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L’Université de Fribourg dans la tourmente

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Le dies academicus, fête académique organisée chaque année par l’Université de Fribourg depuis 1889, est un jour sans cours où les facultés décernent des doctorats honorifiques pour récompenser des personnalités éminentes de la science, de la culture, de la politique et de la société. En couronnant respectivement le secrétaire d’Etat à la migration à Berne, dont le zèle caractérise les décisions inhumaines prises à l’encontre des migrant.x.es et le CEO d’Holcim, les Facultés de droit et de sciences économiques et sociales plongent l’Université de Fribourg dans la tourmente.


Le mois de novembre instaure à Fribourg une atmosphère toujours particulière. Sous une brume automnale qui s’étend de la Basse-ville jusqu’au sommet de la cathédrale, la ville donne l’impression de sommeiller, de se reposer avant les festivités de décembre. Pendant ce temps, l’hiver et ses salives glacées se remue sur les courbures de la Sarine. C’est cette période qu’a choisie l’Université de Fribourg pour célébrer son dies academicus, préférant la froide discrétion de novembre aux premières éclosions de chaleurs du printemps.

Ce jour particulier se déroule généralement dans l’indifférence générale. Ce grand cru 2021-2022, qui a eu lieu dans une Aula magna qui n’a jamais paru si petite, a toutefois fait exception. La faute à certaines décisions absolument honteuses sur lesquelles il est nécessaire de revenir, pour ne pas les laisser sombrer (trop rapidement) dans l’oubli.

Accusé numéro 1 : Mario Galliker

Depuis des années, différentes associations et collectifs fribourgeois comme Poya Solidaire et Droit de Rester abattent un travail remarquable en tous points pour combler les trous humains causés par l’administration fribourgeoise sur les droits et les conditions d’existences des réfugié.x.es. Lorsque ces courageux.ses militant.x.es de l’ombre ont appris que la Faculté de droit de l’Université de Fribourg a choisi d’honorer Mario Gattiker, la rage qui bouillait au fond de leur ventre s’est rapidement transformée en besoin d’agir. Pour bien se remettre les yeux en face des trous, Mario Gattiker est le secrétaire d’Etat aux migrations à Berne depuis 2015. Dans un communiqué de presse relayé dans nos propres colonnes, Poya Solidaire dénonce, appuyé par de nombreuses associations, collectifs et mouvements fribourgeois, l’application zélée d’un droit d’asile privé d’humanité par des modifications successives et ne visant avant tout qu’à refuser l’asile et à décourager une majorité de réfugié.e.s de chercher protection en Suisse.

Lundi matin, pour marquer le coup et pour entériner cette récompense dans les terres boueuses de la honte, plusieurs dizaines de militant.x.es se sont réuni.es dans la cour de Miséricorde. Iels souhaitent donner à Monsieur Gattiker ce qu’il mérite réellement. (Malheureusement) pas un coup de pied aux fesses, voire plus si affinités, mais un doctorat horroris causa. N’ayant pas le courage (un trait de caractère rare chez ce genre de personnes) de sortir de l’université pour venir le chercher lui-même et se frotter à ses contradicteurs.trices, Mario (pas super) envoie finalement le secrétaire général de l’uni jouer les messagers. Prendra-t-il seulement la peine de lire ce document ? Les doutes sont permis.

La remise du doctorat horroris causa au secrétaire général de l’Université de Fribourg. Si la vidéo ne marche pas, cliquez ici
Le doctorat horroris causa qu’ont remis les différentes associations à Mario Gattiker

Cette décision de la Faculté de droit est révoltante. Elle justifie son choix en relevant le mariage d’une grande puissance créatrice, d’une expertise approfondie, d’une loyauté et d’un sens prononcé de l’importance de l’Etat de droit démocratique. Bla Bla Bla. Pourtant, dans le monde réel, l’actualité est brûlante : les camps pour les migrant.x.es en Grèce ressemblent à s’y méprendre à ceux érigés il y a nonante ans en Europe 1 (crève Godwin), mais nos dirigeants font la sourde oreille. La souffrance et le non-respect de la dignité humaine a été médiatisés aux frontières de la Pologne, mais c’est dans toute l’Europe que les droits humains sont quotidiennement bafoués, et encore, ce mot est trop faible. La réalité suisse, avec notamment ses Centres fédéraux d’asile où règnent des conditions d’existences abjectes, n’est pas beaucoup plus réjouissante. Oui, tous ces évènements nous brûlent. Mais ce feu n’atteint pas encore les tours d’ivoire de la Faculté de droit.

Soufflons sur les braises.

Accusé numéro 2 : Jan Jenisch

Si la nomination de Mario Gattiker a remué un nombre certain de viscères, donnant lieu à une action, un communiqué de presse et une certaine médiatisation de la situation, un autre nom est étrangement passé entre les gouttes d’encre : celui de Jan Jenisch. Ce nom ne vous dit rien ? A vrai dire, à moi non plus. Pourtant, il s’agit du CEO d’Holcim.

Vous avez bien lu. La Faculté des sciences économiques et sociales récompense le directeur général d’Holcim. Faut-il rappeler qu’Holcim, avant sa fusion avec Lafarge France, a été condamné par l’Australie à payer 280 000 dollars après avoir partiellement endommagé des éléments du patrimoine aborigène ? Qu’il a été condamné plusieurs fois aux Etats-Unis pour cause d’émissions de polluants largement supérieures aux limites légales ? Faut-il rappeler que LafargeHolcim sabote fréquemment les droits sociaux des travailleurs.x.ses de nombreux pays dans le monde (sabotage de piquets de grève après des licenciements injustes aux Philippines, non-application du droit du travail local en Inde, pollution d’eau potable au Nigéria et à Paris, conditions de travail désastreuses pour la santé de ses salarié.x.es en Jordanie, etc.) ? Faut-il rappeler que LafargeHolcim a été accusé de complicité de crime contre l’humanité après que l’ONG Sherpa a porté plainte en 2017 pour financement d’organisations terroristes en Syrie ? L’entreprise aurait versé des millions de dollars à des groupes armés, dont l’Etat islamique, afin de pouvoir maintenir ses activités sur place. La liste des agissements de LafargeHolcim s’écrit avec le sang de ses victimes. Et elle est encore terriblement longue 2.

Comment ne pas voir dans cette décision un pied de nez au militantisme écologique et aux courageux.ses défenseurs.ses de la Zad de la Colline ? Pour justifier sa décision, la Faculté écrit : « outre ses réalisations commerciales considérables, la Faculté souligne l’engagement de Monsieur Jenisch en faveur de la durabilité chez le cimentier LafargeHolcim, qu’il dirige en tant que PDG depuis 2017. L’industrie du ciment étant une grande consommatrice d’énergie et une émettrice majeure d’émissions de CO2, les efforts de durabilité dans ce secteur sont particulièrement importants et efficaces. ». C’est lunaire. Tout à coup, le triptyque orwellien « la guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force » surgit à nouveau. Les destructeurs de ce monde sont récompensés. Celleux qui s’y opposent, condamné.x.es.

Qu’en penser ?

L’Université de Fribourg, face au (léger) souffle de révolte, s’est défendue : les facultés sont autonomes pour prendre leurs décisions, nous n’avons pas notre mot à dire. La belle affaire. Mais ces décisions ne sont scandaleuses qu’à travers un prisme militant s’inquiétant des conditions d’existence des migrant.x.es, des travailleurs.ses du monde entier et de la pérennité des conditions d’habitabilité de notre planète par l’espèce humaine. A travers le prisme de l’Université de Fribourg, rien n’est choquant. La réussite est toujours mise sur un piédestal, peu importe si elle implique des cadavres sur lesquels se hisser. 

Écrire sur l’université, c’est devoir rappeler la fonction centrale qu’elle remplit dans nos sociétés : celle de former une « élite » dans le moule de la pensée libérale et bourgeoise afin que ces personnes troquent les bancs universitaires pour des postes de pouvoir où elles pourront s’assurer que l’ordre social se reproduise. C’est particulièrement le cas dans certaines facultés, notamment celles … d’économie ou de droit, qui ont récompensé Gattiker et Jenisch. Difficile de sortir indemne, de préserver ou de développer d’autres systèmes de pensée après trois, cinq ou huit ans passés entre les murs de ces facultés. Pendant ce temps, les futur.es sociologues, psychologues, historien.nes ou philosophes n’ont pas vocation à s’emparer d’emplois qui agissent directement sur les structures économicopolitiques de notre société.

Concernant ce dies academicus, il faut bien le considérer comme une journée de célébration narcissique et de relégitimation d’un champ académique qui, à force de s’enfoncer dans l’obscurité, embrasse bientôt une nuit orpheline d’étoiles et de lucioles. Il y a tant à dire, et tant a déjà été dit sur ce microcosme pseudo-intellectuel où trop d’individus se gavent d’autocongratulation et de rémunérations indécentes sans même remarquer que le sol sur lequel iels braillent est un sable mouvant. Je ne vais donc pas insister sur ce point.

Ces décisions prises par les Facultés de l’Université de Fribourg sont honteuses, mais elles sont symptomatiques. Elles sont celles d’une institution qui, dans sa dynamique première, se complait dans l’atmosphère politique actuelle et qui joue même un rôle crucial pour qu’elle reste actuelle. 

Dans cette affaire, certains silences sont décevants, à commencer par celui des enseignant.x.es et des étudiant.x.es. Même l’AGEF est restée mutique. Pendant ce temps, Poya Solidaire, Droit de Rester et les autres associations et collectifs continuent de se battre sans relâche pour que les migrant.x.es accèdent à des conditions d’existences dignes. Pendant ce temps, des Zadistes de la Colline sont opprimé.x.es par une justice méprisable. Il faut donc rendre à celleux qui essaient de poignarder César ce qui leur appartient. Cher.x.es ami.x.es, vos combats respectifs sont des soleils qui transpercent nos cœurs, même sous la brume automnale de Fribourg.

PS : le 30 novembre prochain, Mario Gattiker donnera une conférence à Miséricorde, à 17h15.

PPS : nous serons là. Toi aussi ?


  1. Il suffit de lire Lesbos, la honte de l’Europe (Jean Ziegler) ou de simplement lire les constats terrifiants des différentes organisations luttant pour les droits des migrant.x.es, ainsi que les retours du personnel de l’aide humanitaire qui a posé le pied dans ces camps.
  2. Merci à la ZAD de la Colline pour toutes ces informations recueillies sur leur site internet.

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