Nous partageons ici quelques récits de fribourgeoises et fribourgeois présent·es à Sainte-Soline pour lutter contre les projets de méga-bassines.1
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Plus que 200 mètres. J’ai les jambes lourdes, hypoglycémiques. La terre se cramponne à mes Vibram. Mon FFP32 me garrotte le crâne et me barricade la trachée. 100 mètres. La foule s’élargit, se dilate, comme tout liquide en ébullition. Nous aussi on va passer en force. Casqués, serrés, les flics défendent leur tas de merde. À peine arrivé à leur portée que les COUGAR3 de l’État dégueulent leurs étoiles fumantes dans le ciel. Ok, le zbeul commence. Analyse rapide : Le vent renvoie le gaz vers les poulagas, la terre étouffe les palets, on fout le feu et on récupère l’eau. Bataille élémentaire. Mort aux bâches. Une phalange noire se détache de la masse. Dorsale de parapluies, banderoles frontales, latérales, renforcées et bombées : Tout cramer. Ça caillasse sec. Roulements de pavés sur les tambours de la police. Les bâtards répliquent au LBD4, GM2L5 et CM66. Un Kärcher de 10 tonnes essaie de déteindre le noir. Médic ! On va soutenir le bloc à distance. Distance imposée par nos équipements de protection anémiques. Vision floutée, gouttelettes collabos dans mon 3M7. Je le fous sur le front 10 secondes en mode désembuage, les FDO8 dans le dos pour pas rentrer cyclope à la casa. L’air est poivré. Ça schlingue l’haleine à Macron et son chien Darmanin. Un Molotov s’envole et embrase un fourgon bleu. Mon cœur avec. Tout le monde déteste la police. Dans ma tête, ça radote. On va passer, on va passer, on va passer. Un mantra débile, inutile pour flinguer un dispositif policier. BOUM ! Les 160 db d’une grenade me réaxent. Médic ! Un stratus de lacrymo nous surprend. Vamos, on décale. On chiale déjà assez dans nos cercles. Mouvement de foule. Ne pas perdre de vue les copaines. Ne pas lacher la main de son amoureuse. Ne pas tomber. Checker le ciel en permanence, parapluie ouvert dans le doute. Focus. Les quads débarquent et dégomment en mode safari. Fiers d’être BRAV9 les couillons. Acaaaaaaaab ! On valse au tempo des pales d’hélicos, métronomes réglé sur 250bpm. Zig-Zag entre les traînées de fumée blanche qui crament nos intérieurs. La resistance ; chiendent sulfatée au CS10 dans les champs de colza. Médic ! Je déterre quelques cailloux pour les cagoules de proue, déterminées sur des terres minées. Partout, au milieu de ce havre de guerre, des îlots s’organisent pour soigner les blessées. Faire corps. Sous les parapluies, on rince les yeux au sérum phy’, on bande les plaies, on parle au samu après le bip sonore… Au front, c’est le bordel. Le cordon de CRS11 décharge à la Rambo. Il défend son trou de balles. Les keufs sont trop nombreux. Bavureux. Nos crameurs fatiguent et les médics sont explosés par le nombre de mutilés. On se retire !
Plus de 200 manifestant·es blessé·es par des acronymes. Machoires arrachées, visages éborgnés, fractures ouvertes. Coma. Les secours, entravés par la gendarmerie, n’arriveront que dans 1h. On retourne au camp. On respire. Tout le monde a perdu.
Sainte Sol
J’étais pas là pour casser du flic. La violence physique m’effraie, me tétanise, me paralyse. Et mes carences chroniques d’acabine12 n’arrangent pas les choses. Et puis bon, ça se casse comment un flic ? J’étais pas là par manque d’adrénaline, de frissons. Mes soirées Koh-Lanta et mes sorties nocturnes à arracher des affiches publicitaires me suffisent aisément. Et ça fait cher le déplacement à l’autre bout de la France pour un simple shot de sensations. Quitte à devoir noyer mes colères, j’en préférerai toujours d’autres, de shots. J’étais pas non plus là par délectation des violences qui s’annonçaient. Déjà parce que Darmanin m’avait pas prévenu, cet idiot. Mais surtout parce que la moindre goutte de sang me fait tourner de l’œil. Ouais je te le concède, mes aspirations révolutionnaires doivent parfois se sentir à l’étroit dans mon corps.
Je crois que j’étais là, comme mes copaines ainsi que l’écrasante et écrasée majorité des personnes présentes, parce que les rêves d’un autre monde, plus juste, plus humain et moins brutal, se sont proliférés dans nos corps comme des mauvaises herbes. Parce que ces graines révolutionnaires ont fini par se frayer un chemin dans le béton que ce monde coule dans nos ventres. Parce qu’un caillou sur nos voies ou dans nos chaussures a fait dévier nos existences devenues déviantes. Parce que se résoudre à ce monde et son lot de barbaries en tout genre, se complaire dans l’océan de violences dans lequel nos cœurs ne cessent de chavirer, ne m’est plus supportable.
C’est ce que j’aimerais retenir de Sainte-Soline. Ce déferlement d’amour, de solidarités et d’espoirs, ces mains tendues à chaque sillons à devoir enjamber, ces chants joyeux pétris d’humour (on ne le dira jamais assez, mais on est tellement plus drôles qu’eux). Et c’est je crois le discours qu’il faut marteler autour de nous : nous étions là parce que nous rêvons d’un monde meilleur, plus juste, plus humain et moins brutal. Et que ce désir ardent doive, dans la France de 2023, prendre la forme d’une manifestation durant laquelle 30’000 personnes risquent arbitrairement de perdre un œil, un bout de mâchoire ou un bout de jambe, devrait en interpeller quelques-uns. Et notamment ceux qui, ayant tout, sont pour la paix13.
Mon corps retient autre chose. Retour au Réel. Je repense à Begaudeau : le réel est de notre côté. Ta gueule François, s’il pouvait ne pas l’être ces derniers temps, je prendrais bien. Et je ne crois pas être le seul.
Les images sont violentes, brutales. Certaines scènes s’impriment. La peur de se retrouver seul. Se retrouver seul. Courir désespérément en priant pour que la grenade ne termine pas sur sa tête. Certains bruits, certains réflexes me poursuivent. Les explosions, les regards effrayés vers le ciel, les médics, médics, médics incessants. Les corps creusés, où se mêlent gouttes de sueur et larmes de sang.
Et finalement le retour à la coloc, au travail, à la vie normale. La descente émotionnelle ressemble plus à un slalom. Slalomer entre les empathies, les degrés de compréhension différents. Savoir quoi dire, et quoi taire. Et se planter, s’en vouloir, se questionner. Trouver un équilibre. Non, c’était pas « bien ». Comment ça pourrait l’être ?14 Et parfois, craquer un peu, craquer beaucoup. « Tomber. Se relever. Mieux tomber. » Non, je déconne. Juste se vautrer par terre et se sentir terriblement con. Se poser un million de questions. Tout remettre en doute. Fatigues, larmes.
Mais larmes de joie, aussi. Surtout. Face aux toiles de solidarité qui se tissent, face à la beauté de certains discours, de certaines réactions. Et ces communiqués de presse des parents de Serge15. Tout est là : l’amour vaincra. Même si certain.xes d’entre nous tomberont, ce à quoi nous ne nous habituerons jamais. L’amour vaincra.
Décalage
Les jours d’après
Rentrer à la maison, allumer son ordinateur et chercher les infos, les récits. Les lire compulsivement.
Les yeux équarquillés.
Prendre la mesure de la violence physique et administrative qui s’est jouée à Ste-Soline, là où j’étais deux jours plus tôt.
Effarée, le ventre noué.
4000 grenades lancées en moins de deux heures, deux personnes dans le coma, 200 blessé.es dont 40 graves. Un militant suisse qui s’est fait arrêter avant même la manifestation, est resté 4 jours en prison, s’est fait interdire l’entrée sur le territoire français et expulsé par avion – alors qu’il n’avait jamais participé à une manifestation en France auparavant16.
ce n’est pourtant pas ce que j’ai vécu – et c’est là le plus déroutant
nous qui sur le trajet avions pris les petites routes pour éviter les contrôles
et moi qui me disais que rationnellement on ne risquait pas grand chose
on aurait qu’à leur dire qu’on allait visiter La Rochelle
nous faire passer pour des touristes suisses inoffensifs
nous qui durant la manif avons quitté l’outarde rose (cortège défensif) pour l’anguille bleue (cortège offensif)
qui nous sommes tenu.es à 50 m du front
concentré.es sur ce qui arrivait du ciel et attentif.ves aux mouvements des gens autour de nous
je n’ai pas eu l’impression de me faire submerger
je n’avais pas la sensation d’être en danger
j’ai regardé les voitures brûler
j’ai maintes fois entendu crier « médics »,
j’ai croisé une personne saignant à la tête, une autre qui se faisait porter hors de la zone
je me suis dit que tout ça était normal,
que c’était ce à quoi devait ressembler les manifs en France
et, quand tout à coup on nous a dit qu’il fallait arrêter l’offensive parce que les médics étaient à cours et en ne pourraient prendre en charge les futur.es blessé.es, je n’ai pas compris
Sainte Solitude
On décide d’y aller. À plusieurs centaines de kilomètres de chez nous, de nos zones de confort et de nos luttes locales. On décide de faire le trajet, d’ajouter notre goutte d’eau au vase débordant. De prendre quelques jours de vacances et d’agrémenter ces vacances d’une bonne manif, massive, déter, joyeuse. Sur les derniers tronçons, la musique à fond, les rires et la certitude qu’on voulait en être, de cette lutte. On cache au mieux notre matériel de protection parce qu’on sait que la police, présente partout dans les alentours du camp, le confisque. Quelle idée… on devrait pouvoir se protéger sans que ce soit criminel non ? On rit beaucoup en imaginant des ventes aux enchères de bleu de travail (après celles de gilets jaunes) organisée par la gendarmerie. On visualise des stands couverts de masques de ski, de piscine ou à gaz… Qu’est-ce qu’ils peuvent bien foutre d’ailleurs de tout ce matériel confisqué ? L’excitation monte à mesure qu’on approche. Excitation doublée d’un petit stress, tout de même (bien trop faible en y repensant par après). L’insouciance de trois petitexs suissessexs, la mienne en tout cas, qui débarquent en France pour une manif, presque déçuexs de ne pas se faire contrôler tant notre matériel est bien planqué et notre récit de vadrouille touristique ficelé. Naïf car ça aurait pu être fouille approfondie et confiscation de tout. Et donc nos yeux nus face aux LBD et des gaz plein les poumons. L’air qui brûle, la sensation d’étouffer : rien que d’y penser, l’angoisse. Comme tout un tas d’autres choses, on apprend par la suite, qu’un de ces contrôles pré-manif, que je me représentais dans ma tête comme une comédie qu’on aurait terriblement bien joué devant des policiers naïfs, a conduit tout droit un camarade suisse à la case prison pendant presqu’une semaine. La solitude, la cellule à l’étranger, l’incompréhension, la maison et les amiexs si loin, encore l’angoisse qui se saisit de mon ventre en y songeant.
Ça a été ça mon retour, ma redescente. Noyer mon cerveau d’infos. Pour le sortir de sa douce léthargie. De l’ignorance de ce qui s’était vraiment déroulé aussi. Parce que sur place, pas une fois je n’ai été saisie par un sentiment de scandale, de disproportion, d’horreur (on était pas en première ligne, ça a aussi joué son rôle). J’avais pas pris l’habitude dans ma militance de devoir courir pour éviter les lacrymos et de voir du sang et des blesséexs certes. Mais dans mon imaginaire, aller en manif en France devait prendre un peu ces contours. C’est les médias qui ont dû m’apprendre que ça avait dégénéré pour que je saisisse l’ampleur.
Et pour me l’apprendre, ils me l’ont appris. Parce que j’en ai bouffé du sainte soline et ce dans une pas si saine solitude. Accrochée aux réseaux sociaux comme jamais. Dans ma chambre, dans la rue, dans le train, au boulot. Les 5’000 grenades. Les yeux, les mâchoires, les corps mutilés. Les comas, les vies en suspens, le SAMU retardé. L’asymétrie du rapport de force. L’ignoble et l’impensable. J’ai donc finalement bien saisi, peut-être trop saisi. TROP. Trop lu, trop ressassé. Trop imaginé surtout : des copainexs blesséexs, mutiléexs ou pire. Ne même pas y penser, ne même pas y penser, ne même pas y penser. Le feu, le sang et la colère. Les grenades, les quads, les armes de guerre. Ça aurait pu être nous (pensée si égoïste mais incontrôlable, fulgurante). Douleur, vertige, encore.
J’ai surpris mon cerveau à rêver d’une vie pépère. De la maison, du chien, de la balançoire et des gosses. J’ai surpris mon cerveau à vouloir me jeter avec l’eau du bain. À enrager sur ce qu’on nous force à endurer parce qu’on aspire à plus, à mieux. J’ai surpris mon cerveau à vouloir prendre congé, à vouloir dire « cette fois ce sera sans moi ». Mais en fait, j’ai surpris mon cerveau à faire ce qu’ils aimeraient qu’on fasse après une telle opération militaire non ? Déserter les foules, n’être plus que peur ?
Et puis revient en vague le sentiment d’être du bon côté. Du côté de la joie, de l’humour, de la solidarité, de la vie. Les liens qui se resserrent et notre troupe aujourd’hui nouée aux boyaux. La complicité instantanée avec les gentexs qui s’y rendent aussi. Les moments forts partagés et la foule bleue et immense. Le convoi de tracteurs aperçu dans la pénombre. Les images de soutien de partout. La créativité et le débordement. « On ne dissout pas une idée dont l’heure est venue » qui résonne. Et le besoin viscéral d’en être à nouveau. Au diable les pelouses tondues…
Tiens !
Comment
faire tenir ensemble
ce que je retiens et une mosaïque d’images, de vécus, de couleurs et de fumées
Comment
faire tenir ensemble
deux temporalités
l’imminence de l’eau accaparée, des sols asséchés et pollués, des paysan·ne·x·s écrasé·e·x·s et l’urgence absolue des mutilé·e·xs, des comas, des traumas
le climat et les services hospitaliers
Faire tenir ensemble
la lutte contre un projet inutile du Marais poitevin et celle contre les manipulations des multinationales sur tous les continents
la lutte contre la privatisation des sources et celle pour l’accès à la terre
la révolte des populations colonisées, expulsées, enmurées, spoliées, Mohawks du Canada, Yukpa de Colombie, sans-terres du Mali, militant·e·xs du Chili, kurdes de Turquie, du Rojava, de Palestine, du Mexique et des blanc·he·xs terrorisé·e·xs
Cochabamba et Sainte-Soline
Faire tenir ensemble
une outarde rose, une anguille turquoise et une loutre jaune
la Conf’ paysanne et Extinction Rebellion, No Tav et Bassines non merci
celleux qui vont au front et celleux qui sont transi·e·xs d’effroi
l’eau, le feu, la rage
Comment
tenir ensemble
et faire tomber la Coopérative de l’Eau, l’odieux Macron et l’abject Darmanin, Nestlé, Bayer-Monsanto et le marché mondial des céréales
Faire tenir ensemble
la dénonciation d’un État à bout de souffle qui se déresponsabilise de la destruction du monde et celle d’un État violent qui participe activement à tout détruire
Faire tenir ensemble
à la fois sur scène Philippe Descola, Françoise Vergès, le Syndicat de la Magistrature et Marima de la Marche des Solidarités17
la résistance à la dissolution et la repousse partout
Enfin à quoi ça tient ? à des complicités politiques ? aux corps mis en danger qui font corps ? aux liens d’interdépendance reconnus, soignés, entretenus ? à une base arrière ? à une tactique de lutte ou une stratégie d’organisation ? à une convergence de moteurs des quatre coins de l’hexagone et d’ailleurs encore ? à une odeur de cramé dans l’air ? à un lièvre qui détale ? Tout ça ensemble ?
Et pourtant, malgré tout ce jeu d’équilibristes, ce que j’y vois, ce que je sens, ce que j’entends c’est que
Nous tenons d’un seul corps, d’un seul mouvement uni par des dizaines de milliers de voix singulières
Nous maintenons un même cri face au discours du capital autoritaire, mensonger, meurtrier
face à des grenades, des quads et des LBD
Parce que nous sommes le vivant, le soin des corps et des gens, l’eau qui ruisselle et qui s’infiltre, les terres qui germent, se soulèvent et se défendent, et c’est ce à quoi nous tenons
Lors de la prochaine projection organisée par l'Angle d'Attaque, l'argent collecté sera reversé à la caisse de soutien pour les blesséexs de Ste-Soline.
- Plus d’infos dans cet article
- Filtering Facepiece Particles
- Lance grenade
- Balles de défense
- Grenade assourdissante
- Grenade lacrymo
- Masque de protection
- Forces de l’ordre
- Brigade de repression de l’action violente
- Gaz lacrymogène
- SS ?
- Ce genre de manifestations est un traitement toutefois assez efficace
- youtube.com/
- Et se dire que j’aurais probablement poser la même question
- Le manifestant encore dans le coma plus de deux semaines après l’action
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