Dans ce second volet de notre série consacrée au football, plongeons dans les eaux troubles du 20ème siècle. Si le ballon rond s’est souvent perdu dans les profondeurs des systèmes totalitaires, il est parfois remonté à la surface. C’est ce récit d’un football comme espace de résistances et d’émergences de nouveaux possibles désirables que tissent les quatre histoires que nous allons vous raconter.
Nous sommes en mars 1938. L’Allemagne nazie est en passe de concrétiser son fantasme de voir émerger un peuple germanique unifié sous le même drapeau en annexant l’Autriche. En guise de célébration de cette invasion éclaire, les dirigeants allemands s’inspirent de l’Italie mussolinienne, qui s’est saisie du ballon rond avec ses mains gantées de noir pour en faire un instrument de propagande fasciste. Avec une certaine réussite, puisque l’Italie est championne du monde en titre. De son côté, l’équipe de football allemande reste sur une déconvenue qui avait ulcéré Adolf Hitler : une défaite en quart-de-finale de ses propres Jeux Olympiques de 1936. Tout le contraire de la Wunderteam autrichienne, qui règne avec l’Italie sur le football européen depuis plusieurs années. Afin donc de célébrer l’amitié germano-autrichienne et de sceller une alliance au parfum d’annexion, les Nazis organisent un match de foot entre l’équipe autrichienne et l’équipe allemande.
La rencontre a lieu le 3 avril 1938 en terres autrichiennes. Quelques minutes avant le coup d’envoi, des officiers nazis entrent dans le vestiaire autrichien et menacent à demi-mots la Wunderteam : pas question que l’équipe autrichienne humilie son adversaire du soir et le Reich avec. L’histoire de ce match est écrite avant même l’engagement au centre du terrain. Les deux équipes se quitteront sur le score de 0-0, symbolisant ainsi l’unité de peuple germanophone dans l’égalité sportive.
La première mi-temps est le premier acte d’une pièce tragicomique. Les Autrichiens, un cran au-dessus des Allemands, font systématiquement preuve d’une étonnante maladresse au moment de rentrer dans la surface de réparation. Cousue de fil noir et rouge, cette rencontre connaît un rebondissement inattendu à la 78e minute. Matthias Sindelar, exaspéré par sa participation à cette farce de propagande aussi grossière que détestable, s’infiltre facilement dans la défense allemande et fait trembler les filets nazis une première fois. Les 40’000 spectateurs.trices retiennent leur souffle. Un second but autrichien, quelques minutes plus tard, fait peser un silence de plomb dans le stade viennois. Dans les gradins, quelques banderoles résistantes se fraient un chemin parmi la masse de drapeaux nazis, comme des mauvaises herbes qu’Hitler finira par arracher d’un coup de main. Matthias Sindelar, l’un des meilleurs avant-centre de l’époque, célèbre la victoire autrichienne en dansant devant la tribune officielle où les dirigeants nazis peinent à masquer leur état de sidération. En humiliant le régime de fer allemand et en enrayant sa machine de propagande, l’Homme de papier 1 vient de signer son arrêt de mort.
Après avoir vécu en semi-clandestinité pendant une année, et après avoir systématiquement refusé d’intégrer l’équipe nationale nazie, Matthias Sindelar est retrouvé mort dans son appartement le 23 janviers 1939. La cause de son décès ne fait que peu de doute : en marquant contre l’équipe allemande, le meilleur joueur autrichien de tous les temps a prouvé son hostilité au pouvoir nazi. Malgré l’interdiction formelle des autorités nazies, plus de 15’000 personnes s’amassent dans les rues viennoises pour rendre un dernier hommage à celui qui est devenu un symbole de la résistance autrichienne.
Le FC Barcelone, refuge de l’antifascisme catalan
Cette histoire, et c’est le cas des trois récits qui suivent, matérialise le sentiment que le football est un espace avec un potentiel politique et subversif important. Non que ce sport fasse émerger, de manière naturelle ou mécanique, une voix forcément contestataire, mais le football demeure, par ses caractéristiques inhérentes sur lesquelles nous reviendrons plus amplement dans les prochains volets, un terreau fertile pour l’éclosion de graines résistantes et subversives. Ce n’est en tout cas pas la Catalogne qui dira le contraire.
Depuis sa fondation au crépuscule du 19ème siècle, le FC Barcelona, club historique de la ville, est une caisse de résonance des revendications du peuple catalan. En 1925, alors que le pays est sous le joug de la main de fer de Primo de Rivera, les cules 2 sifflent régulièrement l’hymne espagnol en signe de protestation contre le dictateur militaire, ce qui vaut au club une suspension de six mois. En 1932, soit quatre ans avec la guerre civile qui ravagera le pays et installera Franco au pouvoir, le FC Barcelone fait son coming-out politique en déclarant que « la popularité du club est sans doute liée à nos engagements extra-sportifs. ». Le club catalan met ses velléités politiques en pratique lors de la guerre civile qui déchire l’Espagne à partir de 1936. Le stade du Barça devient ainsi le point de ralliement des forces anarchistes, qui n’hésitent pas à cacher des armes dans les ballons de foot pour pouvoir les transporter à travers le pays. Une des tribunes du stade est transformée en arsenal clandestin. Le club encourage même ses supporters.trices à rejoindre les forces anarchistes, puis réalise en 1937 une tournée au Mexique pour renflouer tant ses propres caisses que celles de la lutte antifranquiste. Au drapeau noir, qui flottera pendant un certain temps sur la capitale catalane, se substitue rapidement le noir de la nuit fasciste, qui inonde tout le pays lorsque les troupes de Franco triomphent.
Dans la grande tradition mussolinienne, le dictateur espagnol souhaite à son tour faire du football un instrument de propagande, d’unification du pays, de détournement de sa gestion autoritaire du pays et d’inculcation de valeurs fascistes. Grand fan du Real Madrid, qui régnera pendant de longues années sur le football espagnol, Franco sait pertinemment que la Catalogne couve des cendres républicaines et antifascistes, et que le FC Barcelone n’y est pas complètement étranger. S’ensuivent donc un ensemble de diktats madrilènes pour affaiblir et dépolitiser le club : installation d’un président proche de Franco, changement de nom, changement de couleurs, surveillance amplifiée dans le stade, etc.
Cette haine du Barça, et cette importance accordée aux résultats sportifs de l’équipe du pouvoir, censé symboliser sa supériorité, touche à son paroxysme en 1943. Les demi-finales de coupe nationale accouchent d’un affrontement sanguin entre le Real Madrid et le FC Barcelone. Lors du match aller, les Catalans dominent facilement la Casa Blanca 3-0 devant un public qui ne masque pas sa haine du pouvoir franquiste. Agacé par la tournure des évènements, Franco fait peser toute son influence sur le match retour. Les joueurs barcelonais doivent évoluer dans un environnement pour le moins hostile : alors que les fans des Merengue jettent des bouteilles de verre sur le gardien barcelonais, ce dernier est contraint de passer toute la rencontre loin de son but. Le Real Madrid s’impose finalement 11-1 et passe en finale. A force de dénaturer le football, Franco souffle sur les braises encore chaudes de la résistance catalane.
Alors que le dictateur espagnol essaie de dépolitiser les foules avec le football, supporter le Barça devient le premier geste d’un engagement politique à la portée de n’importe qui. Dans l’incapacité de laisser éclater leur rage contre le pouvoir madrilène dans les rues surveillées et contrôlées de Barcelone, les militant.es antifascistes se réunissent au stade et, en huant les joueurs du Real, en chantant d’un même voix ou en sifflant l’hymne espagnole, entretiennent au moins symboliquement une forme de résistance. D’ailleurs, la dimension antifranquiste prise par le Barça s’étoffe en 1951 lorsque tant le club que les supporters.trices soutiennent de manière massive les grèves ouvrières. Lors d’une rencontre contre Santander, les cules distribuent à l’entrée du stade des tracts encourageant le public à boycotter les transports en communs, en grève, et c’est ainsi que des dizaines de milliers de Catalan.nes rentreront ce soir-là à pied chez elleux.
En fondant ensuite, en 1957, le mythique Camp Nou et ses 93’000 places, le FC Barcelone se donne une arène à la hauteur de ses ambitions tant politiques que footballistiques. Le catalan, interdit dans les rues barcelonaises, irrigue les immenses travées du Camp Nou. Les chants antifascistes prolifèrent. Un culé, dans les années soixante, témoigne : « Dans la ville, le fascisme était très visible – les noms des rues, les bérets phalangistes, les portraits de Franco, les drapeaux – mais dans le stade, vous étiez parmi les masses et je sentais – peut-être que je me l’imaginais, mais je le sentais tout de même – que tout le monde autour de moi était vraiment au fond de lui antifasciste. ».
A mesure que le pouvoir franquiste se fissure, le club barcelonais fait sauter les différents jougs qui serraient son cou. En 1968, près de 50’000 socios élisent un président du cru. Ce dernier, dans une première prise de parole remarquée, reprend à bras le corps l’héritage militant du club en affirmant que le Barça est mes que un club. Cette phrase, reflet du combat politique que mène le club depuis des dizaines d’années, devient la devise du FC Barcelona. En 1972, les annonces au Camp Nou sont à nouveau faites en catalan, non sans provoquer l’ire du pouvoir madrilène, tandis que le club reprend son nom originel et historique en 1973. Une année plus tard, Johan Cruyff débarque dans la capitale catalane et fait souffler un vent de fraîcheur et de liberté sur le club et sur le jeu barcelonais. Lors d’un Clásico disputé en 1974, les Blaugranas humilient le Real Madrid sur ses terres en l’écrasant 5-0. Moins d’un an plus tard, la joue encore rouge de cette humiliation, Franco meurt, et c’est tout le franquisme qui s’effondre.
« Le match de la mort »
Le 26 septembre 1941, le drapeau nazi flotte sur l’Ukraine. Après avoir dissout l’intégralité des équipes de football locales, l’Allemagne réorganise à la hâte un nouveau championnat : chaque équipe représente une division des forces militaires nazies. Quelques mois plus tard, un boulanger de Kiev prénommé Josef Kordik déambule dans les rues éclatées de misère de la ville. Il tombe nez-à-nez avec Nikolaï Troussevitch, l’ancien gardien de son équipe favorite, fraîchement libéré d’un camp et au corps creusé par la faim. Ni une ni deux, Josef Kordik engage Troussevitch dans son petit commerce. Une idée germe dans la tête des deux hommes : reformer une équipe de football locale afin de réconforter le peuple kiévien. Au printemps 1942, le FC Start, renforcé par d’autres anciens joueurs tombés dans la misère, éclot dans les terres ravagées du football ukrainien.
L’équipe formée par Kordik et Troussevitch emporte tout sur son passage, accumulant les victoires contre les équipes des forces nazies. A partir de l’été 1942, le FC Start devient invincible. Alors que les autorités nazies n’apprécient que modérément ses exploits, l’équipe kiévienne enfonce le clou le 6 août en humiliant 5-1 la Flakelf, de la prestigieuse Luftwaffe. Tout en sapant le moral des troupes allemandes, les exploits des boulangers faméliques vivifient le peuple ukrainien. De peur que ce dernier franchisse le pas de la révolte, les dirigeants nazis organisent un match retour censé mettre un terme à l’invincibilité du FC Start et étouffer dans l’œuf toute velléité insurrectionnelle.
Le 9 août, dans un stade chauffé à blanc, le FC Start et Flakelf croisent à nouveau le fer sur un terrain de foot. Malgré une tribune officielle nazie bien garnie, l’équipe de boulangers refuse de faire le salut nazi avant le coup d’envoi. Dès le début du match, les rugueux soldats malmènent l’équipe adverse à coup de tacles par derrière, tirages de maillot grossiers et de bousculades volontaires. L’arbitre, qui n’est autre qu’un officier SS, siffle à l’anglaise. C’est-à-dire qu’il ne siffle rien. Si Flakelf ouvre logiquement le score (alors que le gardien Troussevitch était couché au sol après avoir reçu un coup), les soldats de la Luftwaffe se prennent une tempête en fin de première mi-temps, tempête qui accouchera de trois réussites marquées par le FC Start. Au moment du thé, alors que l’équipe de boulangers discutent dans les vestiaires, ils sont interrompus par des officiers nazis leur demandant de bien réfléchir aux conséquences de leur acte. Le message est limpide
Pourtant, les menaces n’y feront rien. Déterminés à afficher publiquement leur mépris du Reich et à frayer un sillon de résistance dans le brouillard kiévien, Kordik, Troussevitch et compagnie usent du rectangle vert comme espace d’expression. Le FC Start s’impose finalement 5-3. En fin de match, Oleksiy Klymenko humilie l’équipe de la Luftwaffe en dribblant tous les défenseurs et le gardien, avant de s’arrêter net juste devant la ligne de but, de se retourner et d’envoyer une lourde frappe vers le milieu du terrain. L’arbitre, médusé, siffle immédiatement la fin du match alors que le temps réglementaire n’est pas atteint. Dans une ambiance irrespirable, l’équipe de vétustes boulangers quitte le terrain, des cibles rouges sur le corps.
Quelques jours après le match, la police nazie débarque dans la boulangerie et embarque les protagonistes. Korotkikh meurt sous la torture, Kordik, Troussevitch et deux autres jours sont froidement assassinés tandis que huit autres finissent dans un camp de concentration.
L’expérience d’autogestion des Corinthians
Le football du 20ème siècle n’a pas seulement abrité des résistances protéiformes aux systèmes totalitaires émergents. Il a également esquissé d’autres manières de vivre ensemble, de s’organiser et de pratiquer du sport. Parmi les quelques exemples que le grand livre de l’Histoire du football renferme, celui du SC Corinthians est sans aucun doute le plus marquant.
Plantons le décor. Depuis le putsch militaire de 1964, le Brésil est gouverné d’une main de fer par une oligarchie de généraux. Dans la grande tradition des dictatures sud-américaines, ce régime autoritaire est amplement soutenu par les Etats-Unis et étendra ses draps de cendre sur le pays pendant presque vingt ans. Dans la veine des régimes mussoliniens, hitlériens ou franquistes (on commence à connaître la chanson), le gouvernement brésilien souhaite faire du ballon rond un des rouages principaux de sa propagande étatique. Mais si l’Italie, l’Allemagne ou l’Espagne entretiennent un rapport presque amical avec le football, celui qu’entretiennent les Brésiliens avec ce sport est bien plus fort. En 1970, 90% de la classe populaire dira que le foot est associé à l’idée de nation.
A partir des années huitante, la dictature brésilienne est sérieusement ébranlée par une prolifération de manifestations. Le club de SC Corinthians, qui végète en seconde division, décide alors de nommer comme président un sociologue de 35 ans. Ancienne figure des mouvements étudiants ayant goûté aux geôles du pouvoir, Adilson Monteiro Alves voit dans sa prise de pouvoir une manière de repenser la gestion d’un club de foot. Lors de sa prise de fonction, il déclare que « Le modèle autoritaire est remis en question dans tout le pays, il doit l’être aussi dans le foot ». Le soir, lors de sa première rencontre avec les joueurs, il les interpelle : « Dites-moi ce qui ne va pas, prenez vos destinées en main, ayez conscience que vous pouvez commander, nous déciderons tous ensemble ». Pour comprendre la dimension révolutionnaire de son discours, il faut se replacer dans le contexte footballistique. A l’époque, les joueurs étaient mal payés, infantilisés et traités par les autorités du club comme de la marchandise. Les mots d’Adilson Alves résonnent dans la tête de trois joueurs qui deviennent les figures de proue du projet politique et footballistique des SC Corinthians : Sócrates, Wladimir et Casagrande.
Les promesses du nouveau président ne restent pas lettres mortes. Les réunions et les discussions entre les joueurs et les autres membres du club sont presque quotidiennes. « Avant d’être un professionnel, le joueur est un citoyen. Tout le monde doit avoir la liberté de participer aux décisions concernant son avenir. », déclare-t-il à ses joueurs. Adilson Alves actionne les leviers de la démocratie directe : chacune des décisions prises sont soumises au vote, vote auquel participe de manière égale tous.tes les employé.es du club (joueurs, soigneurs, chauffeur de bus, jardinier, etc.). Les recettes du club ne sont plus accaparées par la direction, mais redistribuées à tous les employés. Semaine après semaine, match après match, le SC Corinthians tombe dans la trappe noire de l’autogestion.
Sans surprise, cette gestion horizontale du club ne plaît que modérément au régime brésilien et à la presse dont il a les rênes. Les invectives du pouvoir, qui les considère comme des anarchistes et des barbus communistes, ne freinent pas les ardeurs démocratiques des Corinthians. Après avoir choisi eux-mêmes leur entraîneur, les joueurs rompent avec le paternalisme autoritaire et le moralisme des dirigeants habituels se libérant du joug des mises au vert (le fait que les veilles, et parfois les avant-veilles de match, les joueurs soient contrôlés par les dirigeants et qu’ils n’aient pas le droit de voir des ami.es, boire de l’alcool ou voir leurs compagnons). Sócrates ou Casagrande n’hésitent plus à s’afficher publiquement avec une cigarette clouée au bec ou une bière dans la main, provoquant l’ire du pouvoir brésilien. Ce vent de libération et d’émancipation qui souffle sur le club pauliste le mène vers des succès sportifs importants. Invaincu entre novembre 1981 et juillet 1982, le SC Corinthians est promu en première division. Cette réussite matérialise les discours révolutionnaires et prouve aux militant.es locaux les bienfaits de la démocratie et de l’autogestion. Le club, historiquement populaire, devient un symbole pour la lutte contre la dictature brésilienne et pour un autre monde.
En septembre 1982, le SC Corinthians imagine un nouveau maillot. Floqué Democratia corinthiana, il contient quelques gouttes de sang dans le dos, symbole de la violence et de la répression du régime. « Le football devient alors une arme se retournant contre le régime des généraux qui, désemparés, ne peuvent pas réprimer le sport roi au risque d’attiser le feu protestataire qui couve dans le pays. L’équipe devient le porte-voix populaire du mouvement d’opposition et reçoit le soutien des intellectuels et des artistes, créant par là même une passerelle entre les élites contestataires et la société brésilienne. ».
Le SC Corinthians grignote de la visibilité et de l’importance à mesure que la dictature s’effrite. Après avoir subtilement soutenu le mouvement d’opposition lors de grandes manifestations en 1983, le club et ses succès sportifs conséquents en inspire d’autres. Palmeiras et Flamengo commencent à goûter à la démocratie directe. Sócrates, avec ses airs de Che, devient l’un des visages de la révolution brésilienne. Capitaine du Brésil lors de la coupe du monde 1982, il ne rate aucune occasion de braquer les projecteurs sur la démocratie corinthienne.
Le 14 décembre 1983, le SC Corinthians affronte le Sao Paulo FC, club plus huppé et plus proche du pouvoir, lors de la finale du championnat local. Une nouvelle fois, le ballon rond dépasse le stade et le simple cadre footballistique. Une défaite des Corinthians, et ce serait le gouvernement brésilien qui pourrait instrumentaliser ce match en invoquant l’inefficacité de l’autogestion. Et victoire, et ce serait le pouvoir qui vacillerait encore plus. Conscients de l’importance de cette rencontre, les joueurs se réunissent la veille du match dans une ambiance lourde. Une idée les libère finalement de toute pression. Au moment d’entrer sur la pelouse, devant 88’000 spectateurs, le onze corinthians porte une immense banderole Gagner ou perdre, mais toujours en démocratie. Le geste est fort, le symbole tout autant. Les Corinthians gagnent cette rencontre 1-0, grâce à un but de l’inévitable Sócrates. Le Sao Paulo FC est vaincu, la dictature est reléguée sur la touche. Casagrande fond en larmes sur les épaules de son capitaine. L’image est immortelle.
Le 16 avril 1984, un million et demi de Brésilien.nes déferlent dans les rues paulistes contre le gouvernement. En tête de cortège, les trois visages de la démocratie corinthienne guident les manifestant.es. Sócrates, courtisé par un club italien, promet de rester au Brésil si les revendications du mouvement sont appliquées, ce qui ne sera que très partiellement le cas. Dépité, le joueur quitte finalement le club pour le Vieux Continent, non sans promettre de revenir pour la lutte pour la démocratie politique et la justice sociale. Lors de sa première conférence de presse à Rome, Sócrates n’évoque que la situation politique du Brésil et les écrits de Gramsci, intellectuel marxiste italien mort dans les geôles mussoliniennes. Les journalistes italiens n’en croient pas leurs yeux.
Son départ marque lentement mais sûrement la fin de la démocratie corinthienne. Le régime, avant d’être renversé en 1985, parvient à détricoter toutes les fibres horizontales et démocratiques qui ont rendu cette histoire exceptionnelle possible. Quelques années plus tard, Casagrande s’exprime dans un média brésilien. « Pour tous ceux qui se sont battus dès 1964, qui sont morts, ont disparu, ont été torturés, emprisonnés, exilés, la démocratie corinthienne a tiré le penalty ».
Ce que peut le football
Ces quatre histoires, auxquelles il faudra ajouter celles sur le football féministe (rendez-vous au troisième volet !) et sur les groupes ultras (rendez-vous au quatrième volet !), tissent le récit d’un football populaire, lieu de résistance, d’émancipation et d’émergences d’autres possibles. Il ne s’agit pas d’affirmer que le football est fondamentalement antifasciste, antiraciste ou féministe, mais surtout d’infirmer l’inverse. Le football peut, et ces exemples le prouvent, être un espace allié des luttes émancipatrices.
Ce récit révèle également sous une forme nouvelle l’antagonisme décrit dans le premier volet entre des pouvoirs autoritaires, désireux d’instrumentaliser le football, et des clubs, des individus, des supporters qui investissent ces espaces populaires pour, au contraire, manifester une opposition et dénoncer, voire renverser ces régimes dictatoriaux.
Nous prolongerons ces réflexions dans l’ultime volet, qui essayera de poser différentes questions sur la situation actuelle, et notamment sur les rapports entre la gauche radicale fribourgeoise et les clubs sportifs de la région. Alors restez dans la barque !
Cet article fait partie d’une série sur l’histoire populaire du football.
voir série- Aux racines du football : entre passion, instrumentalisation et résistances
- Quand le football résistait au fascisme
- Les ultras à la conquête du monde : en première ligne de révolutions nationales