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Education par le numérique : « les limites planétaires et la santé de nos enfants, c’est non négociable »

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Avant la fin de l’été, sans doute au mois de mai, le Grand Conseil fribourgeois débattra et votera sur EdNum, le projet du Conseil d’Etat qui prévoit de dépenser plus de 75 millions de francs pour numériser l’école obligatoire. L’objectif de cette « stratégie » numérique : donner à chaque élève du CO un ordinateur personnel, équiper les classes primaires progressivement (une tablette pour cinq élèves en 1H jusqu’à une tablette pour deux élèves en 8H) et former les enseignant.es à une pédagogie axée digital. Dans un contexte où les ingénieurs de la Silicon Valley tendent plutôt à sortir leurs enfants des classes numérisées pour les faire intégrer dans des écoles sans écran1, différentes voix s’élèvent contre cette stratégie, mettant en avant le fait que les conséquences pédagogiques, écologiques et même sanitaires ont été écartées.

Pour défendre ce projet devant les profs, Sylvie Bonvin-Sansonnens (SBS) était invitée le 14 mars par le SSP (Syndicat des Services Publics), le seul syndicat qui rejette clairement le projet. Petit retour sur ce moment d’« échange ».


Devant une assemblée composée d’une soixantaine de profs, SBS arriva souriante et détendue. Elle s’attendait visiblement à passer un moment pépère et « pédagogique » puisqu’elle venait remplir son taf de conseillère d’Etat : expliquer sa réforme et tranquilliser les enseignant.es. Et les enseignant.es… bah elle les connaît. Toujours l’une ou l’autre pour mettre les pieds au mur et faire l’ado réfractaire. Et quand en plus le sujet touche au numérique en s’attaquant au stilus et à la tablette de cire… Bref, il y en aurait des voix opposées, forcément, mais parmi elles il s’en trouverait d’autres qui feraient contrepoids – qui poseraient simplement des questions, des inquiétudes. Et c’est là que SBS interviendrait, magnanimement, sympathiquement pour répondre pédagogiquement aux questions qui pourraient subsister après sa présentation.

Pourtant le plan ne se déroula pas comme prévu. SBS certes présenta – et présentèrent aussi ses deux collaborateurs venus l’accompagner, un directeur d’école et un inspecteur. Mais venu le moment de « l’échange » – il lui explosa dans les mains comme un pétard qu’elle pensait pouvoir manipuler sans danger. SBS s’était trompée : elle était seule, et les profs étaient plutôt vénères.

La première question est précise, technique. Dans sa présentation, SBS a répété à plusieurs reprises que sa réforme est nécessaire pour satisfaire le PER, le plan d’étude harmonisé (et obligatoire) dans toute la Suisse romande – « Mais pouvez-vous nous dire concrètement ce qu’il y a dans ce PER qu’on ne puisse pas faire avec le matériel actuel ? ». Très vite, il s’avère que SBS et ses deux collaborateurs tentent de remplir le vide : ils ne peuvent pas répondre clairement à la question. D’entrée de jeu, le there is no alternative asséné à tous crins lorsqu’il s’agit du numérique, ne s’avère être qu’un foutu décor en carton, une pub exotique, que l’on peut facilement remiser dans les sous-sols de l’hôtel de Ville. Tant mieux, on est heureux de l’apprendre.


La deuxième question est d’une autre envergure. Elle est longue – d’abord informe, laborieuse, puis prenant consistance, gagnant en vigueur, retenant l’attention de toute la salle. Quelque chose se formule qui l’est trop rarement avec cette justesse. L’assemblée applaudit. C’est une franche inquiétude qui s’exprime d’abord : la ministre vit-elle au 21ème siècle ? l’a-t-on avertie que notre modèle de civilisation détruit le Vivant, dérègle le climat dans des proportions inimaginables ? Autrement dit, la ministre ignore-t-elle que le plan de sa numérisation date d’une époque dont il faut qu’on tourne la page ? une époque qui connaît certes de fortes survivances aujourd’hui (comme le prouve encore cette stratégie) – mais dont notre tâche collective doit être de réunir toutes nos forces, toutes nos intelligences pour nous en séparer sans quoi nous perdrons notre futur – et avec lui le sens de l’école ? N’est-il pas plutôt temps de penser la mutualisation de ces appareils (comme cela se fait avec les chariots d’ordis actuels), la sobriété des équipements et des usages ? Et de réserver l’éducation au numérique aux profs d’informatique tout en garantissant des bonnes conditions pour que les autres enseignants puissent mettre les relations humaines au centre de leur enseignement ? Parce qu’il faut qu’elle le sache : les limites planétaires et la santé de nos enfants, c’est non négociable.

Le pouvoir reste muet face à cette question. SBS bottera en touche toutes les questions portant sur les valeurs essentielles de l’école ou sur les impacts du numérique sur les plans sanitaires et écologiques. Pour elle, l’école numérique, c’est comme la voiture, dit-t-elle dans un moment de relâchement : s’il y a en a eu qui ont râlé autrefois, aujourd’hui plus personne ne la remet en question… Quel argument, décidément, venant d’une politicienne verte… (bientôt, sur notre site-canard, un superbe texte : Votre SUV tue).

D’autres prises de paroles suivent, pêle-mêle, on en retraduit quelques-unes : L’Etat va-t-il forcer les ados et les enfants, dont les parents tentent de limiter le temps d’écran, à passer peut-être leur journée devant leur ordi ? Oui. A-t-on prévu, une libération de temps de travail pour que les profs puissent véritablement se former avec les nouveaux outils (outre les formations prévues) ? Non. Ne peut-on pas accepter que l’on ait des différences culturelles entre les germanophones et les francophones et accepter l’idée que la numérisation n’impacte pas l’école outre-Sarine et les établissements francophones de la même manière? Non. La ministre était-elle consciente que l’enjeu actuel de l’école c’est les limites de l’école inclusive et les effectifs grandissant des classes ? Oui (on la croit sur parole…).

Deux heures passèrent ainsi dans une perplexité grandissante. Qu’était exactement cette SBS qu’on était pourtant nombreux à avoir élue en la pensant verte ? Pourquoi ne se contentait-elle pas de défendre froidement et rigoureusement cette réforme, par seul souci de collégialité ? Pourquoi y mettait-elle de l’enthousiasme et semblait y croire ? Pourquoi acquiesçait-elle quand on lui expliquait que le problème aujourd’hui est moins celui de l’analphabétisme numérique que celui de l’alphabétisme tout court, que les élèves ont un immense besoin de sensations et de réalité plutôt que d’écran et de virtualité – mais qu’elle niait la contradiction entre ces constats partagés et sa réforme ?

Enfin deux choses sont apparues.

D’abord une petite remarque qui dit beaucoup sur l’inconscient autoritaire de nos gestionnaires/politicien.nes. « Partout ailleurs, la numérisation ne pose aucun problème. Ici, oui. Je m’interroge. » La phrase était formulée comme un reproche. Un éclair – avant de se rétracter : « oui bien sûr, le débat, c’est toujours bon, mais »… Trop tard. Finalement, nos inquiétudes n’avaient pas lieu d’être, il fallait lui faire confiance, elle avait raison, nous tort. Et si on ne comprenait pas ça, elle ne pouvait rien pour nous.

Ensuite, quand après deux heures de débat SBS commençait à fatiguer (et on la comprend, sans ironie, et on la remercie aussi – si elle nous lit : au moins elle est venue, et n’a pas trop recouru au langage de bois, comme c’est trop souvent le cas), elle lâcha une formule étonnante : « Vous aurez le choix, dit-elle, vous aurez la liberté pédagogique, si vous voulez faire sans, vous pourrez ». A ce moment l’assemblée tiqua, lui demanda des précisions : 75 millions pour pouvoir utiliser un matériel facultatif ? Et le fameux PER alors ? C’est quoi cette liberté pédagogique ? Elle n’eut plus d’autre choix que de se rétracter : le one-to-one serait non-négociable. Pourtant, sa première phrase disait quelque chose d’important. Quelque chose comme : de toute façon, si cette numérisation pose vraiment problème dans vos classes, si je me trompe et que c’est une mauvaise chose, vous n’aurez qu’à faire sans…

Faire sans – à ceci près les 75 millions de francs, les 10’000 tablettes annuels, le coût environnemental et social de leur fabrication (extraction des matières premières, assemblage, etc.), les quelques élèves par classe déjà décrochés par des difficultés d’attention et les efforts colossaux d’adaptation des profs et des pédagogues pour l’intégration de ces outils dans l’enseignement. La facture de l’erreur va être onéreuse, et c’est en bonne partie les enfants et les adolescent.es qui vont la payer, d’ici et d’ailleurs.


Mais nous n’avons pas encore dit notre dernier mot sur Ed Num !

En mai, le Grand Conseil se prononcera sur le projet.
Fin 2023 ou début 2024, une votation populaire devrait avoir lieu sur le sujet.
Si vous voulez prendre part à cette opposition joyeuse ou simplement rester informé.e de la suite, vous pouvez prendre contact avec le CSNE, le Collectif pour une sobriété numérique à l’école, représentant la « société civile » en lutte contre cette stratégie, aux côtsé du SSP et de la Fédération des Associations des Parents d’élèves : csnefribourg@riseup.net.

  1. Voir par exemple cet article du Tagblatt ou cet article du New York Times

2 Comments

  1. Wow, spending 75 million francs on giving every CO student a personal computer seems like a great way to waste money. I mean, who needs textbooks or face-to-face interaction with teachers when you have a shiny new gadget, right? Way to prioritize technology over actual education.

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