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L’Histoire maudite du gaz au Mozambique

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« Va voir le Mozambique » me disait J. activiste à Breakfree, « Va voir le Mozambique, Crédit Suisse, la crise de 2006 ». Nous étions alors toujours face à l’Hôtel de ville de Fribourg, en train de parler du piège qu’est la dette publique pour les pays du Sud. A ce moment je ne savais pas où exactement situer le Mozambique… Voici la troisième partie d’une série sur le fonctionnement de la finance. C’est la plus longue, la plus illustrative. La pièce fait 4 actes. Pas de travail d’enquête – mais un assemblage d’informations pour reconstruire le tableau.

Premier volet : Quand notre épargne-retraite finance gaz, pétrole et charbon
Deuxième volet : Naïve et criminelle : la « neutralité » de la BNS
Quatrième volet : Justicia climática! Climate justice! Justice climatique! (à venir)


Acte I : Le Mozambique avant le gaz

On pourrait faire commencer cette histoire au début des années 2010, quand on découvre des gisements de gaz au Nord du Mozambique, une ancienne colonie portugaise située sur la côte Est du continent africain, en face de Madagascar. Ces réserves, largement offshore, sont immenses. Le Mozambique devient de fait le détenteur d’une des plus grandes réserves mondiales de gaz – 5’000 milliards de m3 de gaz. La question alors se pose de savoir comment exploiter ce gaz, comment transformer cette promesse d’enrichissement extraordinaire en véritable commerce et faire du Mozambique un exportateur de gaz de premier ordre.

Pour mesurer ce que représente une telle découverte au Mozambique, il faut pourtant revenir quelques décennies en arrière. Dans un interview publié en 2020, Joseph Hanlon, reporter de la BBC au Mozambique entre 1979 et 1985, revient sur l’histoire de ce pays. Les prochains paragraphes s’appuient sur ses réponses1.

En 1975, après une dizaine d’années de lutte contre le Portugal, le pays obtient son indépendance. La guerre a été menée par un parti marxiste, le Front de libération du Mozambique (Frelimo) et les espoirs socialistes sont grands. C’est sans compter sur la guerre capitaliste et impérialiste contre le communisme – laquelle va rattraper le Mozambique. Ni les Etats-Unis de Reagan, ni l’Afrique du Sud de l’Apartheid ne voient d’un bon oeil ce qu’il se passe au Mozambique. Ils vont ainsi financer et aider le Renamo, un parti anti-marxiste, pour mener une guérilla sanglante, affaiblir le gouvernement socialiste et ouvrir un chapitre de terreur dans l’histoire du pays. Pendant près de 15 ans le Mozambique sera un des fronts chauds de la Guerre froide. Faisant plus d’un million de morts, détruisant les infrastructures du pays et les activités économiques des zones rurales, la guerre civile est d’une violence rare, elle éreinte le pays qui se retrouve classé parmi les plus pauvres du monde.

Le tournant libéral des années 80 ne va pas épargner le Mozambique. Encore engagée dans la guerre civile, l’élite du Frelimo, le parti marxiste au pouvoir, défend de moins en moins l’idéologie socialiste. Avec le recul, on décèle un premier tournant libéral en 1983, quand le pays adhère au Fond Monétaire International (FMI) et à la Banque Mondiale. En 1987, le gouvernement signe avec le FMI et la Banque Mondiale un premier programme d’ajustement structurel : une aide économique internationale est fournie en échange d’une dérégulation de l’économie, d’une libéralisation des marchés et d’une privatisation massive des entreprises par des Mozambicain.es – la Banque mondiale y tient. L’élite politique du Frelimo usant des prêts des bailleurs internationaux pour racheter les entreprises, un nouveau système émerge, un système complexe de clientélisme. Hanlon explique : « Le FMI et la Banque mondiale ont appris aux Mozambicains qu’il faut payer pour tout, même pour les services qui devraient être garantis par l’État ». Dans ce système, la corruption devient généralisée : « Toutes les personnes en dessous de vous font ce que vous leur dites de faire – et vous faites ce que tout le monde au-dessus de vous vous dit de faire ». L’économie se retrouve ainsi en main de nouveaux oligarques, parfois d’anciens révolutionnaires marxistes – qui d’une main détiennent le pouvoir politique et de l’autre dirigent les entreprises qu’ils ont rachetées. Ce système empire encore avec la découverte à partir de 2005 de minéraux dans le Nord : graphie, rubis, sables bitumineux, etc.

Acte II : Sécurité, corruption et pêche au thon 

Et puis on découvre tout ce gaz… Les premières estimations sur les revenus que générerait l’exploitation de cette matière première donnent le mal de tête. En totalité, sur 25 ans d’exploitation, on parle d’une somme dépassant les 90 milliards de dollars2 – pour un pays dont le PIB annuel fluctue autour de 15 milliards. De tels montants attirent les convoitises… On commence à qualifier le Mozambique de « petit Qatar ».

On est alors en 2013. Aucun contrat d’exploitation n’a encore été signé, mais tout le monde le sait : le Mozambique est assis sur une mine d’or. Le gouvernement se porte officiellement garant d’un énorme crédit : 850 millions de dollars accordés par des prêteurs internationaux à Ematum, une entreprise du pays. Officiellement, cela n’a rien à voir avec le gaz. Il s’agit de payer des chalutiers pour la pêche au thon au Sud du pays – d’où le nom qui sera donné plus tard à cette affaire : les tuna bounds.

ll faut dire que la promesse de retour sur investissement de cet emprunt est élevée (8,5%). Aucun investisseur n’est très regardant – après tout, le pays qui prend sur lui la responsabilité de l’emprunt est un pays promis à un enrichissement extraordinaire. On retrouve aussi, dans l’affaire, la France. Il est prévu que la flotte achetée par le Mozambique soit construite dans les arsenaux de Cherbourg – dans un contexte où les arsenaux manquent de travail, cette commande est plus que la bienvenue. Pour mettre en relation les investisseurs et le Mozambique, deux banques – après tout c’est là leur principal rôle, faire se rencontrer d’un côté des personnes voulant investir leur capital et de l’autre côté des projets sérieux jugés « rentables » . Deux banques donc, une banque russe et Crédit Suisse. Les banques et les investisseurs sont satisfaits. Le Mozambique est satisfait. La France aussi. Ematum s’endette : les parties de pêche peuvent commencer.

Sauf que. Peu de temps après, on réalise plusieurs choses… D’abord il s’avère vite que ces parties de pêche ne rapportent rien, comme si la pêche n’avait jamais vraiment été au coeur du projet – il y aurait encore aujourd’hui des bateaux rouillant au port par manque de travailleurs qualifiés. Ensuite les chalutiers ne coûtent qu’une fraction de l’emprunt total (200 millions sur 8503). Enfin, les 6 patrouilleurs militaires devant servir à protéger les 24 autres bateaux sont bien plus armés que prévu. Le plan « pêche » est en fait surtout une couverture pour le Mozambique. Il répond avant tout à un souci de sécurité lié au gaz (situé en partie offshore), et doit lui permettre « d’assurer sa souveraineté́ sur sa zone économique exclusive et les gisements d’hydrocarbures qu’elle contient4. » Bien plus tard, Antonio Carlos do Rosario, un des principaux acteurs dans cette affaire, avouera : « La pêche n’a jamais été notre but principal. Mais nous ne pouvions pas le dire publiquement. Le secret est l’essence même du business, a fortiori lorsqu’il s’agit de questions stratégiques5. » 

Ce premier scandale va être résolu ainsi : le Mozambique reprend ces dettes à sa charge (6% de son PIB) – après tout, il s’agit de la sécurité de l’Etat, et non pas du développement d’un secteur économique privé. La grande majorité des prêts à Ematum est ainsi transformée en obligations d’Etat avec un très haut rendement : 14,4% d’intérêts par année6. Ces obligations seront remboursées en 2026 – quand les premières rentrées d’argent du gaz seront tombées! D’ici là, les intérêts pèsent sur le budget de l’Etat et donc sur le peuple mozambicain qui paie (cher) le montage financier foireux de son élite dirigeante et de Crédit Suisse. Voilà pour la partie visible de l’iceberg.

La partie invisible est révélée trois ans plus tard, le 1er avril 2016 (une vraie histoire de poissons…). L’accord passé entre l’élite mozambicaine autour du révolutionnaire/homme d’affaire/président (de 2005 à 2015) Guebuza et de Crédit Suisse portait en fait sur un prêt bien plus important que les officiels 850 millions de dollars. Parallèlement, et dans le plus grand secret, d’autres accords avaient été conclus sur le même principe. Une dette cachée d’environ 1,3 milliards de dollars. Portant le tout à 2,2 milliards. Au nez et à la barbe du Fond Monétaire International, qui finançait une partie du budget mozambicain et n’aurait pas toléré un tel endettement.

Les conséquences sont immédiates : avec ces dettes soudainement dévoilées, l’équilibre budgétaire mozambicain est intenable. Le FMI suivi par les autres créanciers du Mozambique gèlent leurs prêts. Sur fond de mirage gazier, le pays se retrouve en défaut de paiement, la population paie violemment une deuxième fois les magouilles illégales de Crédit Suisse et du pouvoir mozambicain. La dette publique du Mozambique passe de 55% du PIB en 2014 à 140% en 2016.

Où a été tout cet argent ? On sait qu’une partie du capital a été détournée pour « payer » les personnes impliquées dans cette construction financière – d’une part les banquiers ayant facilité cet emprunt caché, d’autre part les personnes proches du pouvoir mozambicain. Un rapport demandé par le FMI a calculé que sur la totalité des emprunts, 800 millions de dollars avaient été surfacturés – et sans doute en fait plus. Les cinq personnes qui ont été jugées plus tard en Occident – trois banquiers du Crédit Suisse, l’ancien ministre des Finances du Mozambique et un homme d’affaire libanais – ont avoué que 200 millions dollars avaient servi à payer des pots-de-vin tous azimuts. On sait en outre qu’à la tête de toutes les entreprises mozambicaines ayant pu toucher ces crédits, on trouvait la même personne : Antonio Carlos do Rosario, un haut responsable des services secrets du Mozambique. Si les parties de pêche étaient une façade pour couvrir des achats militaires, elles ont aussi été l’occasion pour payer de gigantesques pots-de-vin sur le dos des Mozambicain.es.

Entracte : Le rôle des élites locales dans le système de la dette

Pour comprendre le mécanisme de cette affaire scandaleuse, il faut changer le récit habituel sur la dette publique. Habituellement, on simplifie le récit : il y aurait deux types d’acteurs, d’une part les créanciers (des privés, des entreprises, des institutions) et d’autres part l’Etat. L’Etat, comme une entreprise, ferait un emprunt pour financer un investissement – une piscine publique, mettons -, il paierait des intérêts et finirait par rembourser sa dette – soit avec des rentrées d’argent (les impôts) ou alors en demandant une nouvelle dette. Dans ce récit, il paraît normal que chaque pays soit responsable de son endettement, comme est censé l’être tout individu, et puisse être poursuivi en cas d’incapacité à rembourser sa dette.

Avec le cas du Mozambique, pourtant, ce récit est incomplet. Il y a un troisième acteur : les classes dominantes locales du pays endetté. Comme l’explique Eric Toussaint, un expert sur l’abolition des dettes illégitimes mondialement reconnu, c’est souvent cette classe dominante qui contracte la dette, qui en profite à titre privé, et qui la fait payer ensuite à l’entier de la population en l’inscrivant sur la note nationale des dettes publiques7.

Pour cette classe dominante, l’avantage de la dette est double. Premier avantage : la dette est une alternative à l’impôt, lequel lui est directement défavorable. Avec la dette, elle s’évite donc l’impôt. Deuxième avantage : comme on l’a vu avec le Mozambique, ces investissements extérieurs sont massifs (bien plus grands qu’avec n’importe quel impôt) et représentent souvent pour elle un moyen d’accroître ses richesses – de s’attirer une partie des fonds déversés. Que cela se fasse illégalement par des pots-de-vin, ou plus légalement par le simple fait que c’est elle qui va s’enrichir en se spécialisant dans l’exploitation des matières premières (en l’occurrence le gaz). Les rentes sont privatisées et les dettes socialisées.

On retrouve alors une mécanique similaire à celle qui a structuré pendant longtemps les économies sud-américaines. Une élite locale exporte des matières premières en exploitant sa population et s’enrichit considérablement. Mais au lieu d’investir ces capitaux en développant des industries – ce qui permettrait la création d’emplois plus qualifiés et moins précaires – elle se contente d’importer les biens manufacturés dont elle a besoin. De les importer des pays occidentalisés, lesquels sont bien contents de pouvoir faire tourner leurs entreprises. Du gaz contre des bateaux militarisés construits en France, des voitures de luxe allemandes. Et une montagne de dettes pour équilibrer le tout. Exceptés les quelques trente millions de Mozambicains et Mozambicaines, tout le monde y gagne.

Acte III : Quand l’Etat devient assureur tout risque des exploitants

Mais revenons au gaz. Car bien que les crises aient touché violemment le Mozambique – d’abord la crise économique, puis les deux cyclones de 2019 enlevant à des centaines de milliers de Mozambicain.es leur toit et leurs moyens de subsistance, enfin le Coronavirus – les gisements de gaz n’ont pas disparu pour autant. Trois projets ont été lancés, menés par plusieurs sociétés pétro-gazières, fortes de leur expertise et de leurs capacités à lever des capitaux. On compte notamment la française TotalEnergies, l’américaine ExxonMobil – dans laquelle, pour rappel, la BNS a placé 900 millions8 -, l’italienne ENI et la chinoise CNPC.

Carte tirée du rapport « De l’eldorado gazier au chaos » publié par les Amis de la Terre en 2020.

Sur la carte, on voit les trois projets. Mozambique LNG, c’est le projet conduit par TotalEnergies. Rovuma LNG et Coral South FLNG sont tous les deux le fruit d’une coopération entre Eni et ExxonMobil. Les trois projets en sont à des stades différents. Le projet de TotalEnergies qui représente 20 milliards de dollars a bien été signé, mais il est à l’arrêt depuis début 2022 (on y reviendra). Le site de Coral South FLNG (7 milliards), plus sécurisé que celui de Total puisque complètement offshore, a permis au Mozambique de livrer le 14 novembre 2022 sa première cargaison de gaz naturel liquéfié9. Quant au troisième, Rovuma LNG, devisé à 30 milliards de dollars, il n’a pas encore été signé.

Les investissements totaux représentent à ce jour 30 milliards de dollars – et pourraient même doubler dans le cas où le troisième projet verrait le jour. Ce sont des sommes immenses – ce d’autant plus que la région est fortement instable, rendant les investissements peu sûrs. Dans une étude consacrée au financement de ces méga-projets, les Amis de la Terre se sont intéressés à la part d’argent public qu’ils contiennent. Ce sont les deux dernières lignes du tableau ci-dessous qui nous intéressent. Elles listent les investissements des ECA (Export Credit Agency), les agences de crédit à l’exportation.

Tableau tiré du rapport « Fuelling the fossile in Mozambique » publié par les Amis de la Terre en 2022.

Qu’est-ce que sont les agences de crédit à l’exportation ? Il s’agit d’institutions plus ou moins étatiques, qui délivrent une assurance étatique aux banques qui voudraient bien investir dans des projets d’importance stratégique pour les entreprises nationales. En somme, pour rassurer les banques et les investisseurs, l’Etat s’engage à éponger les pertes s’il devait y en avoir. Cela facilite ainsi les projets risqués de certaines entreprises nationales pour lesquelles une banque normale demanderait des taux d’intérêt beaucoup trop élevés – jugeant l’investissement risqué du fait, par exemple, d’une situation politique tendue. L’Etat prend ainsi le risque pour lui – et la banque peut proposer un taux d’intérêt intéressant pour l’entreprise. Dans le cas du gaz mozambicain, la France, à travers BPI France (la ECA française), a délivré une garantie à plusieurs banques pour qu’elles puissent investir sans risque pour un demi-milliard dans le projet Coral South FLNG. Si le projet coulait, si les banques devaient perdre de l’argent dans l’affaire – l’Etat français s’est engagé à les rembourser.

Or on le voit, rien qu’avec les pays auxquels les Amis de la Terre se sont intéressés (France, Italie, Pays-Bas, Etats-Unis et Royaume-Uni), on arrive à plus de 9 milliards de dollars garantis par de l’argent public. En comptant les autres partenaires étatiques, on arrive presque au double10

Sur les 30 milliards totaux, les garanties étatiques sont énormes. Difficile de parler dans ce cas d’une entreprise privée. Ce fonctionnement dit quelque chose de l’état du capitalisme contemporain. De la même façon que le système économique dépend d’un interventionnisme grandissant des banques centrales (voir notre deuxième article), il dépend également de plus en plus du soutien financier et assuranciel des Etats. Les investissements ont besoin d’un monde stable. Or le nôtre devenant de plus en plus risqué (pensons par exemple au risque que représente le réchauffement climatique pour les investissements), les projets vont logiquement faire recours de plus en plus fréquemment aux garants ultimes – les Etats – et dépendre d’eux.

Du point de vue des Etats, quels sont leurs intérêts à se porter garants de tels projets ? Plusieurs raisons se dégagent. L’impératif de croissance ; le besoin de saisir une occasion légale pour biaiser la concurrence et favoriser des entreprises nationales au dépend du libre marché; et puis, des raisons impérialistes d’influence et de soft power (ainsi, pour la France, il ne faut pas oublier que l’île française de Mayotte n’est pas loin…). Aujourd’hui plus que jamais, sur l’échiquier mondial, les quelques billes misées dans le gaz sont un investissement stratégique intéressant au vu des enjeux géopolitiques et énergétiques.

Acte IV : un désastre écologique, humain et social

Un mot d’abord sur les conséquences écologiques du projet. Du point de vue scientifique – ce point de vue prétendument « neutre » – il ne faut pas exploiter ce gaz mais le laisser dans le sol. Une manière de résumer la « question » du « réchauffement climatique » est en effet la suivante : comment faire pour ne pas toucher aux combustibles fossiles qui subsistent ? Ce constat est amplifié par la manière dont on va exploiter et transporter le gaz découvert au Mozambique. Au lieu d’être maintenu à l’état gazeux pour être transporté par gazoduc, le gaz va être transporté par bateau, liquéfié à moins de -160°C pour occuper 600 fois moins de volume. C’est le fameux GNL – gaz naturel liquéfié – un des grands gagnants de l’invasion russe en Ukraine. Or le GNL a un coût environnemental catastrophique. Une étude a calculé qu’il émettait bien plus que son cousin le gaz naturel transporté par gazoduc, encore que cela dépende de l’étanchéité du gazoduc11. En tout, les émissions de gaz à effet de serre des trois projets gaziers pourraient atteindre près de 50 fois les émissions annuelles du Mozambique – 7 années des émissions françaises12. La triste ironie de cette affaire, c’est que le Mozambique est l’un des pays les plus directement touchés par le réchauffement climatique. Le pays est en effet situé dans un couloir cyclonique et pas moins de trois cyclones l’ont violemment frappé ces trois dernières années (Idai et Kenneth en 2019, Eloise en 2021). Comme le résume cyniquement Hanlon : « Le Mozambique est invité à accepter l’argent du gaz en échange d’une aggravation des cyclones et des sécheresses. Une fois de plus, c’est le peuple qui souffrira13. »

Ces projets ont également eu d’autres conséquences – plus immédiates et plus visibles – sur la population du Calbo Delgado, la région où se trouvent les gisements gaziers. Il faut savoir que le Nord du pays est drastiquement plus pauvre que le Sud et que la côte – où se concentrent les intérêts des exploitants gaziers – est habitée par les Mwani, de religion musulmane, historiquement marginalisés par le Frelimo, durant la guerre d’indépendance d’abord, puis lorsque le parti s’est retrouvé au pouvoir14.

Dans ces circonstances antérieures à la découverte du gaz, des prédicateurs fondamentalistes ont commencé a essaimé la région. Profitant de la méfiance totale de la population locale par rapport au pouvoir central mozambicain, de la pauvreté endémique, et des inégalités ethniques – dans une époque où le néo-libéralisme a déconstruit les quelques services fournis par l’Etat – une dynamique de violence s’est mise en place. Le Calbo Delgado était déjà une région instable avant l’arrivée des exploitants.

Selon Hanlon, ce sont des promesses d’égalité qui structurent les messages des prédicateurs : « Ils disent aux enfants et aux jeunes de la région que la charia apportera l’égalité, garantissant à chacun une part de cette richesse. Leur message est très simple : la charia est socialiste. C’est le message que les mouvements de libération nationale diffusaient à la fin des années 1960 : celui de l’indépendance et que le socialisme garantirait une redistribution équitable des richesses. Plus de cinquante ans plus tard, le message est le même, mais au lieu de l’indépendance, c’est la charia15. »

La crise économique causée par l’affaire des dettes cachées va empirer la situation : en 2017, les violences se transforment en guérilla insurrectionnelle. Des centaines de jeunes prennent les armes et se revendiquent djihadistes. Le Calbo Delgado est en flamme. Aujourd’hui, on compte déjà pas loin d’un million d’habitant.e.s déplacé.e.s et quelques milliers de personnes tuées.

Sans doute serait-il exagéré d’imputer aux exploitants des gisements l’entière responsabilité de la situation actuelle dans la région. Mais il est évident que la découverte du gaz a empiré des dynamiques préexistantes. D’un point de vue économique d’abord, la crise de 2016-2017 déclenchée du fait des dettes cachées liées au gaz a été déterminante. Quant aux conséquences directes, plus locales, on sait par exemple que le projet de Total a déplacé plus de 550 familles, donc certaines vivant de la pêche à qui l’on a donné une maison loin de la mer16. On sait aussi que le nombre d’emplois créés au Calbo Delgado est faible et qu’une bonne partie de ces emplois a été donnée à des étrangers venus travailler spécialement pour l’occasion17.

Depuis, conséquence directe des enjeux financiers que représentent ces projets, différentes forces armées interviennent et se battent contre les djihadistes – le Calbo Delgado se militarise. On relèvera deux choses à ce propos. Premièrement, des observateurs notent que les forces armées se concentrent parfois sur la protection des infrastructures et des travailleurs, la population locale passant au second plan. Deuxièmement, il n’est pas sûr qu’une sur-militarisation parvienne à pacifier la région. Au contraire, on remarque que sans plan social plus global, « les efforts militaires du gouvernement mozambicain continuent d’accélérer l’insurrection, en raison des accusations de violations des droits humains par les militaires sur les populations civiles18« . Comme le résume Hanlon, ce n’est pas par les armes que le conflit se règlera – il craint pour sa part que le Mozambique ne se transforme en Afghanistan – mais par la création d’emplois stables qui puissent offrir une vraie perspective aux jeunes de la région.

En tout cas, dans la quasi-impossibilité de faire avancer les travaux, Total a suspendu momentanément son projet à 15 milliards. Les efforts pour sécuriser la région ont donc en partie échoué – plusieurs employés de la compagnie ont été tués. Le PDG a déclaré début 2022 : « Nous ne construirons pas d’usine dans un pays où nous serons entourés de soldats », « Nous ne relancerons pas le projet tant que je verrai des photos de camps de réfugiés autour du site19 ».

Quelques remarques pour conclure  

Quels enseignements tirer de cet exemple concret sur le fonctionnement de la finance internationale (on écarte ici toute la dimension strictement politique) ? Peut-être quelque chose comme une fusée à quatre étages – chacun étant un rouage du système et donc un levier potentiel d’action.

  • 1) Il y a d’abord la décision des opérateurs (on pense à Total, Eni et ExxonMobil) de s’engager dans de tels projets. Ici l’arbitre, c’est les actionnaires et le cours boursier de l’entreprise. Même le PDG et la direction des entreprises a une marge de manoeuvre faible : le cours actionnarial est roi. La question cruciale est celle du calcul investissement/risque/rendement. Or, dans ce calcul, une ombre plane de plus en plus fortement sur ces entreprises : la menace d’une dévalorisation massive des actifs liés aux combustibles fossiles – à cause, par exemple, de décisions étatiques. Certains actionnaires commencent ainsi à faire pression sur les opérateurs pour éviter d’investir plus dans les énergies fossiles. C’est sans doute cette épée de Damoclès qui empêche la concrétisation du troisième projet.

  • 2) Il y a ensuite la décision des banques et des investisseurs. Leurs calculs sont le reflet des calculs des compagnies pétro-gazières. Si le risque pour celles-ci est de n’avoir aucune rentrée d’argent pour payer leurs actionnaires et rembourser leurs emprunts, celui pour les banques et de n’avoir aucun remboursement à leurs prêts. Une partie du conservatisme des banquiers et des économistes quant à la « transition écologique » s’explique d’ailleurs du fait de cet équilibre précaire. D’un point de vue de banquier et de financier, si les actifs fossiles venaient à s’effondrer trop brutalement et à ne valoir plus rien du tout, les banques seraient immédiatement en faillite, provoquant une crise économique sans précédent. Autrement dit, toujours du point de vue des banquiers, tant que les grosses banques restent massivement en possession d’actifs fossiles, il faut que ceux-ci gardent un peu de valeur – le temps de les liquider peu à peu. L’Institut Rousseau (des économistes de « gauche ») s’est penché sur ce problème, faisant l’analogie entre les actifs fossiles et les subprimes. Il a proposé une alternative : en gros que l’Etat ou les banques centrales rachètent ces actifs pourris – pour éviter au système de se casser la gueule, et opérer une transition plus rapide20.

  • 3) Il y a ensuite la responsabilité des assureurs. On a évoqué le fonctionnement des agences de crédit à l’exportation. Du côté français, le gouvernement s’est engagé à ne plus assurer de projet pétrolier d’ici 2025, ni de projet gazier d’ici 2035. On peut évidemment trouver que la mesure est trop lointaine. Mais il faut également considérer que cela aura un véritable impact sur la faisabilité de ces projets. Contrairement à un « simple » financement où une banque peut remplacer une autre, aucun acteur privé ne peut remplacer l’Etat dans le rôle d’assureur de « dernier recours ». De telles garanties devraient tout simplement disparaitre (on parle, entre 2009 et 2020, de pas loin de 10 milliards d’euros assurés par la France et liés à des projets pétro-gaziers)21. Côté suisse, l’agence de crédit à l’exportation est la très peu médiatisée Serv. En 2021, elle avait notamment assuré pour près de 2 milliards de francs suisses. De son côté, la Serv exclut d’assurer les projets liés au charbon – mais pas totalement ceux liés au gaz ou au pétrole.

  • 4) Enfin, il y a, à l’origine et en bout de chaîne, la consommation – c’est-à-dire à la fois nous, les consommateur.trices, les entreprises et le mix énergétique plus ou moins organisé par les Etats. Nous n’ouvrirons pas ce chapitre, mais il est primordial. Le cas du gaz, encore une fois, est révélateur. Le marché du GNL en effet a explosé avec l’invasion russe en Ukraine et la décision européenne de réduire sa dépendance énergétique avec la Russie. Or le GNL est une des clés pour remplacer le gaz russe : il peut arriver depuis la mer depuis n’importe quel port. Est-ce que cela incitera les gouvernements à rassurer les actionnaires d’Eni et d’ExxonMobil et à pousser les exploitants à signer pour le 3ème projet devisé à 30 milliards de dollars en dépit de toute considération écologique ?

Après-scène : conséquences judiciaires

Ces derniers temps ont vu la Justice rendre quelques jugements sur les tuna bonds – la partie illégale de cette longue pièce gazo-mozambicaine.

Pour avoir violé certaines lois en organisant et structurant les dettes cachées, Crédit Suisse a été poursuivi par les justices suisse, britannique et américaine. Le 19 octobre 2021, la banque signe un accord de non-poursuite en s’engageant à débourser 475 millions aux justices américaines et britanniques et à annuler 200 millions de dollars de dettes du Mozambique. Elle accepte également un contrôle plus accru sur les crédits qu’elle accordera à l’avenir. Pendant l’été 2023, elle accepte de payer une grosse vingtaine de millions de dollars pour mettre fin à des poursuites engagées contre elle par des investisseurs ayant cru dans la pêche au thon. Le cours boursier de Crédit Suisse n’a jamais été aussi bas – sanctionnant une série d’affaires où la banque a été prise la main dans le sac. Plus grand-monde ne fait confiance au Crédit.

Début décembre 2022, c’est au tour des responsables mozambicains de se retrouver face à la justice de leur pays, jugés au cours d’un procès hors-norme de sept mois. Onze personnes proches du pouvoir ont été condamnées à des peines de prison ferme. Le fils de l’ancien président a notamment écopé de 12 ans de prison. Mis en cause par certains témoignages, l’actuel chef de l’Etat n’a pas été inquiété. Selon le juge : « Les crimes commis ont eu des effets qui dureront des générations. Le pays a été bloqué, l’aide financière à l’Etat suspendue et la pauvreté s’est aggravée pour des milliers de Mozambicains22. »

Pour l’instant ni Total, ni Eni ni ExxonMobil n’ont été inquiétés. Ni leurs investisseurs, ni leurs assureurs – nos gouvernements occidentaux. Nous non plus, futurs consommateurs et consommatrices de gaz, venant du Mozambique ou d’ailleurs. Et si cela devait changer, nous trouverions, non sans raison, bien injuste d’être inquiété.es. Pourtant, dans le même temps, au Mozambique et ailleurs, les cyclones continuent, les forages, les expropriations, les ravages… Pas facile de mettre un peu de justice dans le capitalisme globalisé d’aujourd’hui.

  1. Voir l’entretien ici, publié en portugais le 20 juin 2020 et traduit ensuite.
  2. Voir l’entretien de Hanlon
  3. Voir cet article publié par Claude Quémer de CADTM France en 2017
  4. Voir le rapport « De l’eldorado gazier au chaos » publié par les Amis de la Terre en 2020, il est centré sur la responsabilité de la France.
  5. Voir l’article de Mediapart « Un contrat naval français est au coeur d’un scandale financier« 
  6. Voir cet article publié par Claude Quémer de CADTM France en 2017
  7. Voir notamment cette conférence filmée de Toussaint sur le Système Dette.
  8. Voir le deuxième volet de cette série sur la BNS
  9. Voir ici
  10. Cela dit, le rapport des Amis de la Terre distingue clairement le premier groupe et le second, sans doute du fait que des recherches complémentaires seraient nécessaires pour vérifier la nature des engagements du Japon, de la Thaïlande, de la Corée, de la Chine et de l’Afrique du Sud.
  11. Voir un article paru dans La Croix.
  12. Voir le rapport « De l’eldorado gazier au chaos » publié par les Amis de la Terre en 2020.
  13. Voir l’entretien de Hanlon
  14. Voir l’entretien de Hanlon.
  15. Voir l’entretien de Hanlon.
  16. Voir le rapport « De l’eldorado gazier au chaos » publié par les Amis de la Terre en 2020.
  17. Voir l’entretien de Hanlon.
  18. Voir le rapport « De l’eldorado gazier au chaos » publié par les Amis de la Terre en 2020.
  19. Voir le rapport « Fuelling the crisis in Mozambique » publié par les Amis de la Terre en 2022.
  20. Voir le rapport de l’Institut Rousseau, « Actifs fossiles, les nouveaux subprimes« , 2021
  21. Voir cet article publié sur Novethic le 14 octobre 2020.
  22. Voir cet article publié sur Le Monde le 7 décembre 2022.

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