Cette deuxième étape dans le monde verre-meilleux de la finance a quelques points de ressemblance avec la première : on retrouve des mallettes de billets violets qui huilent la machine Capitalisme, une petite clique directrice d’une institution publique qui ferme les yeux sur les entreprises qu’elle finance, et enfin (décidément) quelques agiteurs et agitatrices écolos qui pointent du doigt des placements qui tuent le Vivant. Il y a pourtant une différence : ici, à la question des placements vient s’ajouter celle des règles du jeu que doivent respecter les banques suisses. Dernière étape suisse – dès le prochain article, promis, on s’arrache de notre nombril helvétique.
Premier volet : Quand notre épargne-retraite finance gaz, pétrole et charbon
Troisième volet : L’Histoire maudite du gaz au Mozambique
Réformer la BNS en trois revendications
Une plus grande transparence, une réglementation plus stricte sur les investissements dans les énergies fossiles et in fine une prise en compte des intérêts de la société dans la politique de placement. Les demandes du SSP envers la caisse de pension des fonctionnaires fribourgeois, la CPPEF1. sont similaires à celles d’une autre campagne visant la place financière suisse. Cette fois-ci, c’est l‘Alliance climatique qui la mène, un regroupement de plus de 140 organisations suisses. La cible ? Un mastodonte qui se fait appeler Banque Nationale Suisse. Un groupe s’est formé au sein de l’Alliance pour mener cette campagne : Coalition BNS2.
Viser la BNS, c’est viser un monstre à trois têtes. Premièrement, la banque centrale est responsable de la politique monétaire et de la stabilité des prix en Suisse. Deuxièmement, avec la FINMA (l’Autorité des Marchés Financiers), elle est la grande régulatrice en charge de gérer la place financière suisse.
Pour chacun de ces rôles, la Coalition a une revendication :
- Que la BNS, en tant que responsable de la politique monétaire, publie un plan global de transition concernant toute l’économie suisse. Une sorte de guideline qui devrait comprendre à la fois les mesures nécessaires pour arriver à 0 émission de gaz à effet de serre net d’ici 2040 et celles pour restaurer la biodiversité d’ici 2050.
- Que la BNS prenne les mesures nécessaires pour que l’ensemble de la place financière suisse prenne une trajectoire cohérente avec les Accords de Paris.
La troisième tête de la BNS, c’est ses propres placements. La BNS est l’un des plus grands investisseurs publics au monde. D’où cette troisième revendication :
3. Que la BNS réoriente ses placements en accord avec les Accords de Paris.
Quelques chiffres pour mesurer la bête. La CPPEF : 5,8 milliards de placement. L’ensemble des caisses de pension suisses : un peu moins de 1’000 milliards – le système des caisses de pension est ainsi fortement décentralisé. Lorsqu’on parle de la BNS, c’est un montant similaire : autour de 1’000 milliards de francs suisses – géré par une seule institution. (Et d’autres chiffres : le PIB suisse se situe autour des 700 milliards par an; le chiffre d’affaire de Total autour des 200 milliards par an- pour 16 milliards de bénéfice en 2021)
D’où vient l’argent ? Cette fois-ci il ne s’agit ni de futures retraites, ni d’épargne privée ou publique, mais d’argent créé ex nihilo.
Les origines de la fortune de la BNS : la planche à billets
Que la BNS se retrouve à devoir gérer 1’000 milliards aurait paru difficilement concevable il y a 20 ans, quand le montant stagnait autour des 100 milliards. Que s’est-il passé entre deux ? Une succession de crises économiques : en particulier la crise des subprimes en 2007-2008, puis la crise de la dette des pays européens en 2011-2012 et celle du Coronavirus. Durant ces crises, la BNS a dû se confronter au problème de la cherté du franc suisse.
Quand on parle de « cherté » du franc, on veut dire que le franc s’apprécie par rapport aux autres monnaies. Par exemple, avant la crise des subprimes, 1 euro était échangé contre un 1,6 franc. Avec la crise, et l’instabilité économique qui s’en est suivie dans la zone euro, beaucoup d’investisseurs ont décidé de se reporter sur la Suisse jugée plus stable – en achetant dans l’immobilier helvétique, ou dans les actions d’entreprises suisses. Pour ce faire, ils ont dû logiquement acheter des francs suisses, faisant augmenter la demande en CHF, et faisant s’apprécier le franc suisse. Au fil des mois, des années, inexorablement, le franc a valu de plus en plus cher. En 2014, 1 euro ne valait plus que 1,2 franc – et menaçait même de tomber à 1 franc. Pour le touriste suisse, c’est intéressant : voyager en Europe devient moins cher. Mais pour les exportations suisses, cette appréciation est douloureuse, elle réduit fortement les marges. Dès lors, pour limiter la casse, la BNS fait tourner la planche à billets : elle crée massivement des francs et les échange contre des dollars ou des euros, contrebalançant ainsi le marché. Enfin, avec ces montagnes de dollars et d’euros qu’elle a achetées dans une perspective de pure politique monétaire, elle les place en bourse et se procure notamment des actions d’entreprises étrangères.
Ce genre de politique monétaire est dite « non conventionnelle » et la BNS n’est pas la seule banque centrale à utiliser la planche à billets (la création de monnaie) dans ces proportions. Traditionnellement, les banques centrales se contentaient principalement de jouer sur les taux d’intérêt. L’économie surchauffait et des bulles spéculatives menaçaient de se former ? On augmentait les taux d’intérêt. Au contraire, l’économie était à la peine ? On baissait les taux – facilitant ainsi les emprunts des ménages et des entreprises pour consommer et produire. Faire fonctionner la planche à billets était alors considéré comme une hérésie – en particulier en Allemagne, où économistes, politicien.es et citoyen.es ont encore quelque part en tête des souvenirs de l’hyper-inflation des années 30′.
Depuis la crise de 2007-2008, l’outil taux d’intérêt s’est révélé insuffisant : les taux étaient presque à zéro et l’économie ne sortait pas de sa convalescence. Les banques centrales (dont la BCE, au grand dam des Allemands) ont alors passé la vitesse supérieure en rachetant massivement des titres (notamment des titres d’États en galère de financement) pour soutenir l’économie. Leur bilan a explosé. Celui de la BNS (et le nombre d’actifs qu’elle gère) a été multiplié par dix en quelques années. La BNS métamorphosée en investisseur majeur, la question se fait alors plus pressante : où est-ce que la BNS place son argent créé, quels titres achète-t-elle ?
Politique « neutre » et placements secrets
Comme avec la CPPEF, il est difficile d’y répondre : rien n’oblige légalement la BNS à révéler ses placements, ni à faire un bilan carbone de ceux-ci. Officiellement, on sait juste que sur le total de 1’000 milliards de francs, 66% sont investis en obligations d’Etat, 11 % en autres obligations et 23 % en actions. Ainsi, pour être exact, lorsqu’on parle des placements de la BNS dans les entreprises privées, on parle d’un montant d’environ 280 milliards de francs suisses (fin 2021).
Sans passer par la BNS, l’Alliance climatique suisse a glané quelques informations sur ces placements : « La BNS investit dans près d’une entreprise sur quatre parmi les 100 entreprises les plus nuisibles au climat dans le monde. Dont font partie des entreprises d’énergie fossile comme Duke Energy (350 millions), Shell (300 millions), Exxonmobil (900 millions), Enbridge (299 millions) ou Chevron (775 millions)3. » Une partie de l’argent émise par la BNS pour stabiliser les équilibres économiques finance ainsi des géants du fossile. Fin 2019, une autre recherche, mandatée par les Artisans de la transition, indiquait que cette part représentait 5,7% de la totalité des actions de la BNS4. Il s’agirait ainsi d’une somme autour des 17 milliards de francs suisses, allouée à l’exploitation de gaz (on y reviendra lorsqu’on parlera du Mozambique) ou à la construction de nouvelles mines de charbon.
Officiellement, on peut grossièrement résumer la politique de placement de la BNS en deux principes. Premier principe : « La BNS adopte une approche aussi neutre et passive que possible dans ses placements en actions. » Concrètement cela signifie que ses investissements se font en proportion de la taille financière des entreprises : si une entreprise a des capitaux 100 fois supérieurs à une autre, elle y investira 100 fois plus par rapport à cette dernière.
Deuxième principe : « La BNS respecte les normes et valeurs fondamentales de la Suisse dans sa politique de placement. » Pas un rond dans des entreprises « qui violent massivement des droits humains fondamentaux ». Pas de placement non plus dans celles qui « causent de manière systématique de graves dommages à l’environnement ». Ni dans celles qui « sont impliquées dans la fabrication d’armes condamnées sur le plan international. » Reste à comprendre comment on définit les « massivement », les « systématique » et les « grave »5.
En ce qui concerne les « graves dommages à l’environnement », la BNS exclut de son portefeuille les entreprises faisant plus de 30% de leur chiffre d’affaires dans l’extraction/la production de charbon. L’exclusion est à saluer – et c’est un signe que la BNS est déjà entrée en matière quant aux investissements dans le fossile. Pourtant elle reste dérisoire. Un exemple est connu, celui de Glencore. La multinationale suisse est un acteur principal dans le charbon, mais puisque ses activités sont suffisamment variées et étendues, le charbon ne constitue que 6% de son chiffre d’affaires – et la BNS peut ainsi continuer à acheter ses actions6.
La Coalition BNS
C’est sur la tension entre les deux principes que s’appuie la Coalition BNS. L’argument est assez simple : si la Suisse s’est engagée à réduire considérablement ses émissions de gaz à effet de serre – notamment via les Accords de Paris –, alors la BNS dans son objectif de respecter « les normes et valeurs fondamentales de la Suisse » doit se désengager de ses placements dans le fossile. Autrement dit, il est tout-à-fait possible de tenir ensemble l’indépendance et la neutralité de la BNS ET des objectifs ambitieux en terme de décarbonisation – rendus nécessaires par les engagements de la Suisse. De la même manière que le non-financement de certaines armes est considéré comme « neutre », il devrait en aller de même avec le non-financement de l’énergie fossile. Auditionné à ce propos, un des membres de la direction de la BNS a expliqué que « si la BNS refusait d’investir dans les entreprises ne respectant pas les droits humains fondamentaux c’est parce qu’il existait un consensus à cet égard en Suisse ; ce qui n’est, selon lui, pas le cas des énergies fossiles7. » (rien n’indique qu’il plaisantait)
Outre la question de la « neutralité » de la BNS, Coalition BNS avance un autre argument. Si la BNS doit mener une politique monétaire qui sert « les intérêts généraux du pays » (d’après la Constitution) notamment en veillant à la stabilité des prix, à celle du système financier et du système des paiements, alors elle doit logiquement prendre en considération les risques évidents de déstabilisation liés au réchauffement climatique et à la destruction du Vivant. Et prendre des mesures aujourd’hui pour limiter les risques demain.
Ces deux arguments ont certes un certain poids – ils s’appuient sur une interprétation du mandat de la BNS. Mais la question est : qui convaincre ? Les militant.es de Coalition BNS ont eu l’idée de passer par les cantons suisses – lesquels représentent environ la moitié des actionnaires de la BNS. Une pétition leur a été envoyée demandant qu’ils demandent à la banque nationale qu’elle aligne sa politique de placement avec les Accords de Paris. L’idée était intéressante : les politicien.nes cantonaux sont davantage proches de la population, en tant qu’actionnaires ils ont quelques outils en main pour donner un coup de pied dans la fourmilière-BNS, et il n’y a pas besoin de beaucoup de cantons pour déjà apporter le sujet sur la table. Pourtant la plupart des cantons ne sont pas entrés en matière.
Quant au Conseil fédéral, le rapport attendu qu’il a publié sur la question le 26 octobre 2022 a tout d’une fin de non-recevoir. Premièrement, le rapport affirme que dans le cadre légal et institutionnel actuel, il n’y a rien d’autre que puisse faire la BNS. Deuxièmement il explique que si d’autres banques centrales comme la Banque centrale européenne ou la Banque d’Angleterre poursuivent des objectifs climatiques, c’est parce qu’elles ont un mandat légèrement différent que celui de la BNS – contrairement à la BNS elles auraient pour tâche de « soutenir la politique économique générale ». Troisièmement il défend que le mandat actuel de la BNS est suffisant : « Tout élargissement du mandat de la BNS entrainerait immanquablement des conflits avec l’objectif de stabilité́ des prix et une politisation de la politique monétaire8 ». Avec cette position du Conseil fédéral, difficile d’imaginer une majorité de parlementaires prête à faire bouger les choses à Berne sans une mobilisation massive de la population. Et la pétition lancée sur Internet (ici) suite à ce rapport ressemble plus à un geste d’impuissance qu’à une véritable nouvelle étape dans le rapport de force. Le chemin est encore long.
Le verrou de la finance a déjà sauté
Il reste encore à mentionner la quatrième revendication de Coalition BNS, révélatrice du problème auquel sont confronté.es les militant.es :
4. Que la société civile et des expert·e·s externes soient davantage intégrés dans les décisions de la BNS.
La BNS, les réglementations de la finance et plus largement tout ce qui touche aux règles budgétaires et à la planification économique – tout cela est verrouillé. Dans le volet sur la Grèce, j’essaierai de revenir sur la mise en place dans les années 80′ de ce verrou – son but était alors explicite et politique : s’assurer que les développements de la démocratie ne remettent pas en cause le libre marché et le capitalisme.
Toutefois, puisqu’on parle ici d’une banque centrale, il me semble important d’élargir un peu la perspective pour comprendre que depuis les années 2000 (en Europe, la crise de 2007/8 a été décisive) la manière de concevoir les rapports entre politique et économique se modifie. Pendant longtemps on a voulu séparer les deux. D’un côté le marché et ses auto-ajustements, ses crises in fine bénéfiques et saines pour le système, de l’autre les décisions politiques – le politique devant empiéter sur l’économique le moins possible. C’est d’ailleurs dans les règlements des banques centrales que cette séparation est la plus visible, des règlements conçus pour permettre une autonomie la plus large possible de ces institutions.
Pourtant, les discours comme les pratiques ont un peu changé depuis. L’usage répandu de la planche à billets, le fait que les dettes publiques des pays finissent par être rachetées massivement par les banques centrales, la fin actée des Trentes Glorieuses et le doute grandissant sur la viabilité d’une croissance économique mondiale pérenne – tout cela montre et explique que la séparation politique/économique est en train de changer de fait. Grossissons le trait : le système capitaliste va avoir de plus en plus besoin d’interventions directes du politique pour se maintenir9.
De ce point de vue, quand la BNS et le Conseil fédéral nous disent d’une même voix que la politique monétaire ne doit pas être « politisée » et que la BNS doit rester « neutre » – quand ils expriment ce vieux verrou – l’idéologie de leur discours date d’une époque bientôt révolue. Le font-ils expressément simplement pour se défaire des revendications écologistes ? Ou sont-ils encore pétris d’une idéologie qui n’existe plus que comme une peau morte, brandie (encore souvent, certes) sur les plateaux TV ? Autrement dit, sont-ils conscients que, bah oui, la BNS politise déjà ses placements, qu’aucune neutralité chimiquement pure n’a jamais existé, et que le réchauffement climatique et la sixième extinction de masse vont mettre la place financière en PLS ?
Le sens de ces derniers paragraphes est le suivant : certes la campagne de la Coalition BNS semble mal emmanchée mais les militant.es qui s’impliquent dans ces sujets ont le vent dans le dos. C’est peut-être même leur principal atout : ils vont dans le sens du changement, ils prennent acte de modifications qui sont déjà en cours, ils formulent des propositions à des questions que le Conseil fédéral, la BNS et tout ce qui gravite autour, devront forcément se poser.
Le rôle de ces militant.es est double. D’une part il leur faut révéler une réalité qui reste encore méconnue – parfois aux yeux mêmes des principaux acteurs – et mettre à jour les vieilles conceptions libérales encore bien crues et défendues en Suisse. Il faut donc faire sauter le verrou. D’autre part il faut faire en sorte que le capitalisme ne profite pas (une fois de plus) de cette plus grande intrication entre économie et politique. La tâche ici est autrement plus complexe. Il n’y a qu’à voir l’augmentation folle qu’a connue le cours de la bourse après la crise de 2007/8. Une augmentation qui trouve son explication la plus plausible (et son financement) dans les pratiques des banques centrales. C’est-à-dire que l’argent déversé dans le système par les banques centrales pour que tout ne s’effondre pas a permis à des milliardaires de s’endetter à des taux bas pour jouer à la bourse – et augmenter follement leur fortune. Séparer les ultra-riches et leurs pratiques parasitaires du fonctionnement global du système économique n’est pas aussi évident que ça en a l’air.
- Voir le premier article de la série
- Voir leur site notre-bns
- Voir Coalition BNS, « Connaissances de base sur la BNS et sa gestion de la crise climatique et de la crise de la biodiversité » avril 2022.
- Artisans de la transition, « Sur le climat, la BNS égare la place financière suisse« , avril 2020.
- Voir les Directives générales de la Banque nationale suisse (BNS) sur la politique de placement
- Voir Coalition BNS, « Connaissances de base sur la BNS et sa gestion de la crise climatique et de la crise de la biodiversité » avril 2022.
- Voir les discussions qui ont eu lieu à Genève sur le sujet.
- Voir le Rapport du Conseil fédéral « La Banque nationale suisse et les objectifs de développement durable de la Suisse« .
- Quatre précisions ici. Premièrement, le capitalisme étant dépendant d’une certaine forme de stabilité et (surtout) de la propriété privée, il a toujours nécessité des institutions fortes qui puissent lui assurer ce cadre favorable – aujourd’hui, nos Etats occidentaux. Deuxièmement, les développements techniques névralgiques – ceux qui ont permis le plus aux capitaux privés d’être investis et de rapporter largement – ces développements ont souvent (voire toujours) été le fait d’impulsions publiques, donc non privées. Les self-made man sont d’abord des personnes qui ont bénéficié d’investissements publics massifs (en particulier les recherches liées aux technologies militaires). Ainsi, troisièmement et à mon avis, plutôt que de dire que les besoins d’Etats du capitalisme sont de plus en plus grands, il serait plus juste d’affirmer que ces besoins d’Etats sont de plus en plus visibles et conscientisés – et de plus en plus difficiles à cacher.