Alors que bat son plein la coupe du monde au Qatar, quintessence caricaturale d’un football-business insatiable, l’histoire que nous voulons raconter est celle d’un autre football, d’un football capable d’être un puissant instrument d’émancipation et de résistance, d’un football qui n’a cessé d’évoluer, de grandir et de se développer dans l’ombre de son petit frère autoritaire, d’un football qui ose injecter dans le ballon rond d’autres valeurs et d’autres considérations, d’un football qui n’a pas eu peur de se prendre des coups, et qui n’a cessé de s’en prendre.
Dans ce premier volet, nous nous intéressons aux origines du football. Avant d’entrer dans le vif du sujet, saluons et remercions Mickaël Correia pour son brillant « Une histoire populaire du football », sans qui tous ces articles n’auraient pas pu voir le jour.
Ducking news ! Ce mercredi 14 décembre, le Colvert vernit son poussin à la Coutellerie : un livre retraçant sa première année (un peu plus) d'existence. Si le sujet du boycott t'intéresse, si tu te poses des questions sur notre fonctionnement, si tu as envie de joindre ta plume aux nôtres ou si tu as juste envie d'être là, à rejoindre le temps d'une soirée notre mare et à partager un jus ou un apéro, viens-nous voir ! Pour plus d'informations, rendez-vous à la fin de cet article !
Raconter l’histoire du football, c’est décrire cet antagonisme permanent entre une culture populaire et une culture de masse, entre l’espace de protestation, de défoulement, de passion et de résistance tendu par les classes populaires et l’instrumentalisation, la dépolitisation, la canalisation, la marchandisation et la spectacularisation de ce même espace par la classe dominante. L’histoire du football, c’est une succession d’attaques et de contre-attaques, de buts qui déchirent les filets et de tacles pas toujours sifflés, de dribbles fabuleux qui dépassent parfois le terrain et de tirages de maillot suicidaires, de poings levés et de corps disciplinés, de gouttes de sueur qui se mêlent aux larmes.
La Coupe du Monde au Qatar marque un nouveau tournant. Peut-être représente-t-elle, à l’image de l’effondrement de l’URSS, une fin de l’histoire. Car lorsque Messi, Neymar, Mbappé et compagnie fouleront ces pelouses maculées du sang des leurs, lorsque le capitaine victorieux soulèvera la coupe devant l’Emir qatari et ses airs d’empereur romain, lorsque des milliers de caméras braquées sur cet évènement maintiendront dans l’ombre les incendies qui ravagent la planète et qui la rendent, jour après jour, moins habitable, la classe dominante pourra avoir le sentiment d’avoir gagné ce long match disputé à travers les siècles. Mais à quel prix ?
Ouverture du score de la paysannerie anglais et française
Si ses ancêtres sont nombreux et de tout horizon, le folk football (la foule en français) semble être, par sa proximité géographique et les récits qu’il véhicule, un des points de départs majeurs de l’histoire du football moderne. Il faut remonter au 14ème siècle pour voir, en Angleterre et au nord de la France, l’émergence de cette pratique collective dans les milieux paysans. Si les règles s’adaptent au contexte local et prennent parfois des formes différentes, le folk football s’appuie sur un principe général simple : deux équipes, au nombre de joueurs illimité, doivent loger la soule (une sorte de ballon) dans le camp adverse. Alors que le terrain de jeu recouvre parfois plusieurs communes, les parties peuvent durer plusieurs jours.

La réputation de cette pratique est ternie par la grande violence qu’elle habite (les blessés ne se comptent plus, tandis que certaines parties de folk football coûtent parfois la vie à plusieurs protagonistes). Si certaines voix, traversées par un mépris évident envers la paysannerie, tentent de freiner le mouvement et d’enterrer la soule six pieds sous terre, cette activité gagne en popularité et dévale les terres anglaises. En plus de son attrait ludique, le folk football remplit dans les communautés rurales un rôle social important : renforcement des liens communautaires, transgression des hiérarchies sociales (les prêtes, nobles et bourgeois participaient également à ces jeux), évacuation des frustrations individuelles et sorte de justice populaire (les conflits étant régulés à travers une mêlée ou un vilain coup).
Le folk football revêtit parfois un maillot encore plus politique, lors d’affrontements de « classe1 » ou de parties prétextes ayant pour but de lancer des mouvements insurrectionnels. C’est notamment le cas en 1765 à West Haddon, lorsque des paysans opposés à quelque 2000 actes de mises en clôtures de leurs terres, prétextent une partie de folk football pour finalement brûler et arracher toutes ces clôtures.
Le folk football marque donc également l’avènement d’une nouvelle forme de justice populaire qui brise les barbelés du pouvoir politique et divin, de la création d’un espace autogéré dans lequel des conflits sont réglés hors des institutions aristocratiques et religieuses. Face a cette menace évidente, plusieurs seigneurs ainsi que les nouvelles formes d’autorités politiques émergentes au 17 et 18ème siècle tirent à ballons rouges sur le folk football. Malgré la répression qui se durcit, notamment avec la prise au pouvoir de la bourgeoisie et son projet de régulation des mœurs populaires, le mouvement se propage comme une traînée de poudre.

Ce sont finalement les bouleversements sociétaux de l’époque, notamment le processus d’individuation de la propriété agraire et l’exode rurale, qui auront la peau du cuir. « Les sociabilités paysannes s’effritent à mesure que les terres et pâtures collectives où pouvait se pratiquer le jeu sont privatisées. La fin de la soule en France signe l’entrée définitive des communautés paysannes dans l’ère industrielle. »2 En Angleterre, le processus d’enclosure marque donc tant le début du capitalisme que la fin du folk football.
La réplique des écoles aristocrates anglaises
Pour assister à la renaissance du folk football, il faut pénétrer l’obscurité des public school3 britanniques du 19ème siècle. Avec l’émergence du capitalisme, les mœurs changent rapidement en Angleterre. L’éducation aristocratique peine à suivre. Alors qu’un siècle plus tôt, les public school inculquaient aux étudiants des valeurs féodales (bravoure, loyauté, tolérance à la douleur), la société anglaise a désormais besoin de gentlemen prompts à prendre en main l’essor du capitalisme. Il faut noter qu’à cette époque, ces écoles sont traversées par de grandes violences4 : certains étudiants ont même déterré le folk football des mémoires paysannes et organisent des matchs sauvages, au nez et à la moustache des enseignants.
L’année 1830 marque le début d’un profond mouvement de réforme morale qui souffle sur l’éducation anglaise. Les nouveaux directeurs anglais plongent dans les récits prussiens narrant les bienfaits pédagogiques et moraux de l’activité physique et décident d’intégrer le sport, et notamment le folk football, dans leur enseignement. L’objectif est simple : discipliner les élèves et faire imprimer dans leurs corps l’esprit de la loi. Dans cette perspective d’instrumentalisation, ils édictent un nouvel ensemble de règles du folk football afin de le purger de sa violence.
Les élèves mordent au ballon, et avec les anciennes parties sauvages disparaissent toutes tentations insurrectionnelles. Une commission royale chargée d’enquêter sur les écoles privées écrira que « Le cricket et le football ne sont pas de simples amusements : ils participent à inculquer les plus précieuses qualités sociales et les vertus les plus viriles. ». L’Angleterre surfe sur ce succès majeur, et rend dans la foulée la pratique des jeux physiques codifiée quasi obligatoire.
Les jeux de football s’évadent rapidement des public school. D’anciens élèves forment des clubs universitaires dans tout le territoire anglais et sont mis sur pattes les premiers tournois régionaux. Reste alors aux adeptes de ce sport de régler un problème de taille : chaque école ayant des règles différentes5, le football se heurte à un plafond vert. Plafond de verre qu’explosent en 1848 quatorze élèves de différents écoles qui se rencontrent dans une chambre d’étudiant pour définir une première standardisation du football. Une fois ces règles « universelles » élaborées et diffusées, le football progresse sur le terrain de son histoire avec une rapidité inouïe.

Les règles modernes du football prennent logiquement les traits de la révolution industrielle. « Ses règles standardisées permettent au plus grand nombre d’individus de reproduire un même corpus de pratiques corporelles au sein d’un espace-temps rationalisé. La spécialisation des joueurs et des postes au sein de l’équipe met en scène la division du travail nécessaire à la société industrielle. L’organisation du jeu sous l’œil de l’arbitre, figure tutélaire qui impose sa loi, incarne la discipline et l’esprit d’initiative nécessaire à une même finalité de production : marquer des buts ». L’affaire est complètement dans le sac quand on ajoute tout le langage propre au sport (les équipes sont des machines bien huilées, les jambes des joueurs sont des « pistons », etc.) et le vent de la morale bourgeoise, qui ajoute son grain de sel avec son célèbre fair-play.
L’histoire du football connaît donc un tournant. Après avoir dépossédé les communautés villageoises de leurs jeux populaires, les classes dominantes anglaises, en rationalisant le ballon rond pour en faire un sport moderne, transforment le football en instrument pédagogique mais aussi en nouvelle forme de sociabilité pour gentlemen.
Le football comme nouveau trait culturel des classes populaires
Mais l’histoire du football n’est pas à un revirement près. Dans une Angleterre mue par une transformation physique impressionnante (en 1867, 70% de la population est alors ouvrière et la moitié vit désormais en ville), les vergetures ne tardent pas à apparaître. Le football, jusqu’ici réservé à l’élite industrielle, est un de ces nouveaux espaces que vont conquérir les classes populaires.
Les syndicats britanniques ont le vent en poupe. En 1874, le patronat est forcé de lâcher du lest en limitant légalement le travail à six heures trente le samedi. La plupart des ouvriers quittent donc usines et chantiers vers 14h le samedi. Alors que l’establishment perçoit rapidement les bienfaits de cette mesure sociale (elle permet aux ouvriers de mieux se régénérer et d’être plus productifs la semaine), il s’inquiète de voir les ouvriers sombrer dans les vices de l’époque avec ce surplus de temps libre (alcool, jeux d’argent ou encore oisiveté). En parallèle, l’Eglise est en proie à des craintes semblables. Face à une jeunesse ouvrière jugée comme dépravée et emprisonnée dans un drap de décadence, les clergymen ne souhaitent pas rester les bras ballants.
En réaction, et dans un contexte favorable d’hygiénisme et de charité chrétienne, les capitaines d’industrie et l’Eglise voient dans le football une opportunité d’organiser (et donc de contrôler, de canaliser et d’éduquer) les loisirs des classes populaires. Ils fondent donc pléthore de clubs de football, et sortent des terre religieuses Aston Villa, Everton ou les Bolton Wanderers, tandis que l’industrie du rail fonde le futur Manchester United, celle de l’armement les Gunners d’Arsenal et celle des ouvriers et forgerons West Ham 6(d’où leur surnom, les Hammers).
L’étincelle prend, et le football ravage désormais le cœur des ouvriers. Métallurgistes de Birmingham, dockers de Liverpool ou encore mineurs du Yorkshire passent désormais leur samedi après-midi sur une pelouse de football. « La popularisation du football est ainsi porteuse d’une terrible contradiction sociale. Alors que le ballon rond devient un trait fondamental de la culture de classe ouvrière, sa démocratisation est également synonyme de pacification sociale et de paternalisme, au risque d’incarner un instrument de contrôle de la bourgeoisie sur le monde de travail. ».
Seulement trente ans après sa nouvelle constitution comme sport moderne, le football est devenu une passion populaire, une « religion laïque du prolétariat britannique », écrira Eric Hobsbawmn, avec son église – le club – , son lieu de culte – le stade – et ses fidèles – les supporters. Si les différentes compétitions sont encore dominées par les clubs aristocratiques, les clubs ouvriers, poussés par des dizaines de milliers de spectateurs, comblent années après années l’écart qui les sépare. Une révolution footballistique, dans un Glasgow froid et brumeux, finira par définitivement faire passer le ballon dans le camp populaire.

Le combination game à la conquête du monde
Jusqu’en 1870, le kick and rush règne sur le football de manière autoritaire. Cette tactique, pétrie d’individualisme et vide de toute subtilité, consiste à tirer de longs ballons vers la surface adverse, courir à de grandes enjambées pour se retrouver au rebond et faire la différence individuellement. Le simple fait de passer le ballon à un coéquipier étant alors perçu comme un aveu de faiblesse.
L’équipe des Queen’s Park de Glasgow invente alors une autre manière de jouer au football. Privilégiant les passes courtes, une progression lente du terrain et un jeu collectif efficace, les Ecossais font souffler un nouveau vent sur les pelouses anglaises. Le combination game (ou passing game), par opposition au dribbling game des public school, se taille une place importante en Angleterre avec l’importante migration de travailleurs écossais. La révolution est autant symbolique que footballistique : le passing game est le reflet de la culture ouvrière qui couronne l’entraide et la solidarité et qui impose un imaginaire collectif autour du football. Alors que le dribble valorise l’exploit individuel, la passe incarne l’acte altruiste au service d’une équipe.
L’année 1883 marque la consécration du passing game. La treizième finale de Cup, qui a systématiquement couronné jusqu’ici des clubs aristocratiques, voit s’affronter les justement très aristocratiques Old Etonians aux Blackburn Olympic, club du Nord industriel. Si les Old Etonians, menés par l’excentrique Lord Kinnaird, jouent dans la tradition anglaise des public school, l’équipe de Blackburn pratique un jeu léché. Derrière leur capitaine Albert Warburton, plombier, l’équipe est composée de plusieurs ouvriers tisserands, un fileur, un boucher ou encore un ouvrier métallurgiste.
Le match est terriblement serré, et les deux équipes se donnent coup pour coup. Il faut attendre les prolongations pour que la rencontre trouve son issue. Comme un symbole, c’est Jimmy Costley, jeune ouvrier fileur de 21 ans, qui inscrit le but de la victoire en battant le gardien des Etonians John Rawlinson, grand avocat londonien et futur député conservateur. En soulevant pour la première fois la Cup, les classes populaires prennent le pouvoir.

Le football est né. Il s’apprête désormais à traverser les frontières et déferler sur le monde entier. De simple jeu paysan, il réunit désormais des dizaines de milliers de personnes dans les stades, aimante les discussions dans les usines et fait vibrer les cœurs de toute une classe sociale.
Le monde dans lequel il va se développer est toutefois parcouru par de vives tensions qui vont faire émerger deux conflits mondiaux et des systèmes fascistes. Comment le football va-t-il vivre ces évènements politiques ? C’est ce que nous verrons dans le second volet : « Quand le football résistait au fascisme. »
Le vernissage de notre livre !
Nous sommes remontés à contre courant le fil de l’actualité, des articles théoriques et des récits personnels parus entre 2020 et 2021 pour en sortir une sélection et les poser pour la première fois sur du papier. Pour que ces premiers battements d’aile, ces premiers coups de plume de notre média engagé ne se fassent pas engloutir par la logique infernale d’internet : l’oubli à la dernière page de notre site. Pour cela, il a fallu replonger dans les procès, les manifs, les actions, la loi MPT. Revoyager aux débuts de la ZAD de la colline et revivre nous coups de gueule, nos échecs. Revoir les mots utilisés pour décrire la crise du covid et relire les catastrophes de l’été 2021. Se remémorer les étincelles, les percées, les soubresauts de cette année. Et c’est cela que nous voulons maintenant partager avec vous touxtes qui nous avez soutenu, qui nous avez lu ou qui avez écrit peut-être. Des mots pour bifurquer. Des mots posés dans un beau livre que nous allons enfin lancer dans la mare.
Nous vous donnons donc rendez-vous mercredi 14 décembre à la Coutellerie pour un début de soirée discussion autour d’un article d’actualité suivi d’un apéro de vernissage, bien sûr. Nous ne garantissons pas les flûtes de champagne et les petits fours au tarama mais une soirée de rencontre et de partage, engagée et joyeuse.
Programme de la soirée :
18h : apéro de vernissage et vente de brochures à prix libre
19h : bouffe pop
20h : lecture et discussion

Cet article fait partie d’une série sur l’histoire populaire du football.
voir série- Aux racines du football : entre passion, instrumentalisation et résistances
- Quand le football résistait au fascisme
- Les ultras à la conquête du monde : en première ligne de révolutions nationales
- ce terme un peu anachronique pour décrire les rencontres entre les paysans et les urbains
- Les citations non précisées sont issues du livre de Mickaël Correia, Une histoire populaire du football
- qui n’ont rien d’écoles publiques, mais qui sont des écoles privées réservées à l’élite anglaise
- et notamment par des mouvements de révolte estudiantine
- Pour noter l’ampleur de la différence des règles, les équipes de Rugby permettaient aux joueurs de prendre le ballon avec les mains
- Tous ces clubs évoluent encore dans l’élite du football anglais