Pour qu’enfin le feu prenne, et que les flammes violettes ravagent les terres arides du patriarcat, le jaillissement d’une étincelle et l’air respirable d’un Ailleurs tant désiré ne suffiront pas. Il faudra également des corps à brûler.
Le Youtubeur à succès DirtyBiology, plus d’un millions d’abonné.es au compteur et fer-de-lance de la vulgarisation scientifique, est accusé par huit femmes de viol, de violences sexuelles et/ou psychologiques. L’enquête de Mediapart a provoqué un séisme sur les différents réseaux sociaux1. Léo Grasset (de son vrai nom), sa gueule d’ange et la bienveillance qui transpirait de ses vidéos se sont liquéfiés en un instant, dilués dans l’océan où ne surnagent que les têtes de porc. Il avait l’air si gentil. Et c’est sans doute mieux ainsi. DirtyBiology emporte dans sa chute quelques pixels de cette représentation à la cuirasse tenace du violeur. Non, le violeur n’est pas cet odieux personnage qui attend dans le coin sombre d’un parking, les cheveux gras, l’haleine acide et les dents jaunies. Le violeur, c’est d’abord le petit copain, le mari, le voisin, l’ami, l’oncle, le patron, le collègue ou la lointaine connaissance. Et donc également le Youtubeur, l’influenceur, aussi bienveillant et doux qu’il puisse paraître derrière son écran de fumée.
Si l’affaire DirtyBiology a provoqué certaines secousses, ce sont d’abord nos cœurs qui ont tremblé. A ces témoignages glaçants, on ne s’y habitue jamais vraiment. Les fonds verts de YouTube et les institutions de nos sociétés n’ont quant à eux à peine esquissé une petite courbure. Nous pourrions écrire que le calme est revenu après la tempête. Mais de tempête, il n’y en a jamais vraiment eu. En réalité, sur ces sujets, il n’y a jamais d’après. Peut-être parce que le maintenant est à ce point confus et tordu.
A écouter les différentes ondes médiatiques et politiques, le maintenant n’est pas fait de société conflictuelle mue par la domination masculine2. A poser nos oreilles sur leurs enceintes hégémoniques, le système patriarcal a été aboli. Sans doute entre le racisme et l’homophobie. Ne subsiste dès lors que quelques dérapages, dérives individuelles, fruits d’un autre temps par des mauvais mâles. Notons que Weinstein ou Besson remplissent mieux ce rôle d’homme d’une autre époque que Léo Grasset et tant d’autres. A écouter les discours dominants, nous vivons dans une société égalitaire, pacifiée et juste. Sans doute que le Nirvana n’est qu’à quelques encablures. Et toutes celles qui prétendraient autre chose sont, dans le meilleur des cas, des hystériques.
Bien sûr, notre constat diffère. Le nôtre a le léger défaut de s’appuyer sur une littérature scientifique jamais tarie3. Aux libéraux, pourfendeurs de la sociologie qui n’ont eu de cesse, depuis deux ans maintenant, de s’agenouiller devant le sacro-sainte science médicale4, il s’agirait peut-être de ne pas écarter tout consensus scientifique lorsque celui ne courbe pas dans votre sens. Et d’assumer votre rupture avec les différentes formes que prend la science contemporaine, pourtant socle indépassable de votre révolution. Vous êtes, sur le sujet des violences sexistes et sexuelles faites aux femmes, les complotistes que vous n’avez cessé d’abhorrer depuis le début de la pandémie.
Notre constat, ou devrais-je dire le constat sociologique, s’intéresse aux structures, et non aux individus. Parce que nos comportements sont d’abord le fruit de conditionnements et de déterminismes sociaux. Parce que nous naissons, nous grandissons et nous nous construisons dans un environnement social traversé par la domination masculine, nous incorporons ce rapport de force, nous l’intégrons à notre manière d’être, de parler, de bouger, de penser, selon qu’on se situe d’un point de vue masculin ou féminin. En ce sens, le patriarcat se porte bien, à travers nos perceptions de la réalité. Et c’est ce sentiment de puissance masculine, de virilité abusive, de désirs indépassables qui pousse un nombre conséquent d’hommes à agir comme des harceleurs, des prédateurs, des violeurs.
Revenons à notre loup. Il n’y a donc jamais d’après. Jamais de considération systémique, structurelle, jamais de discours sur la masculinité, sur les socialisations de genre, sur ce qu’on construit dans les cœurs et les têtes de nos enfants. Juste un pathétique et destructeur YouTubeur qu’on envoie goûter à l’échafaud, portant sur ses épaules le poids d’un système patriarcal de plusieurs siècles.
Les femmes se questionnent depuis des décennies, des siècles sur ce que c’est, d’être une femme. Elles sont sans cesse forcées de le faire, dans la rue, au travail, au domicile. Il serait temps de forcer les hommes à faire de même.
Je me permets une petite parenthèse. Nous, et je m’adresse aux personnes qui comme moi cumulent les privilèges de naissance (les fameux hommes blancs cis hétéro), nous avons le devoir de nous émouvoir des ravages que fait le patriarcat. Nos sœurs, nos copinesx, nos amiesx, nos mères se font harceler, discriminer, violenter, violer, tuer. Le fond de l’air est rouge, rouge de leur sang.
Leurs témoignages ne sont pas des actes isolés. Ils tissent une réalité que, trop souvent, nous ne sommes pas prêts à entendre. Trop souvent, nous ne créons pas la situation propice à l’émergence de cette réalité. Satanée solidarité masculine, mais pas seulement. Parce que cette réalité, d’une certaine manière, nous accuse, nous accule dans certains retranchements, dans certains questionnements désagréables, dans certaines zones d’ombre que nous préférerions ne jamais soulever.
Le dominant est dominé par sa domination. Mais cela ne justifie absolument rien. « Un homme, ça s’empêche », écrivait Camus. Il s’agit peut-être de cela : créer des barrières infranchissables (notamment morales5) au fond de nos ventres, face à nos désirs, nos comportements d’homme qui surgissent ici et là. Nous ne pouvons le nier : notre héritage social est celui du patriarcat. Notre rapport à nous, aux femmes, à la sexualité, nos désirs, nos conceptions de tant de réalités, nous les avons construits sur ses terres de malheur. Malgré nous, malgré nos parents, malgré tout.
Parce que l’humain ne cesse de se socialiser6 jusqu’à sa mort (il suffit de voir les personnes âgées qui s’adaptent aux normes des homes), tout n’est pas perdu. A chaque fois que nous renonçons à l’ordre des genres, à chaque fois que nous sommes aculés dans nos contradictions morales et affectives, à chaque fois que nous rendons la libération de la parole des femmes possible, nous déplaçons de quelques centimètres notre centre de gravité affectif des terres du patriarcat. Et qu’est-ce que ça fait du bien.
Revenons à l’affaire Léo Grasset, qui brille tellement par son absence de singularité que c’est à une perception systémique qu’il faut coller. La présomption d’innocence n’a pas attendu pour se placer sur le pallier de la porte, comme un drapeau blanc qui flotte dans l’air à l’aube d’une bataille sanglante. Manifestement, une vingtaine de témoignages dessinant la mosaïque d’une même réalité ne suffisent pas. Cette foutue présomption d’innocence, agitée dans le débat public uniquement dans ce genre de situation qui révèle des rapports de domination, il est venu le temps de l’arracher, de la déchirer. Ce drapeau blanc, symbole de cette société déconflictualisée, il est venu le temps de le tremper dans le sang des victimes.
Ce que révèle toutes ces affaires, c’est que l’idée même de faire société s’effrite, se fissure. Pour autant qu’elle ait déjà existé. Lorsque la dignité, la sécurité et la survie de la moitié de la population n’est pas pris en compte7, lorsqu’elle est constamment caricaturée, atténuée, niée, légitimée et relégué au 1312ème plan, l’idée même de société, de communauté, de collectivité ne fait plus sens. Nous voilà bloqué.esx au terminus thatchérien du there is not such thing as society. L’individu-roi a triomphé, au détriment de l’équilibre écologique et de tout ce qui fait sens dans l’idée de communauté, mais également au détriment de l’individu-reine. Le paradoxe est noué lorsqu’on constate que dans la propre surestimation de son individualité, l’individu ne cesse de se nier.
L’affaire DirtyBiology est une de ces affaire qui n’est pas traitée comme un fait politique majeur, prioritaire. Elle est traitée comme un vulgaire fait divers, comme un fait d’actualité. Un fait condamné à disparaître dans le flux médiatique. Ne restera alors que les corps et les âmes en ruines des victimes, comme après un séisme.
La situation absolument dramatique dans certains états américains ne doit en aucun cas atténuer celle que vivent les femmes en Suisse. Elle fait complètement écho à la pensée de Simone Veil qui clamait « qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis ».
Le féminisme est une lutte de tous les instants. Alors que l’extrême-droite se renforce partout, que ses discours misogynes et sexistes prennent de l’ampleur, alors que l’agenda politique de notre pays a placé en son cœur l’augmentation de l’âge de la retraite de femmes, ne doutons jamais de la volonté des dominants d’accentuer leur pouvoir de domination.
« Au moins croyez-nous », clame un zine fribourgeois recueillant des témoignages de victimes d’agressions sexuelles et/ ou de viol. D’une certaine manière, peut-être que tout est là. Il ne s’agit plus de concentrer tous nos espoirs dans les mains d’institutions bourgeoises qui sont les relais du patriarcat. Il s’agit peut-être plus de créer un maximum d’espace de résistance, de poches de résiliences, de favoriser l’auto-défense populaire et de tisser ensemble des expériences en dehors des dents acérées de la domination masculine8.
Que cet article puisse également adresser quelques (bien futiles) mots d’amour à celles, si nombreuses, qui ont été victimes de violences sexistes et sexuelles quelles qu’elles soient : nous vous croyons. Et nous ne cesserons de vous croire.
- https://www..mediapart.fr/
- Entre autres systèmes dominations largués en héritage par les siècles précédents
- Oui, les sciences sociales sont des sciences. Au cas où.
- Dois-je préciser que oui, la science médicale dit très souvent des choses pertinentes et intéressantes ?
- Pas sûr que ce soit le terme adapté.
- Au sens sociologique, c’est-à-dire incorporer des bribes de l’environnement social qui conditionne ensuite nos désirs, notre manière d’être, de parler, de nous situer dans l’espace, etc.
- Il va sans dire que cette situation ne touche pas que les femmes
- A ce titre, la toile de solidarité qui s’est tissée autour des victimes de Léo Grasset est une nouvelle réjouissante.