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Quand notre épargne-retraite finance gaz, pétrole et charbon

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Une campagne syndicale en cours à Fribourg demande à ce qu’on arrête de placer l’argent des retraites des fonctionnaires dans les énergies fossiles et qu’on choisisse plutôt des placements liés à la transition écologique. On peut relever pas mal de choses dans cette campagne. Elle marque par exemple le lent rapprochement entre les syndicats et les militant.es écolo, un rapprochement laborieux, initié dans le sillage de la Grève pour l’avenir – une histoire qui en est à ses débuts et qu’il conviendra de suivre. Elle marque également l’investissement de beaucoup de militantes et militants écolo dans des campagnes réformistes visant la finance. Voici le premier chapitre d’une série portant sur la finance et les mouvements écolos.

Deuxième volet : Naïve et criminelle : la « neutralité » de la BNS
Troisième volet : L’Histoire maudite du gaz au Mozambique


Intro : Tourner la page « 2019 », en écrire de nouvelles

Samedi 15 octobre, le groupe fribourgeois de la Grève du Climat organisait une manifestation devant l’Hôtel de Ville. Au programme : un défilé et deux ateliers thématiques. Le défilé heureusement n’aura pas lieu : nous ne sommes qu’une bonne trentaine. Il est bien loin le temps où Georges-Python accueillait des milliers de manifestant.es. J’apprendrais d’ailleurs que le tractage dans les collèges a suscité pas mal d’indifférence – je ne vois pas de nouvelle tête parmi les militant.e.s de la Grève du Climat, quasiment aucun.e collégien.ne. 

Dans cette configuration, j’ai déchiffré les deux ateliers thématiques comme deux indications sur le chemin pris par les grévistes qui ne se sont pas simplement rangé.e.s dans le système depuis les grandes manifs’ : hier battant le pavé, aujourd’hui ils et elles s’engagent soit dans des projets permacoles, promouvant d’autres manières de cultiver la terre, soit dans des campagnes politiques institutionnalisées, réformistes, légales. Du côté de la terre, Pan Terra présentait son projet de jardin-forêt à Grolley. Du côté de la politique réformiste, on discutait placement des retraites et responsabilité de la place financière suisse. 

Peut-on réformer la finance ? Longtemps, la question m’a semblé sans intérêt. Je voyais mal en quoi cela pouvait consister – tant celle-ci est consubstantielle à nos économies capitalistes. La finance, c’est devenu l’irrigation même du système capitaliste, le saint des saints. Vouloir la réformer directement marquait à mes yeux une certaine naïveté. Il n’y avait qu’à voir l’absence totale de réforme profonde du système financier après la crise des subprimes de 2007/2008 – une crise dont tout le monde convient que les banquiers et leur habilité en matière de création de produits financiers pourris sont les principaux responsables. 

Pourtant, lors de cet atelier, je ne pouvais rester indifférent à l’énergie déployée par ces militant.es qui y croyaient, elles et eux, (en tout cas un peu). D’où ce petit tour (non-exhaustif) en plusieurs chapitres de ce qui s’organise sur ces questions financières. Le programme initial : départ de Fribourg et de la question des caisses de pension à Fribourg (I), puis la Suisse : comment des militants s’attaquent à la BNS (II). La troisième partie sera plus exotique. On ira au Mozambique où le Crédit Suisse a exhibé une nouvelle fois toute l’immorallité dont elle est capable (III). Cela devrait nous permettre d’évoquer la question de la dette des pays du Sud global (IV). Et puis, dernière étape, j’aimerais revenir sur la crise grecque, laquelle pose la question des rapports entre finance et démocratie (V).

Avant qu’on la touche, notre retraite sert le capitalisme

A Fribourg, c’est sous l’impulsion de Mattéo Ducrest, militant à la Grève du Climat, que le Syndicat des services publics (SSP) s’est intéressé à la manière dont l’argent de nos retraites était placé. 

Lorsqu’on parle du placement de nos retraites, ce n’est pas de l’AVS, le 1er pilier, qu’il est question. L’AVS relève d’un financement par répartition : l’argent prélevé sur les salaires est directement versé aux retraité.es, l’argent n’est ainsi pas investi, il circule directement. C’est tout le contraire du 2ème pilier qui repose sur un système de capitalisation : chacun.e met de côté individuellement des capitaux qu’il ou elle recevra une fois à la retraite. Entre le moment où l’on économise et le moment où l’on touche cette rente, il peut se passer des décennies. Entretemps, l’argent est investi par des caisses de pension – par exemple dans l’immobilier ou dans des titres sur les marchés boursiers. D’où cette réflexion menée par le SSP : où est placé l’argent des retraites des fonctionnaires fribourgeois.es ? En ligne de mire : la CPPEF, la Caisse de Pension du Personnel de l’Etat de Fribourg.

On le rappelle en effet assez peu, mais les fonds de pension jouent un rôle considérable dans le fonctionnement de la finance et de l’immobilier. Fribourg Centre, par exemple, est en fait la propriété de la BVK, la Caisse de Pension du Canton de Zurich – les loyers récupérés auprès des différents magasins est versé pour les retraites des fonctionnaires zurichois.es. Les fonds gérés par BVK ? Plus de 41 milliards de francs suisses : c’est le fonds de pension suisse le plus important. La CPPEF à Fribourg quant à elle pèse 5,8 milliards. En tout, la somme brassée par les caisses de pension suisses se situe autour des 1’000 milliards.

De fait, ce sont des montants gigantesques – et c’est notre argent. Notre participation – qu’on le veuille ou non – au capitalisme. Nos retraites sont assurées par des investissements qui doivent rapporter, qui nécessitent ainsi non seulement un monde stable et prévisible mais aussi de la croissance. Dans son Manifeste de 1848, Marx pouvait dire des prolétaires, définis comme ceux qui ne possèdent pas les moyens de production, qu’ils n’avaient absolument rien à perdre (et donc tout à gagner dans la révolution). Aujourd’hui ils sont nombreux à avoir au moins un 2ème pilier. 

Se pose alors la question du choix de ces placements. Si ce sont nos retraites, alors il apparaît légitime que nous ayons notre mot à dire sur le type d’investissement que l’on finance. Quitte à participer au capitalisme via sa retraite, plutôt que d’investir dans des mines de charbon et dans d’autres activités destructrices du Vivant, autant financer une boîte qui fait des panneaux photovoltaïques ou une ferme qui cultive le sol sans pesticide. 

Le choix de ces placements doit nous appartenir

Ce travail sur la caisse de pension a été entamé dans la section « Enseignants » du SSP fribourgeois. Il a d’abord constitué à prendre contact avec le Comité de la CPPEEF, le Comité en charge de gérer cet investissement colossal et de leur demander qu’ils publient leur charte de développement durable – qui n’était pas public jusqu’alors. Ce premier contact a également débouché sur quelques drôleries. Comme lorsque la CPPEF affirme souhaiter « consacrer une part de son portefeuille (jusqu’à 10%) à des investissements à fort impact environnemental, social ou en lien avec l’économie réelle » – démontrant dans la formulation même (plutôt que de fixer un taux minimum, CPPEF plafonne ces investissements) qu’elle vit encore dans le paradigme où un « financement vert » était considéré comme une marque de pestiféré pesant sur les bénéfices – et donc à limiter autant que possible. Maximum 10%, pas plus, on vous le promet! Un raisonnement qui ne tient pas la route aujourd’hui, comme le démontre par exemple le travail des Artisans de la transition qui ont montré qu’entre 2015 et 2017, la BNS aurait gagné plus de 20 milliards de francs si elle avait exclu les entreprises les plus émettrices de CO2 de son portefeuille et avait privilégié des entreprises vertueuses du point de vue du climat1 ».

Après ces premiers contacts, la campagne du SSP a pris la forme d’une pétition. Elle contient quatre revendications, portant à la fois sur le contrôle des placement et sur des mesures de « transition écologique » :

  1. L’exclusion stricte du charbon, du pétrole et du gaz de ses investissements d’ici 2025.
  2. L’investissement d’au moins 10% de la fortune dans les énergies renouvelables d’ici 2025.
  3. La publication annuelle des placements de la caisse, d’un bilan carbone du parc immobilier et d’un bilan carbone des placements mobiliers.
  4. Des rénovations thermiques et autres mesures d’économie d’énergie afin d’atteindre une réduction d’au moins 50% des émissions carbones du parc immobilier d’ici 2025.

Désormais la campagne ne concerne plus que les profs, mais les fonctionnaires fribourgeois de toutes fonctions – et d’autres syndicats, comme Syna, l’ont rejointe. Du point de vue de la politique institutionnelle également la campagne semble bien partie, le Parti socialiste et les Vert.e.s ayant déjà donné leur soutien à la campagne. La pétition, qui sera remise le 31 janvier 2023, a ainsi permis une sensibilisation sur le sujet et la constitution d’un front plus large – nécessaire dans le rapport de force. Fonctionnaire ou non, vous pouvez signer la pétition ici.

Le 23 novembre, c’est au tour de la FEDE de se positionner en faveur d’une meilleure régulation des investissements de la CPPEF. La FEDE est le syndicat principal des fonctionnaires, et a plutôt l’habitude de tenir des positions très conciliantes avec l’Etat. En l’occurrence, son appui est décisif : sur les 12 membres du comité de la CPPEF, quatre sont élus par la FEDE, contre un seul pour le SSP. Reste à convaincre les six autres qui représentent le Canton. Mattéo est confiant. Si la pétition ne devait rien donner, le SSP ne s’arrêtera sans doute pas là : « Nous attendons maintenant des décisions de la CPPEF pour rehausser ses objectifs en matière immobilière, pour mettre fin aux placements dans les énergies fossiles et pour consentir à de nouveaux placements dans les énergies renouvelables. Les employé-e-s à l’origine de cette campagne décideront des prochaines étapes mais il est évident pour nous que d’autres actions auront lieu si la CPPEF ne prend pas rapidement de nouveaux engagements. » 


  1. https://artisansdelatransition.org/assets/images/bns/bns-fr-2.pdf

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