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No Bassaran

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Fin octobre de l’année passée, dans l’ouest de la France, une grande action de désobéissance civile se déroule à Sainte-Soline. Les images des affrontements entre les forces de l’ordre et les manifestant·es font le tour du monde. Au centre du débat, les méga-bassines. Mais que sont réellement ces énormes ouvrages agricoles ? Pourquoi les mouvements écologistes entravent-ils leur construction ? Que va-t-il se passer le 25 mars prochain ? Reportage.


Non, ça sera pas un reportage, mais ça sonnait bien, on se croirait presque à la télé.

Anatomie du monstre

Aussi appelées retenue de substitution (par leurs promoteurs uniquement), les méga-bassines sont des ouvrages de stockage agricole de l’eau. Elles prennent la forme d’énormes bassins artificiels, creusés et terrassés, puis plastifiés avec une épaisse bâche. Leur but est simple : récolter l’eau en hiver, lorsque l’agriculture en demande le moins, pour pouvoir irriguer les champs en été, quand les précipitations se font rares. Jusqu’ici, ça parait être une bonne idée. Mais dans méga-bassine, il y a méga. Ces constructions s’étendent en moyenne sur 8 hectares, l’équivalent d’une dizaine de terrains de foot (les plus grandes font 16 ha). Avec leurs 20 mètres de profondeur, celles-ci peuvent contenir jusqu’à 300 piscines olympiques de flotte. Plus d’une centaine de ces lacs artificiels sont prévus chez nos voisins, particulièrement dans les environs du Marais poitevin. Tout de suite, le projet paraît moins sympa.

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Demain il pleut

Bah oui c’est vrai ça. Toute cette eau qui tombe en novembre et durant les autres mois que personne n’aime, elle abreuvera ces chimères. Mais en fait non. Dans le Poitou-Charentes, où se concentre ce type de bassines, il pleut en moyenne 80cm par an. Il faudrait donc 15 ans pour les remplir. Et à l’inverse des réserves dites « collinaires » qui profitent du ruissellement pour se remplir, les méga-bassines ne sont pas construites dans des lieux favorisant ce phénomène. D’autres diront que le ruissellement est une invention de la bourgeoisie.

Il fallait donc trouver une autre solution. Fidèle à ses pulsions vampiriques, l’homme décide donc de forer et de pomper l’or bleu directement dans des nappes phréatiques déjà mal en point1. Vider les nappes, c’est couper le cycle de l’eau. Cette eau dont les milieux naturels ont besoin pour se régénérer durant l’hiver et dont les rivières dépendent pour ne pas s’assécher en été. Puiser ce liquide pour le foutre au soleil, c’est un peu comme décapsuler sa bière un jour avant de la boire. On fait pas ça. En exhumant l’eau pour l’étaler sur une bâche, la perte en évaporation sera de 20 à 60% selon les conditions météorologiques. En plus de ça, la chaleur fait considérablement baisser la qualité de celle-ci, favorisant la prolifération de micro-organismes, dont la toxique cyanobactérie. Fragilisation des dépôts alluvionnaires littoraux, salinisation des sols irrigués et effets indésirables sur la santé humaine sont autant d’autres problèmes causés par ces pompages.2


Pour se défendre, les promoteurs des bassines ont longtemps brandi un rapport3 qu’ils ont eux-mêmes commandé au BRGM (Bureau de recherches géologiques et minières) qui allait jusqu’à dire que ces réserves pouvaient augmenter le débit des cours d’eau environnants. Une contre-étude4 est récemment sortie concernant ce rapport, qui, bourrés d’approximations scientifiques, ne prenait même pas en compte le réchauffement climatique parce que « Cela ne faisait pas partie de la demande » rétorque le BRGM…

À Mauzé, la rivière Le Mignon est asséchée pour remplir les bassines.

Popcorn Time

Une fois toute cette eau accaparée, il faut bien trouver quelque chose à faire avec. C’est là que le maïs entre en jeu. Cette plante n’est pas tant gourmande en eau, mais elle a la merveilleuse particularité d’en demander beaucoup au moment de l’année où il y en a le moins, autrement dit, lors des canicules systémiques auxquelles nous faisons face. Le maïs est une plante tropicale et malgré une certaine capacité d’adaptation, il ne s’est toujours pas vraiment bien acclimaté. Alors on l’arrose. À lui seul, il représente 41% des cultures irriguées en France5. Mais le pire dans tout ça, c’est que ces épis sont principalement destinés à l’export, pour l’alimentation d’animaux traités comme de la merde, mais permettant à quelques cravates de spéculer sur les grains d’or et quelques steaks.

De fric et d’eau fraîche

Plus globalement, la construction de ces méga-bassines s’inscrit dans une politique de privatisation de l’eau publique. Puisque seulement 5% des agriculteur·ices français·es détiennent des systèmes d’irrigation, le projet de ces réserves d’eau n’est pas d’utilité publique, mais détruit la paysannerie au profit de l’agro-industrie. Par contre, lorsqu’il s’agit de payer les travaux d’excavation, de plastification et de raccordement, c’est la collectivité qui met la main au porte-monnaie, ces chantiers étant financés à près de 70% par l’argent public.
Pendant que ces bassines se remplissent, rien ne tombe du ciel. En ce début d’année, il s’est déroulé 32 jours sans véritable pluie en France.6 C’est un nouveau triste record depuis la prise des mesures. L’état des nappes et des sols est déjà critique. Ces énormes réserves ne sont donc rien d’autre que de grossières banques de liquide en prévision de la sécheresse estivale à venir. Des banques qui, comme leurs homonymes, ne feront fructifier que les plus gros vergers.

Paysan·nes VS Écolos ?

Les tensions entre le monde paysan et les mouvements écologistes sont monnaie courante aujourd’hui. Il y a qu’à se remémorer les débats houleux et pas toujours constructifs autour des dernières initiatives pesticide/élevage intensif qu’on a eu chez nous, rejetées en bloc par une grande partie du secteur agricole et défendues par la quasi-totalité des milieux écolos. En France, concernant les méga-bassines, le schéma n’est pas aussi binaire. La Confédération paysanne, deuxième syndicat d’agriculteur·ices derrière la tentaculaire FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) soutient activement la lutte contre les bassines. « La Confédération paysanne combat un modèle agricole qui conduit à la domination économique de quelques structures hyperproductives et hyperconcentrées, tout comme elle s’oppose à une vision de l’agriculture « paysagère » ou de loisir. Les paysans ont une mission qu’ils sont les seuls à pouvoir remplir : nourrir les hommes. Leur travail a une valeur et doit leur assurer un revenu juste.7 » La Confédération paysanne n’est, bien sûr, pas contre l’irrigation. Mais elle est contre l’accaparement de la ressource en eau par une minorité, fuite en avant d’un modèle à bout de souffle, au détriment de l’intérêt général.8
Chose assez rare pour être soulignée, même du point de vue de la justice, l’utilisation des bassines ne coule pas de source. En effet, un projet de 6 méga-bassines porté par le Syndicat Mixte des Réserves de Substitution de la Charente-Maritime a été jugé illégal il y a quelques jours de cela.9 

Alessandro Pignocchi (la BD complète ici : https://lundi.am)

Irriguer, oui. Mais différemment.

Évidemment, en Suisse aussi, la question de l’irrigation est centrale. Notre pays connait l’hiver le plus doux depuis le début des mesures. La sécheresse hivernale est historique. « Si l’on prend la région genevoise, en temps normal et au mois de février, il tombe en moyenne 56 mm. Ce mois-ci, le ciel a déversé moins de 1 mm de ses précieuses larmes. À Lausanne, où la même moyenne prévaut, c’est même moins, avec 0.5 mm. En Valais, où la moyenne pour ce deuxième mois devrait être de 40 mm, il n’a plu que 0,1 mm. Enfin, à Château-d’Oex, la moyenne pour février (77 mm) est loin d’être atteinte, avec 6 mm. »10

Répartition des précipitations pendant l’hiver 2022/23, représentée en % de la norme 1991‒2020

Sur le long terme, une étude de l’Agroscope estime que les besoins en eau pour les cultures comme celle de la pomme de terre augmenteraient de 35% d’ici à 210011. Des chiffres qui malheureusement, sont à prévoir à la hausse si aucun virage radical n’est encouragé par la politique suisse pour lutter contre le réchauffement climatique.
Dans la Broye, des systèmes de pompage dans le lac de Neuchâtel sont mis en place. Pro Natura met tout de même en garde sur les risques écosystémiques : « la coordination entre les différents sites de pompage est importante, pour limiter au maximum l’impact éventuel de tous ces projets sur le niveau d’eau du lac, en regard des milieux humides d’importance internationale présents autour de cette zone »12
Pour les paysans et paysannes plus éloignées de ces grands lacs, le raccordement n’est pas possible. D’autres solutions doivent donc être trouvées. Face à l’aggravation des sécheresses estivales, la famille Bapst a décidé de construire une mini-bassine. Visible depuis le train entre Grolley et Belfaux, cette réserve à une superficie d’environ 1’500m2 pour une contenance de 2’700m3 d’eau (en comparaison, les méga-bassines font en moyenne 80’000m2 pour 650’000m3). Elle se remplit via un captage des eaux superficielles en circuit fermé (l’eau utilisée pour l’irrigation des cultures qui n’aura pas été absorbée par les plantes ruissellera naturellement vers les points de captage pour retourner dans le bassin, et ainsi de suite) et de la récupération de l’eau de pluie tombant sur le toit de la grande halle de stockage de patates située plus haut sur le terrain. Cet ouvrage à taille humaine ne pompe rien dans les nappes et sert principalement à irriguer des cultures de pommes de terre qui nourrissent directement les humains. Une preuve que d’autres manières de stocker l’eau existent.

Évidemment, la façon de travailler les sols sera déterminante sur leur capacité à retenir l’eau. L’agroécologie, encore très minoritaire en Suisse, est pourtant nettement plus résiliente que l’agriculture conventionnelle face aux défis climatiques. « Diminuer le travail des sols par les engins mécaniques, semer des couverts végétaux, amener de la matière organique de type fumier, déchets verts, composts, mettre des arbres dans les cultures sont donc autant de moyens d’améliorer les capacités de stockage ou d’infiltration de l’eau dans des sols agricoles. C’est aussi une question physique : plus les sols sont bien structurés, plus l’eau est capable de s’y infiltrer. Cela va être utile dans les cas, de plus en plus fréquents, de pluviométrie excessive : les galeries créées par les vers de terre ou les racines des plantes et l’absence de tassement permettent à l’eau de s’immiscer dans les sols, qui deviennent alors des réservoirs, utiles pour les sécheresses qui suivront. A contrario des sols trop travaillés mécaniquement, avec peu de vers de terre et de couverts végétaux peuvent être moins aptes à absorber l’eau en excès. Les usages de l’irrigation dans le futur devront très certainement, en fonction des secteurs, se conjuguer avec ces pratiques agroécologiques pour en améliorer l’efficience. Bien utilisée, l’irrigation se conjugue parfaitement avec l’agroécologie. »13

Chez nos voisins toujours, même l’INRAE (l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), qui n’est pourtant pas une planque de gauchistes, admet que l’agroécologie permet de produire davantage que la monoculture, tout en préservant les milieux naturels.14

Plus que jamais, notre paysannerie a besoin qu’on lui donne les moyens de se tourner vers une agriculture plus durable, moins gourmande en eau et en pétrole et moins dépendante de l’industrie agrochimique pour qu’elle puisse continuer à remplir nos assiettes.

La guerre de l’eau

L’État français, toujours du côté des projets qui rapportent un maximum de pognon à une minorité de personnes, défend militairement la construction des méga-bassines. En octobre dernier, à Sainte-Soline, le bras armé de l’état, déployé en masse par l’abjecte Darmanin aura fait 50 blessés, dont 5 hospitalisations du côté des manifestant·es. Un bilan qui fait tristement écho à celui de la manifestation de 2014 contre la construction du barrage de Sivens, où Rémi Fraisse, un militant écologiste de 21 ans est tué par la police. L’eau n’a pas fini de faire des remous.

Le 25 mars, dans le Poitou-Charentes, ce sont des dizaines de milliers de manifestant·es qui sont attendu·es pour une mobilisation historique. Vous trouverez ci-dessous, l’appel à manifester, ainsi que le foisonnant programme du week-end.
Le Poitou-Charentes, c’est super loin. Donc si tu veux y aller, mais que tu n’as pas de groupe, de véhicule, ou assez de motivation, tu peux nous écrire à redaction@lecolvertdupeuple.ch.
On ne garantit rien, mais peut-être que nous pourrons rassembler quelques gouttes d’eau solitaires et les faire ruisseler vers l’ouest.

Nous sommes l’eau qui se défend ! No bassaran !


  1. https://www.francetvinfo.fr/
  2. https://www.annales.org/re/2006/re42/Salomon.pdf
  3. http://infoterre.brgm.fr/rapports/RC-71650-FR.pdf
  4. https://reporterre.net/La-pertinence-des-megabassines-est-severement-contestee-par-des-scientifiques
  5. https://www.eaufrance.fr/lagriculture
  6. https://meteofrance.com
  7. http://www.confederationpaysanne.fr/
  8. http://www.confederationpaysanne.fr/actu.php?id=12345
  9. https://lareleveetlapeste.fr/
  10. https://www.watson.ch
  11. https://www.agrarforschungschweiz.ch
  12. https://www.rts.ch/info/regions
  13. https://grainesdemane.fr/irrigation/
  14. https://www.inrae.fr

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