Après avoir défriché une partie de son passé, nous continuons notre tour d’horizon sur le football en nous intéressant aux mouvements ultras. Souvent méprisés par la classe bourgeoise et caricaturés par une partie de la gauche radicale, ces hommes et ces femmes qui vivent pour le ballon rond s’inscrivent dans une histoire conflictuelle et tortueuse.
Dans cette première partie consacrée à elleux, nous allons nous pencher sur les Ultras Ahlawy et les Ultras Çarşı, symboles de ces fans de foot sachant, lorsque la situation le nécessite, troquer le maillot de leur club fétiche contre celui de la révolution1.
En 1905, un avocat et activiste indépendantiste égyptien fonde un centre au Caire pour les jeunes exclus des infrastructures sportives, alors réservées aux élites. Après avoir été renommé Al Ahly Sporting Club, cet espace devient rapidement un carrefour de rencontres pour les militant.es et syndicalistes égyptiennes qui luttent contre le pouvoir colon britannique. Al Ahly gagne du terrain année après année et devient rapidement le centre de convergence des classes populaires cairotes, ainsi qu’un des meilleurs club de football du pays. La rivalité qu’entretient ce club populaire avec le Zamalek football club, fondé par un colon belge et devenu au fil des décennies l’apanage de la classe bourgeoise, structure une partie de la ville.
Après avoir fait des émules en Europe (nous y reviendrons), la culture ultra flotte sur le nord de l’Afrique à partir de 2002. Inspiré.es par les tifos2 impressionnants des ultras de l’Espérance Tunis, des fervent.es fans d’Al Ahly leur emboîtent le pas et fondent les ultras Ahlawy. En réaction, les Ultras White Knights de Zamalek naissent quelques mois plus tard. La rivalité entre les deux clubs prend une nouvelle dimension.
La culture ultra qui traverse la société cairote est principalement définie par les jougs moraux, religieux et politiques qu’impose Hosni Moubarak à sa population. La jeunesse populaire du Caire baigne dans la pauvreté et le chômage et aspire à un autre monde que celui de fer dressé par le pouvoir jusqu’à cacher le ciel. Alors que le régime égyptien sèvre la population de la liberté de manifester et de s’associer, les tribunes du stade sont un de ces rares espaces de liberté où les fans, souvent jeunes, viennent chercher leur dose de frisson et de plaisir hebdomadaire, non sans l’aide de drogues et d’alcool. Les ultras cairotes, traçant un sillon de contre-culture dans leur morne ville, adoptent une philosophie de vie particulière, libérée des carcans religieux et politiques des autorités du Caire et développant des structures autonomes et autogérées, à mille lieux du capitalisme et du patriarcat3 qui gouvernent le pays.
A mesure que le gouvernement enclenche des leviers répressifs dans les stades, les ultras développent une haine du gouvernement, de la police, du football-business et parfois même des dirigeants de leur club. A force d’être matraqué.es, gazé.es et emprisonné.es, les ultras répliquent, se forment à mettre la police en échec et à développer des liens solidaires. Ce sont d’ailleurs les membres des Ahlawy et des Ultras White Knights qui remettent les premiers en cause le gouvernement de Moubarak et de sa bande. Aux coups de matraques des flics dans les tribunes répondent désormais des chants anti-gouvernements. En 2011, avant le début de la révolution égyptienne, les Ahlawy sont des dizaines de milliers dans tout le pays, à mettre en échec les forces de l’ordre, à franchir les barrages policiers et à dénoncer le gouvernement.
Lorsque le printemps arabe fait fleurir ses premiers bourgeons en Tunisie, les ultras d’Ahlawy et ceux de White Knights sentent le vent tourner. Le monde constate, avec le soulèvement tunisien que les ultras, ces jeunes qu’on n’a cessé de caricaturer et de traiter d’athées, de déviants sexuels ou de drogués, marchent désormais dans les rues avec l’espoir d’un autre monde chevillé au corps. A Tunis, ce sont les ultras de l’Espérance Tunis, après des alliances avec des militant.esx de gauche, qui fraient les cordons policiers et qui permettent aux manifestant.es d’être de plus en plus nombreux.ses.
Lorsque le feu prend en Egypte, les manifestations sont sévèrement réprimées par le gouvernement de Moubarak. Le 25 janvier 2011, les ultras White Knights aident un cortège de 10’000 personnes à passer sept barricades et parviennent à rejoindre la place Tahrir, point de ralliement stratégique et symbolique de la révolution cairote. Après s’être fait délogé.esx, les manifestant.esx tentent d’y retourner trois jours plus tard. Cette fois-ci, les ultras Ahlawy et les ultras White Knights marchent main dans la main vers la place Tahrir. Ennemi.es la veille, mais frères et sœurs dans la lutte contre le gouvernement égyptien. Les analyses des autres manifestant.es et des historien.nes sont unanimes : les groupes ultras, par leur expérience face à la police, ont joué un rôle considérable dans la révolution égyptienne. Mais pas seulement : habitué.es à s’organiser de manière autonome, iels participent de manière prépondérante à l’organisation des manifestant.esx sur la place Tahrir. Quelques semaines plus tard, Moubarak abdique. Et les ultras, le sentiment du devoir accompli, peuvent à nouveau plonger dans l’ivresse de leur club.
Les ultras Carsi contre Erdogan
Mai 2013. Le parc Gezi de la ville d’Istanbul est menacé par un projet urbain. Une cinquantaine de militant.es écologistes et de riverain.es organisent un modeste sit-in pour contester la destruction de ce poumon vert, au cœur de la ville turque. L’intervention policière brutale met le feu au poudre dans un pays que l’autoritarisme d’Erdogan ne cesse de plonger dans le noir. Réfugié.es dans le parc qu’iels occupent, les militant.es sont épuisé.es par la brutalité de la police. Peu formé et habitué aux confrontations avec les forces de l’ordre, ce mouvement s’apprête à subir une nouvelle fois le fouet de la répression du gouvernement d’Erdogan. C’était sans compter plusieurs centaines d’ultras Çarşı, qui rejoignent le parc et organisent la défense du lieu. Fort.es de leur expérience face à la police, les ultras apprennent aux jeunes militant.es à se protéger des lacrymos, à ériger des barricades et à se défendre collectivement face à l’arsenal répressif de la police
Une rapide contextualisation s’impose. Istanbul est sans doute l’un des épicentres mondiaux de la ferveur populaire pour le football. La ville est séparée en trois, comme les trois clubs de foot ennemis qui font battre son cœur : Galatasary, Fenerbahce et Besiktas. Chaque derby accouche d’images qui font le tour des réseaux sociaux, tant la ferveur populaire et l’importance du foot atteint à Istanbul des proportions hallucinantes. Pour les ultras de chacun de ces clubs, une victoire contre le rival est une source d’ivresse pouvant durer plusieurs semaines. Le ballon rond acquiert dans le cœur de ces personnes une centralité qu’il est difficile d’imaginer. Les ultras Çarşı, principal mouvement ultra du Besiktas, sont connus pour leur aversion du pouvoir d’Erdogan depuis 2002. Leur engagement militant prend toutefois de nombreuses formes : soutien aux travailleurs endeuillés par la catastrophe minière de Soma en 2014, mobilisation pour les personnes en situation de handicap, chants dans les tribunes en langue des signes contre le racisme, actions sociales pour les plus précaires ou encore campagnes pour les refuges d’animaux. Autant d’actions sociales et militantes qui font écho au logo des Çarşı, où le A est encerclé4.
Revenons au parc Gezi, en 2013. Le sit-in brutalement délogé a été l’étincelle. Le feu prend dans tout le pays, lançant un mouvement national souvent comparé au printemps arabe ou à Mai 68. La police tire à balles réelle, faisant plusieurs morts et des milliers de blessés. Début juin, des dizaines de milliers (!) d’ultras de Galatasary et de Fenerbahce enterrent leur rivalité et rejoignent l’occupation du parc Gezi. Quelques jours plus tard, réunis sur la place Taksim (l’autre haut-lieu de ces révoltes sociales), ils scandent même : les Çarşı sont nos leaders !
Les révoltes sociales de 2013 seront finalement matées par le pouvoir. Considérés comme les fer-de-lance de ce mouvement, les ultras Çarşı subissent rapidement la foudre d’Erdogan. Pourtant, même si les banderoles et les chants politiques sont désormais prohibés des tribunes, même si les supporters doivent signer une feuille à l’entrée des stades garantissant leur non-participation à une quelconque « activité susceptible de déclencher des évènements idéologiques », même si la justice turque s’acharne sur elleux, les Çarşı sont toujours debout, le poing levé. Et les alliances entre les différents groupes ultras, réveillées lors du terrible tremblement de terre ayant récemment touché le pays, semblent prêtes à déferler dans la rue lors des futures mobilisations politiques contre le pouvoir d’Erdogan.
Ces deux récits ne sont pas des exceptions. Ils baignent dans la riche histoire du football militant qui regorge d’épopée et de luttes politiques semblables. Nous aurions pu y ajouter l’histoire de Sankt-Pauli, ce club hambourgeois investi par le mouvement autonome et punk dans les années 80 et transformé en symbole antifasciste à travers le monde. Nous aurions pu mettre en lumière toutes ces innombrables actions sociales de mouvements ultras à travers le monde, véritables toiles de solidarité face à la précarité et la violence sociale qui rongent certains quartiers. Nous aurions pu parler du Onze de l’indépendance algérienne, de l’utilisation du foot par le mouvement zapatiste et par tant d’autres mouvements (notamment décoloniaux), de l’Argentine et du culte voué à Maradona, de la Palestine et de l’espoir qu’elle injecte dans le ballon rond, des résistances indigènes, amatrices et locales dans le football.
Ces deux récits n’ont toutefois pas non plus vocation d’idéaliser une culture qui, trop souvent, a germé dans les terres de l’extrême-droite. Le mouvement ultra a plusieurs visages. Son histoire est éminemment conflictuelle. Toutefois, face à la tendance rampante tant dans la classe bourgeoise que dans certains milieux de gauche radicale à diaboliser les ultras et à mettre des œufs parfois violets, noirs, arc-en-ciel, verts et bruns dans le même panier, panier tressé avec des cordes réactionnaires et fascistes, le fait d’opposer ces récits permet de nuancer le constat, de cesser cette essentialisation stupide et de politiser cette thématique.
L’histoire du hooliganisme anglais et des tifosi italiens, que nous résumerons grossièrement dans la deuxième partie de ce troisième volet, nous aideront à voir plus clair. Leur histoire nous oblige à articuler chacun de ces mouvements à son noyau social et politique. C’est d’ailleurs là tout le sens de ces articles sur le football, et le fil rouge de cette série : il n’y a pas un football, mais des footballs, aux récits, imaginaires et représentations hétérogènes, polymorphes, conflictuelles.
Dans la troisième partie, nous essayerons de brosser un panorama politique européen des mouvements ultras. Nous verrons que les tribunes des stades ont souvent été un espace de luttes entre des ultras de gauche et d’autres d’extrême-droite, et que cette conflictualité perdure. Après un passement de jambe en direction des luttes féminines et féministes dans le football, nous conclurons cette série sur le football en nous intéressant à notre contexte local. Que penser de Fribourg-Gottéron et de ses fans ? Existe-t-il des liens, des rapports, des terres d’ententes entre eux et nous, autre que l’amertume de la défaite qui marque nos combats respectifs ? Mais surtout, ne faut-il pas voir dans certaines actions des ultras des gestes politiques, avec certes une forme différente des nôtres, mais empreints d’un dégoût semblable pour l’autorité, la surveillance, l’individualisme et le capitalisme ? Alors, si ces questions vous taraudent, piquent votre curiosité ou vous révoltent, soyez de la partie pour les prolongations de cette série sur le football !
Cet article fait partie d’une série sur l’histoire populaire du football.
voir série- Aux racines du football : entre passion, instrumentalisation et résistances
- Quand le football résistait au fascisme
- Les ultras à la conquête du monde : en première ligne de révolutions nationales