Il y a de cela quelques semaines, deux militantes françaises parties combattre le capitalisme sur les terres du Rojava présentaient à Sion un livre collectif intitulé Nous vous écrivons depuis la Révolution. Ma mâchoire tarde encore à s’en remettre.
Quant à moi, je vous écris depuis le brouillard, depuis cette masse de confusion qui s’est amassée dans le ciel depuis deux ans. A force de ne voir qu’elle, à travers les fenêtres de ma chambre, affaissée sur l’horizon, à force de ne respirer que son parfum rance, à force d’avoir l’esprit saturé par ses hurlements permanents, cette abondance de trouble et d’obscurité s’est coulée en moi.
La panique du mois de mars 2020 a fini par se tasser dans mon estomac. L’instauration par le Conseil Fédéral du semi-confinement n’a pas réellement bousculé mon quotidien, parce que je n’ai pas attendu cette pandémie pour être confiné. Il a toutefois fallu la généralisation de mon état affectif à la population suisse1 pour qu’enfin je saisisse à quel point je l’étais. Cette société a fait émerger en moi des désirs plus puissants pour le confort de ma chambre et de mes écrans, distilleurs de morphine morale plutôt que pour des désirs d’aventures et de découvertes sociales, enrobées de la possibilité déstabilisante qu’elles proposent parfois. J’ai créé cette scission entre mon technococon, doux et agréable, et le Dehors, repoussant, étranger. Si le confinement a été une mesure politique rendue possible, c’est sans doute parce que nous étions nombreux.ses.x à être déjà partiellement confiné.es.x.
Affectivement, je n’ai pas réellement vécu de crise sanitaire. Je ne l’ai pas réellement ressenti dans ma chair, dans mon estomac, ou alors de manière très épisodique2. Je ne suis jamais tombé malade. Je n’ai jamais dû m’occuper de quelqu’un.e.x qui l’était. Alors que la crise sanitaire m’a glissé dessus, la crise de la solitude, à faire fondre mon existence derrière mes écrans, je l’ai subie de plein fouet. J’ai passé mes journées à escorter ma crise existentielle comme mon ombre. Mais sans doute que ce témoignage n’est qu’une larme dans la mer de détresse morale et psychologique que vit une partie de notre génération.
Petit aparté sur des versants politiques. La situation est préoccupante, à tous les niveaux. L’extrême-droite défilait dans les rues pendant que je confinais mon militantisme3. Alors que la gauche radicale, donc la gauche sociale, donc la seule gauche était rendue muette, le débat politico-médiatique a été monopolisé par deux pôles indépassables et irréconciliables. D’un côté, le gouvernement suisse, avec l’OFSP, Swissmedic et tous les grands médias chevillés au corps, prétendant détenir le monopole de la rationalité. Mais il ne détient que celui de la destruction de ce monde et du Vivant qui y habite. De l’autre, d’odieux personnages masquant leur haleine fascisante derrière des théories fantasmagoriques. Lorsque chacun des camps s’exprime, nous perdons. Depuis deux ans, nous ne cessons de perdre. Ce n’est pas une accumulation d’échecs politiques. C’est une défaite constante.
Pourtant, cette crise a prouvé nos discours. Elle les a rendus incontestables. Le capitalisme est une fabrique à pandémie qui œuvre pour la destruction du Vivant. La bourgeoisie a mis à genoux les services publics, et notamment les hôpitaux. Les inégalités se sont creusées comme jamais. L’Etat centralisé dispose d’un pouvoir inquiétant, tandis que sa soif de contrôle et de surveillance s’est creusée. De nombreux métiers essentiels, rouages nécessaires au bon fonctionnement de notre société, sont terriblement sous-valorisés. Mais qui porte aujourd’hui ces discours, qui amène ces thèmes sur les plateaux télévisuels ? Après avoir tant sali les terres de la contestation, difficile d’y mettre les pieds.
Nos discours sont incontestables. Et nos ennemis le savent.
Mais le cœur de mon propos se situe ailleurs. Toute crise, une fois dépassée, offre une nouvelle perspective sur la situation antérieure.
Cette crise du capitalisme, ou pour reprendre la belle formule, ce capitalisme de crises dans lequel nous nous enlisons, je l’ai vécu dans ma chair. J’ai enfin saisi, affectivement, à quel point la transformation anthropologique que promeut le capitalisme néolibéral vise à faire de nous ses horcruxes, à quel point il nous dépossède de nos existences, à quel point il transforme nos corps en ombres, en ombres glacées. Si les volontés marchandes et mortifères du capitalisme sont souvent incarnées dans le corps de petits chefs véreux, de figures d’autorité abusant de leur pouvoir ou de simples personnes reproduisant son schéma de pensée, voilà que ses activités morales et psychologiques s’expriment directement dans mon corps. Sans corps intermédiaire. Sans que ma haine ne puisse rebondir sur un autre individu.
Cette haine, je ne peux que la retourner contre moi, et contre ce que le capitalisme m’a fait, et me fait devenir.
Lordon, Begaudeau, Friot peuvent répéter à longueur d’interviews et de livres que le capitalisme a vocation à tout détruire. Leurs mots résonnent dans ma tête, activent des schémas de pensées subversifs. Mais aussi puissantes soient-elles, ce ne sont pas les idées qui feront la révolution, ce sont les corps. Et d’une certaine manière, nous avons déjà gagné sur le plan des idées. Nous savons que nous avons raison. Cette crise n’a cessé de le prouver.
Nous vaincrons lorsque nous aurons replanté les racines de nos souffrances dans les terres boueuses du capitalisme. Pire encore que la destruction du Vivant qui se consume loin de nos yeux et de nos cœurs, le capitalisme a vocation à détruire le Vivant qui s’agite en nous. Il confine nos existences, les rend fades, indolores, inconsistantes.
C’est le capitalisme qui resserre le joug du travail autour de notre cou, qui rend ses conditions toujours plus difficiles. C’est le capitalisme qui a fait émerger cette société de la consommation dans laquelle nous nous liquéfions, qui rend l’attrait de nos écrans toujours plus puissant. C’est le capitalisme qui brûle nos tissus sociaux, qui nous astreint à une compétition permanente, qui nous pousse vers la crise actuelle de la sensibilité. C’est le capitalisme qui dresse les décors abjects de nos vies, qui transforme la mer Méditerranée en cimetière, qui active un système patriarcal et racial qui nous détruit. C’est le capitalisme qui fait naître ces épidémies de burn-out, de dépressions, de détresse psychologique et morale. C’est le capitalisme qui nous éloigne les uns des autres, qui nous atomise.
Le capitalisme est partout. Nous respirons son air pollué, nous parlons sa langue marchande, nous mangeons ses productions ternes, nous vivons pour ses désirs plastifiés. Le capitalisme est partout, tellement partout qu’imaginer sa fin est plus difficile qu’imaginer la fin du monde. Il est partout, sauf peut-être sur nos lèvres et dans notre manière de comprendre le réel et les affects qui nous traversent.
Autour de moi, je ressens beaucoup d’isolement, de solitude, de détresse. Nous vivons dans une société atomisée qu’ont accouchée des dizaines d’années de capitalisme néolibéral. Mais nous ne sommes pas condamné.es.x à mourir dans les bras froids de Big Mother.
Je souhaite simplement dire aux personnes qui se sentent dépossédées d’elles-mêmes, qui ont l’impression de jouer un rôle secondaire dans leur vie, qui sombrent dans un brouillard épais, que cette accumulation de souffrance porte une griffe. Qu’elle a un responsable. Qu’elle n’est pas naturelle, normale. Qu’elle est fabriquée. Et que le monde que nous rêvons de construire en sera débarrassé. Parce qu’enfin nous choisirons les souffrances que nous souhaiterons nous infliger.
Comme je l’écrivais dans les premières lignes, je vous écris depuis un brouillard qui n’a pas disparu. Mais les quelques rares rayons de lumière qui ont percé ce corps amorphe me sortent lentement de la torpeur dans laquelle je me coulais. Je ressens à nouveau le désir brûlant de commettre mes rêves.
Divisé.es.x, enfermé.es.x dans nos chambres, accroché.es.x à nos écrans, nous ne sommes rien. Mais ensemble, nous pourrons chasser ce brouillard, partir à la conquête de nouvelles couleurs et arracher au temps des débris de vies, débranchant au passage nos perfusions d’existence.
Alors si toi qui lis ces quelques lignes tu te retrouves dans mes maux et dans mes mots, si tu ressens ce que je ressens, le désir, le besoin, l’envie de faire éclater nos bulles, si tu souhaites prendre le risque de couper le cordon d’un quotidien morne en marchant en forêt, en partageant une bière ou un jus d’abricot, à défaire et à refaire le monde, ou autre chose, écris-moi à Arothr0n@protonmail.com.
Voyons-nous, évadons-nous. Et allumons quelques étincelles dans nos nuits respectives.
- Rappelons toutefois que ce semi-confinement avait des airs de semi-confinement de classe, et que la classe laborieuse, dans la majorité, n’a pas cessé de travailler.
- Ce hiatus entre le ressenti affectif de la menace du covid assez faible au sein de la population et le ressenti très fort des mesures politiques prises par le Conseil Fédéral peut-il expliquer une partie de la révolte populaire ?
- Cela ne veut évidemment pas dire que toutes les personnes manifestant à leur côté étaient également d’extrême-droite, loin de là.