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Frontex et la forteresse Europe

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L’Angle d’Attaque* proposait mercredi passé (27 avril) d’accueillir à la Coutell’ l’infotour « Frontex et la forteresse EUrope » 1 proposé par Solidarité sans frontières. Dans un second temps, le Pangea Kollectiv est intervenu pour donner la parole aux principaux et principales intéressé.es – qui ne pourront pas aller voter le 15 mai – les migrant.es En voici un compte-rendu.


Qu’est-ce que Frontex ? Qu’est-ce qui est reproché à cette agence européenne créée pour contrôler les frontières européennes ? Quel est l’enjeu exact des votations du 15 mai ? La soirée commence par ces questions de base, une militante à la fois de Droit de rester et de Solidarité sans frontières s’en charge. Les infos sont pointues, détaillées. Intuitivement on saisit bien pourquoi : on s’attaque-là à du très lourd. Frontex est une pièce majeure dans le projet de transformer l’Europe en une forteresse inaccessible aux demandes d’asile des migrant.es. Peu d’affects donc. Juste des faits qui parlent d’eux-mêmes.

Crée en 2004, Frontex est une agence européenne chargée de protéger les frontières extérieures de l’Union Européenne. Initialement dotée d’un budget annuel de 6 millions d’euros, l’agence s’est rapidement développée. Le budget de la période 2021-2027 est estimé autour de 11 milliards d’euros. Rien qu’en 2027, Frontex recevra 5,6 milliards pour entretenir une armée de 10’000 gardes-frontières (3’000 personnes engagées directement par Frontex et 7’000 personnes venant des Etats-membres, dont la Suisse). 

Ce développement exponentiel s’est accompagné par l’achat d’un équipement sophistiqué : Frontex possède ses propres bateaux, ses hélicoptères, ses drones2). L’agence est ainsi un client non-négligeable pour l’industrie de l’armement et sert de courroie de transmission aux désirs d’une industrie qui pousse vers une militarisation toujours plus importante des pays. La surveillance de la Méditerranée et des frontières orientales est un marché lucratif. Ce d’autant plus quand l’argent vient d’un contribuable qui n’a pas véritablement de droit de regard sur les opérations menées3.

Aujourd’hui, son travail ne se limite plus à la surveillance des frontières. Frontex joue notamment un rôle important dans l’expulsion des migrant.es débouté.es et s’implique de plus en plus dans des pays tiers (formation des garde-frontières, réseaux de renseignements, etc.). Enfin, elle s’occupe de « l’analyse des risques » : elle prognostique les flux migratoires du futur. Les termes sont révélateurs : dans le langage de Frontex, l’immigration est une menace dont il s’agit de gérer les risques. Ainsi s’explique en partie l’évolution monstrueuse et tentaculaire de l’agence puisqu’elle s’occupe en même temps de l’offre et de la demande de sécurité/contrôle. D’un côté elle calcule lesdits risques, écrit les recommandations, de l’autre elle se charge d’y répondre.

Malgré son importance et son influence, Frontex est pourtant dans la tourmente. L’agence a beau dire qu’elle engage des observateurs dont le travail est de s’assurer que les droits des migrant.es sont appliqués, il est pourtant aujourd’hui de notoriété publique que Frontex viole ces droits. Plus précisément il a été prouvé que Frontex empêche parfois les migrant.es de déposer leur demande d’asile et les refoule (push-backs) – en collaboration plus ou moins étroite avec les garde-côtes nationaux. Le cas de la Méditerranée est connu : les agents de Frontex font en sorte que les garde-côtes libyens (avec qui, détail cocasse, ils communiquent via WhatsApp) ramènent en Libye les migrant.es cherchant à entrer en Europe.

Face à ces actes criminels, et au refus de Frontex d’être transparent4, le Parlement européen a décidé récemment de suspendre 12% du budget total accordé à Frontex pour 2022 en attendant que l’agence accepte une plus grande transparence sur son fonctionnement. 

C’est dans ce contexte de défiance de la politique européenne envers Frontex qu’intervient la votation du 15 mai. Le signal est donc important. Les Suisse.sses voteront sur l’élargissement de la participation de la Suisse au budget de Frontex. La Suisse fournit actuellement l’équivalent de six postes à plein temps, en 2027 elle devra en fournir 40. Et sa participation devra passer de 24 millions de francs (2021) à 61 millions (2027). Interrogée sur les peurs distillées par le camp bourgeois, la militante de Solidarité sans frontières affirme qu’une acceptation du référendum (un non à Frontex) ne conduirait pas à une sortie automatique de Schengen, que celle-ci reste peu vraisemblable, mais possible à moyen-terme.

Pour conclure sa participation, elle avoue qu’elle a peu d’espoir que la population suisse accepte de couper les ailes de Frontex, mais que ce référendum aura eu le mérite de faire de cette agence qui préfère opérer dans l’ombre un vrai sujet politique – et non pas une simple affaire technique. Depuis cette rencontre du 27 avril, une chose a pourtant changé : une enquête 5 menée par différents médias (notamment la SRF, The Guardian, Le Monde) est sortie démontrant que Frontex a falsifié ses données pour cacher des refoulements de migrant.es. On évoque notamment plusieurs cas de migrant.es ayant mis pieds sur sol grec qui ont été ensuite renvoyé.es en mer vers la Turquie. Fabrice Leggeri, le président de Frontex, a démissionné. A voir ce que cela pourra provoquer à deux semaines avant les votations.


Dans la deuxième partie de la soirée, c’est un militant du collectif Pangea 6 qui prend la parole, un collectif auto-géré par et pour les migrant.es. Il rappelle l’enjeu finalement très simple de cette votation : les droits humains sont-ils inconditionnels oui ou non ? Poser ainsi la question devrait suffire à rejeter l’augmentation du budget d’une agence européenne qui viole les droits humains.

Parmi d’autres, deux éléments méritent d’être soulignés. Le militant explique d’abord que ce référendum a engendré une nouvelle dynamique, enthousiasmante, de politisation chez les migrant.es. « On part presque de zéro » explique-t-il : souvent les migrant.es ne connaissent pas ces enjeux politiques et ne s’y intéressent guère. La chose a son évidence : plus facile d’être militant.e quand on jouit de certains privilèges. Après un parcours d’une difficulté extrême, on a souvent d’autres désirs que ceux de s’engager politiquement. Il y a en outre la peur de perdre le peu qu’on vient de recevoir, la barrière de la langue et l’isolement dans lequel on se retrouve. Cette précarité complexe rend difficile toute forme d’engagement et nécessite une auto-organisation par les migrant.es, afin qu’ils et elles puissent se créer entre-elleux un réseau où chacun.e puisse parler sa langue et partager ses expériences – dans le but fondamental de casser cet isolement. 

Cette prise de parole a en outre permis de réaliser à quel point il était important (et pas toujours facile) de trouver des dynamiques entre personnes solidaires et personnes migrant.es qui ne vont pas dans le sens d’une « aide charitable » des premières envers les secondes, comme c’est trop souvent le cas. « On en a parfois marre d’être aidé » explique le militant. A ce type de relation moins susceptible de créer de véritables émancipations, où le statut social précaire des migrant.es peut les enfermer dans une attitude de « recevoir » les « aides » des personnes solidaires, le militant oppose d’autres types de relation solidaire, et insiste sur l’importance des réseaux auto-organisés entre migrant.es.

Il terminera son intervention par un appel clair : les principales et principaux concerné.es par cette loi sur l’élargissement de Frontex, les migrantes et migrants, n’auront pas la possibilité d’aller voter dimanche, ne disposant pas de la nationalité suisse. A celles et ceux qui ont le droit (bourgeois) de l’exercer d’aller faire entendre un sec et sonnant NON à Frontex. 

* Cette soirée était organisée par l’Angle d’Attaque, collectif fribourgeois derrière la création et l’entretien de l’infokiosque de la Coutellerie. (c’est à gauche en entrant si t’es perdu·e). En plus de proposer un tas de brochures et de livres à manger sur place ou à emporter, le collectif organise depuis quelques mois des rencontres mensuelles sur des sujets variés, ancrés dans les luttes de Suisse ou d’ailleurs. (chaque dernier mercredi du mois, tu peux déjà remplir ton agenda) Présentations, expositions, débats… Les soirées de l’Angle d’Attaque s’inventent et se réinventent, mais habitent toujours le même décor bonnard et bizarre de notre Coutell’ bien-aimée.


  1. https://www.sosf.ch/de/agenda/infotour-programm.html
  2. Il est consternant de constater que dans ses vidéos de publicité, Frontex met en avant le caractère militaire et inhumain de ses opérations : https://www.youtube.com/watch?v=ju0rI-yevP4
  3. La RTS s’est vue refusée différents interviews, Le Temps parle même de « censure » : https://www.rts.ch/info/suisse/13054366-le-difficile-travail-des-journalistes-autour-de-la-votation-sur-frontex.html
  4. Il est notamment question d’un rapport de 200 pages de l’office européen de lutte antifraude (OLAF) que Frontex refuse de rendre public alors que les conclusions la remettraient profondément en question
  5. https://www.theguardian.com/global-development/2022/apr/28/revealed-eu-border-agency-involved-in-hundreds-of-refugee-pushbacks
  6. https://pangeakolektif.org

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