loader image

L’Ukraine : une aubaine pour le vieux monde

Lire

Non. On est absolument en droit de refuser leur jeu consistant à répondre à cette question : A leur place, tu ferais quoi, toi ? Nous n’épiloguerons pas sur les limites que Poutine est prêt à transgresser, sur les positions que tel ou tel président pourrait prendre, ou sur la marge de manoeuvre de Zelensky. Précisément nous ne sommes pas à leur place. Nous ne partageons pas leur « monde ». Et cela fait toute la différence.
A l’heure où l’Europe réalise qu’une arme, même fabriquée dans un seul but dissuasif, finit statistiquement un jour par tuer (et qu’elle organise en même temps son réarmement), il nous a semblé judicieux de revenir sur le timing de cette crise dite majeure et les intérêts qu’elle semble malgré tout servir.

« La communication a toujours été de guerre »


La crise sanitaire remisée au placard, une nouvelle crise éclate. Au fil d’actualité de la RTS sur le Coronavirus s’est substitué un autre : l’invasion russe en Ukraine. Une « guerre de civilisation » nous assène-t-on. La crise sanitaire avait conduit aux privations que l’on sait. Avec la crise militaire, géopolitique, nul confinement à l’horizon. La matérialité de nos existences n’est pas (encore) directement menacée. Elle l’est certes pour bon nombre d’Ukrainien.nes et de Russes, condamné.es à souffrir d’une manière ou d’une autre cette guerre et à devoir faire des choix d’une difficulté existentielle. Mais pour nous autres habitant plus à l’Ouest, cette crise relève d’abord d’un coup sur nos imaginaires. En quelques jours, un récit étrangement producteur s’est mis en place. Le « monde » dans lequel on nous fait vivre aurait considérablement changé. 

L’Allemagne (du social-démocrate, ne n’oublions pas, Olaf Scholz, appartenant à ce même parti qui se ralliera au choix de la guerre en 1914) prévoit un changement inouï (depuis 1945) dans sa politique militaire (réarmement massif, augmentation considérable du budget militaire, retour possible du service militaire obligatoire) ; le projet de l’Europe de la défense fait soudainement unanimité ; la Pologne, accusée de ne pas respecter l’Etat de droit et menacée il y a quelques mois par l’UE de perdre des subventions, devient un pays tout-à-fait respectable et amical ; Oncle Sam retrouve sa place au centre des débats de famille européens et l’OTAN sa fonction existentielle : protéger contre la Russie. La guerre renverse les tables. En France, c’est le ministre de l’économie Bruno Le Maire qui a lâché le mot1(avant de rétropédaler) : « Nous allons livrer une guerre économique et financière totale à la Russie. Nous allons provoquer l’effondrement de l’économie russe. » (On notera qu’en bon ministre, il n’a pas évoqué les 150 millions d’individus vivant précisément de cette économie.) Même en Suisse, l’histoire fait des vaguelettes – certes plutôt amusantes : notre conseillère fédérale nous enjoint à laisser tomber toute initiative contre les Grippen.2

Il faut bien se réarmer, la menace est là. Toujours d’ailleurs le même mot magique, multifonctionnel : celles et ceux qui s’opposeraient à ce mouvement sont irresponsables. Sans doute des gens qui ne lisent pas les nouvelles et ne vivent pas dans le même monde… certes. Car au fond, c’est aussi à cela que conduit la « guerre totale » : la nécessité de se ranger dans un camp, sans possibilité de se mettre hors-jeu, hors-leur-monde.

Nulle intention dans ces lignes de défendre une invasion militaire qui tue et détruit, ni de nier la souffrance de millions d’habitant.es ou de relativiser le pouvoir autoritaire de Poutine. Mais la gravité de la situation ne doit pas nous aveugler sur l’usage qui est fait de cette guerre : rarement l’espace médiatique n’a été aussi manichéen, les médias pro-russes sont tout bonnement censurés (RT (Russia Today) vient d’être interdite en Europe), et les explications complexes de la guerre, au fil des jours, perdent en profondeur, au profit des vidéos des bombardements (forcément impressionnantes et émotionnelles) et de récits hyper-simplificateurs (Poutine le psychopathe, l’impérialisme russe) qui exonèrent l’Occident de tout reproche. L’image d’un Sénat américain soudainement uni comme jamais et oubliant ses divisions profondes, lors du discours sur l’Etat de Biden – les politicien.nes de tout bord agitant des drapeaux ukrainiens3 – est révélatrice de quelque chose. L’Ukraine doit nous rassembler. L’Ukraine doit nous rappeller que malgré nos différences nous appartenons à une société commune. Avec l’Ukraine nous devons communier ensemble.

Vivions-nous dans des régimes soi-disant démocratiques en crise ? Ce n’est soudainement plus le cas. Par l’invasion russe, nos systèmes politiques occidentaux doivent redevenir désirables. La rhétorique est retorse, archi-connue : la rhétorique du pire. Doublée ici de l’union face à l’ennemi commun. Ainsi s’explique la manière dont les élites occidentales, d’une voix presque unanime, s’engagent d’une manière inattendue pour la défense de l’Ukraine : Voyez ces Ukrainien.nes prêt.es à donner leur sang non seulement pour défendre leur patrie mais aussi pour s’émanciper de la zone d’influence russe et rejoindre celle de l’UE et de l’OTAN. C’est ce que Zelensky, le Président ukrainien, au vu de sa communication hyper-efficace, a bien compris : pour s’assurer du soutien maximal de l’Occident, il lui faut jouer la carte des deux vieux blocs de la Guerre froide. (Ce qui, évidemment, n’enlève rien au courage et à l’admiration qu’on peut lui trouver dans la situation actuelle).

Parions que sans la perte de légitimité de nos élites libérales, sans la défiance grandissante des peuples contre elles, l’invasion russe n’aurait pas été traitée comme elle l’est actuellement. Il n’y aurait pas eu cet émoi collectif, ni ce mélange paradoxal entre des manifestations pour la paix et un esprit va-t-en-guerre. Tâchons de nous souvenir de notre réaction lors de l’invasion russe en Géorgie en 2008. 

Si cette perspective est sans doute nécessaire (perspective qui ne doit pas être exclusive, cela va de soi) pour mieux comprendre la consistance de cette crise transformée en coup sur nos imaginaires, il est bien périlleux de s’avancer sur ses conséquences. Certes en Europe, des décisions vont être prises. Les budgets militaires vont être sensiblement augmentés. Le complexe industriel militaire va largement en profiter. Certains militaires doivent avoir le sourire : on va se remettre à les écouter. Et pourtant, on a l’intuition (qu’il faudrait confirmer) que de moins en moins de personnes sont touchées par les storytellings de la télé, de la radio et des journaux. Que de moins en moins de personnes vivent dans ce « monde »-là, spectacularisé jusqu’à la moelle. Les mots et les menaces d’une guerre conventionnelle, dans un monde dématérialisé comme le nôtre, ne pèsent plus vraiment – et pas sûr que la proximité de l’Ukraine soit suffisante. On peut s’en réjouir. On peut également s’en inquiéter – et craindre que si l’Ukraine ne suffit pas, quelque chose d’autre viendra, de plus proche…

Une victime collatérale peut toutefois d’ores et déjà être identifiée. Comme lors de la crise du Coronavirus, les débats autour du réchauffement climatique sont invisibilisés, écartés. Lundi 28 février, le GIEC tentait par exemple d’attirer l’attention sur le nouveau rapport qu’il publiait. En vain. Dans ce monde où nous sommes gouvernés désormais par crise, la « crise climatique » semble faire exception. Elle n’est pas une crise comme les autres et relève d’une autre consistance, à la fois physique et temporelle. Sans happy-end crédible, son storytelling ne fait pas suffisamment peur, il est difficilement simplifiable, et les potentiels « méchants » sont précisément ceux qui détiennent les parts de marché de l’espace médiatique. Il ne peut pas servir les mêmes intérêts.


  1. https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-economique-contre-la-russie-comment-l-executif-a-supervise-le-rectificatif-de-bruno-le-maire_4989104.html
  2. https://www.rts.ch/info/suisse/12905432-viola-amherd-appelle-les-opposants-a-lavion-de-combat-f35-a-retirer-leur-initiative.html
  3. https://www.rts.ch/info/monde/12906769-joe-biden-denonce-le-dictateur-poutine-devant-le-congres-americain.html

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.