Écrire, à coups de métaphores grandiloquentes et d’allégories funestes, que le fascisme et ses fumées brunes brûlent à nouveau le ciel occidental serait une erreur. Non pas parce que ce n’est pas le cas, mais parce que son poison n’a jamais quitté nos sociétés et nos corps. Simplement, comme des cendres froides, le fascisme attendait dans l’ombre que couvent sur nos pays de nouvelles crises économiques et sociales pour que son feu prenne à nouveau. Et force est de constater qu’il a repris, en Suisse et ailleurs.
Face à cette progression inquiétante des idées d’extrême-droite, de multiples forces antifascistes émergent. De nouveaux mouvements fleurissent en terres libertaires, d’autres se reconstituent sur les ruines d’anciennes luttes, reprenant les drapeaux noirs qui avaient été abandonnés par d’autres quelques années plus tôt.
C’est le cas de la promenade de nuit antifasciste, évènement annuel organisé à Berne depuis 2000 pour lutter contre le poison fasciste qui semait le trouble dans la capitale. Après avoir repoussé l’extrême-droite hors de ses murs, non sans certains heurts d’une grande violence, le mouvement bernois a cessé d’organiser cette promenade de nuit annuelle, estimant que la priorité des mouvements émancipateurs était désormais sur d’autres terrains. Toutefois, sept ans plus tard, le constat est sans appel. Dans le sillon tracé par les mouvements antivaccins, souvent infestés et parfois même guidés par l’extrême-droite, le fascisme renaît lentement mais sûrement de ces cendres. Les organisateurices.x ont donc décidé d’enfouir à nouveau les mains dans la glaise, et d’organiser une nouvelle balade de nuit antifasciste à Berne, samedi dernier (22 octobre).
Nous y étions. Voici le fil multicoloré de notre soirée bernoise.
La gare de Berne est noire. Lorsque la balade (non-autorisée) démarre, nous sommes environ 1’500 à déambuler de manière déterminée dans les rues de la capitale. Le discours d’introduction, puis les drapeaux de tête le confirment : plus que jamais, l’antifascisme que nous souhaitons porter n’est pas seulement noir. Il est également violet, vert, arc-en-ciel.
Aux différentes banderoles et affiches habituelles se mêlent sporadiquement des fumigènes qui colorent la marche. Derrière nous, quelques nouveaux tatouages laissés sur les bras de Berne, quelques affiches arrachées qui gisent en lambeau. Mais surtout, en dehors de ce long corps noir qui glisse dans les rues, plusieurs visages inquiets, interpellés, confus. Nos visages enfouis, nos regards trempés dans la rage, nos poings levés et nos chants rauques font peur, cela ne fait aucun doute. Mais peut-être pas aux bonnes personnes.
Il y a surtout tous ces corps qui nous voient, sans nous regarder, débordant d’indifférence, tous ces regards fuyants, vides, qui préfèrent embrasser l’obscurité de la nuit que les torches enflammées de nos cœurs. Dans nos estomacs noués, face aux images de Meloni prenant le pouvoir1 ou d’authentiques milices fascistes françaises appelant à tuer les migrant.esx2, le contexte politique pèse de tout son poids. Face au ventre encore fécond, nos cœurs brûlent. De rage, de colère, de peur. Et d’espoir, un peu. Qu’un autre monde soit possible. Mais comment le mot antifascisme résonne-t-il dans le corps de toutes ces ombres ? Savent-elles seulement qu’une nuit orpheline de toute luciole coule sur notre ciel ?
La balade antifa se prolonge à travers les rues bernoises. Balade, c’est le terme. Malgré les masques, les écharpes, les cagoules, quelques visages se reconnaissent, quelques yeux se plissent. Et les chants reprennent de plus belle.
Longtemps absente, la police bernoise entre dans la danse. Des flics en file indienne bordent notre bloc, préservant la dignité des vitres, des affiches publicitaires et des murs. Petit souvenir d’une ancienne manifestation. Si la police nous suit, c’est qu’elle n’a pas d’ami.es. La Lune n’est plus seule à sourire.
La tension entre antifas et policiers restera, malgré quelques étincelles, au point mort. Après plusieurs discours et presque deux heures de balade à travers les rues de la capitale, après une multitude de chants et de slogans scandés, le cortège termine sa course devant la Reitschule, qui ouvre ses bras aux militant.es, métamorphosant la balade nocturne en fête populaire.
Quelques jours plus tard, un article du 20 minutes jette quelques gouttes d’huile noire sur le feu. Un membre de l’organisation3 y déclare que « nous sommes très frustrés que certains n’aient pas respecté notre plan, à savoir rester pacifiques et ne rien endommager ». Que celles et ceux, peut-être frustré.es par la tournure plutôt pacifiste de la manifestation4, aillent voir ailleurs.
Cette déclaration, surprenante aux premiers abords, fait en réalité écho à l’invitation à cette balade nocturne dans laquelle les organisateurices déclarent que « nous n’avons pas l’intention de créer une nouvelle édition d’antifas de rue en partie bourrins. Nous sommes conscients qu’il faut plus de réflexion et d’autoréflexion sur des thèmes importants comme le féminisme, le racisme, l’homophobie et la transphobie qu’il n’y en avait à l’époque. » Soit. Que le nouveau visage de l’antifascisme soit plus coloré, qu’il intègre pleinement les luttes féministes, antiracistes et LGBTIQA+ et qu’il tourne le dos à ses rides virilistes glorifiant la brutalité est probablement une excellent chose.
Mais que ce nouveau visage n’oublie pas le rôle stratégique de la violence dans les mouvements de gauche radicale, qu’il n’oublie pas les Suffragettes et tous les autres mouvements émancipateurs qui se sont emparé de la violence, avec intelligence, parcimonie et efficacité, pour obtenir des victoires politiques importantes.
C’est peut-être la principale interrogation qu’a accouchée cette balade antifasciste. Quel est le rôle, quelle est la fonction d’un mouvement antifasciste, en Suisse, en 2022 ? De cette question en découle une autre. D’où provient la menace fasciste dans notre pays ?
En quittant Berne, les jambes fatiguées et le cœur encore rempli d’une certaine lave, nous avions un peu l’impression d’avoir participé à une énième marche pour le climat, grève féministe ou manifestation lambda autorisée, avec quelques éléments folkloriques supplémentaires. Est-ce vraiment la direction que doivent prendre les manifestations antifascistes ?
Beaucoup de questions, et bien peu de réponses. Mais ces questionnements ne doivent pas non plus complètement effacer la joie d’avoir été plus de 1’500 dans les rues bernoises, à avoir pu nous retrouver, unir nos voix et nos corps. Nos cœurs et nos poings, pas rassasiés, se tournent déjà vers Genève, où aura lieu le samedi 12 novembre une nouvelle manifestation antifasciste, organisée pour imprimer dans les mémoires la fusillade de Plainpalais qui a eu lieu 90 ans plus tôt.
- Même si nous préférons ces images https://twitter.com/
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- C’est en tout cas ce que sous-entend sa déclaration
- Surtout quand on repense aux dernières manifestations antifas en Suisse
tous masqués…. quel courage !