais je m’égare, une fois de plus.

L’affaire des Pandora Papers n’est pas vraiment un scandale. Juste la matérialisation de certains discours, de certaines enquêtes. D’ailleurs, le sujet de la fraude fiscale et de l’évasion fiscale ne se fraie pas un chemin sur les différents médias suisses, emportant dans son silence les Pandora Papers.

La politique n’a même pas eu besoin de s’emparer de cette affaire, de se salir les mains. Pendant ce temps, le conseil fédéral continue sa tournée nationale de promotion du vaccin sur les airs des Marseillais à Cancún.

Décidément, il devient parfois compliqué de différencier la politique suisse d’une téléréalité.

Optimisation fiscale, légale. Fraude fiscale, illégale. Une fois qu’on a dit ça, on n’a rien dit. De quoi les Pandora Papers sont-ils le nom ? Sans doute des deux. Mais ne tombons pas dans le piège. Le prisme de la légalité pour considérer le Réel, en plus de relégitimer le droit bourgeois, n’est pas pertinent.

Quel prisme, alors ? Pourquoi pas celui de la justice, au sens noble. De ce qui est juste. Mais qu’est-ce qui est juste ? Une pure question de point de vue ? Peut-être. Réaffirmons le nôtre.

Considérons notre monde comme un monde social quadrillé par des rapports de pouvoir et de force. La lutte de classes, le patriarcat, le racisme, etc. Ces systèmes fabriquent des mécanismes de domination, d’exclusion, de discrimination, de persécution qui, in fine, produisent de la souffrance. La domination masculine produit des viols, des agressions sexuelles, des inégalités de traitement au sein des institutions, etc. La lutte de classes produit un mépris de classe, des mesures politiques bourgeoises qui accroissent la précarité des précaires, le non-partage des richesses, de l’évasion fiscale, etc. Le racisme produit la mise à mort de certaines populations en mer Méditerranée, une police qui tue des personnes noires, des inégalités de traitement au sein des institutions, etc.  

Proposition. Considérons donc toute action qui soulage les corps de la souffrance et qui atténue ces mécanismes comme juste. Et celles qui les perpétuent, voire les aggravent, comme injuste.

Conséquence. L’évasion fiscale, qu’elle soit légale ou non, est injuste 3. Elle accroît la domination des corps issus de la classe laborieuse en organisant un non-partage des richesses. Fin de la parenthèse.

Face à cette situation insupportable, nos capacités à nous é-mouvoir sont réduites, tordues. La révolution anthropologique est en marche. A défaut de rendre la machine humaine, l’humain est rendu machine.

D’être vivant, l’humain n’a plus que l’être. Leur projet : l’être et le néant. L’être en façade, le néant comme matériau d’existence. Un être anesthésié, aux perfusions de plaisir que procure les écrans.

Plus qu’un être, un état. L’état comme situation. L’état par opposition au devenir, au mouvement. Le vivant vit, l’état est. Et L’Homme penche désormais vers l’état.

Le vivant déborde, éclabousse. Le vivant est imprévisible, incontrôlable. En un sens, la sixième extinction de masse n’est qu’un miroir du Vivant qui se meurt en nous.

Revenons-en aux faits.

Et puis non. Il y a un temps pour les faits, et un temps pour les actes.

La classe politique et les médias ne s’intéressent pas aux Pandora Papers ? C’est leur décision. Décidons autrement.

Cette affaire politique ne doit pas se dissoudre dans la bouillie médiatique quotidienne. Il faut que ces deux mots résonnent dans les rues de Fribourg et d’ailleurs. Il faut que nos concitoyen.nes se rappellent que des riches capitalistes les volent, les privent de services publics de qualité, accroissent la pression sur les plus précaires. Il faut que cette vérité leur saute dessus, lorsqu’iels déambulent dans les rues fribourgeoises, qu’elle s’empare d’elleux, qu’elle ne les lâche plus.

N’oublions pas que la nuit transforme nos corps en ombres. Et que les rues nous appartiennent.


  1. Parfois de manière « légale » à travers l’optimisation fiscale, parfois de manière illégale.
  2. encore, du moins
  3. A noter la très juste vidéo d’Oxfam : https://www.youtube.com

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