Impuissantes face à l’épidémie1 de rave party qui fleurissent dans la campagne fribourgeoise, les autorités cantonales contre-attaquent. En convoquant un groupe de travail chargé de réfléchir à un approfondissement de la loi cantonale sur les manifestations, la Direction de la sécurité, de la justice et des sports2 affiche ses intentions. Selon les dires de son secrétaire général adjoint, cette modification de loi ne s’appliquera pas seulement aux fêtes sauvages, mais à toutes les manifestations publiques organisées sur le territoire cantonal3. Une manière d’instrumentaliser les raves pour réprimer plus sévèrement l’opposition politique et le militantisme fribourgeois ?
La population zurichoise sera prochainement appelée aux urnes. L’initiative dite anti-chaos, lancée par l’UDC, a obtenu les 7’000 précieuses signatures et sera d’ici la fin de l’année soumise à la vox populi. Ce texte vise notamment à « rendre obligatoire la prise en charge des coûts par les organisateurices et les manifestant.es lors d’interventions de la police et des services d’urgences, dans le cadre de manifestations sans autorisations.4 ». Dans une ville et un canton traversés par des mouvements sociaux forts et déterminés, la cible est à peine masquée. Alors que le conseil d’Etat zurichois, majoritairement de droite, recommande le rejet de cette initiative (tout en préparant un contre-projet moins radical, mais empreint des mêmes logiques), le conseil municipal de la ville a récemment accepté une motion de la gauche proposant la fin des amendes pour les personnes participant à une manifestation non autorisée. Preuve qu’au sein des différents hémicycles cantonaux, cette question divise.
Zurich pourrait ainsi emboîter le pas d’autres cantons. Lucerne, Berne et Genève sont également passés à l’attaque. En Suisse centrale, la révision en 2017 de la loi sur la police a eu des effets concrets immédiats : la manifestation du 1er mai, qui avait lieu auparavant toutes les années, a disparu5. Malgré les alertes répétées de plusieurs organisations défendant les Droits de l’Homme et le droit de manifester, ces lois sont désormais actives dans plusieurs cantons suisses. Et Fribourg pourrait bien être le prochain sur la liste.
La situation à Fribourg
Si le contexte politique zurichois ou genevois, avec de nombreuses manifestations non autorisées causant des dégâts matériels importants (solidarité aux familles des vitrines), est facilement instrumentalisable par le camp bourgeois et ses petites paniques morales, la situation fribourgeoise est différente. A l’exception de rares manifestations autorisées, ne provoquant généralement aucun dégât matériel, les rues de Fribourg ne sont (presque) jamais investies par les mouvements sociaux. Il a donc fallu qu’un autre souffle ravive la flamme répressive de la bourgeoisie fribourgeoise : celui, certes puissant, des sonos de rave organisées dans la campagne.
Ces fêtes sauvages semblent irriter au plus haut point les autorités publiques. D’ailleurs, le traitement médiatique épargne rarement la police, prise en étau par l’agacement populaire, les paniques morales de la classe bourgeoise et leur devoir d’intervenir en préservant la sécurité des participant.xes, dans des conditions souvent difficiles. Plutôt que de cantonner ces raves à ce qu’elles sont, de simples faits divers, l’Etat en a fait un sujet politique important et urgent. Les autorités publiques auraient pu se questionner, tant sur les sentiments qui traversent cette génération au futur enflammé ou sur son faible engagement en faveur du développement d’une vie nocturne digne de ce nom et de l’émergence d’une réelle place alternative à Fribourg. Ils auraient pu, mais aux oreilles de ces institutions, la mélodie de la répression semble toujours être celle qui sonne la plus juste.
C’est donc sous l’impulsion de la Direction de la sécurité, de la justice et du sport qu’un groupe de travail a été formé, regroupant des représentants du ministère public, de la police cantonale, de la conférence des préfets et du service des forêts et de la nature. En invitant de telles organes publiques, peu reconnus pour avoir la liberté de manifester chevillée au corps, et en excluant de facto les défenseurs.xes du droit de manifester ou des expert.xes de la question, libres de mandats étatiques, la DSJS de Romain Collaud laisse entrevoir les intentions de cette future loi.
Un discours flou
Afin de prendre la température politique, nous avons contacté le parti socialiste fribourgeois, les vert.es et la Direction de la sécurité, de la justice et du sport. Si le parti écologique n’a pas répondu à nos demandes, le président du PSF nous a précisé ne pas être au courant des discussions animant ce groupe de travail. Il a toutefois indiqué ne pas être, à titre personnel, partisan d’un durcissement du cadre légal.
L’échange par mail avec Didier Page, secrétaire général adjoint de la DSJS, s’est révélé plus fructueux. Il nous a d’abord rappelé son attachement à la liberté de manifester, tout en précisant que la loi de l’UDC zurichoise ne figurait pas parmi les sources d’inspiration du groupe de travail. En lui faisant part de certains de nos doutes concernant cette démarche et le choix des personnes conviées à ce groupe de travail, Didier Page semble ensuite s’agacer. Il déclare d’abord que « si un groupe de travail s’est réuni en début d’année sur la problématique spécifique des fêtes GOA, celui sur une loi sur des manifestations n’est pas encore constitué. Vos suppositions sur sa composition sont donc purement gratuites. ». Gratuites, pas vraiment, mais plutôt deux francs, comme le prix d’un article de la Liberté. Dans un papier publié le 11 avril, Marc-Roland Zoellig6 écrit que « dépassant le simple cadre des rave parties, ces réflexions pourraient inspirer la création d’une nouvelle loi sur les manifestations publiques. Celle-ci ne se cantonnerait pas aux seuls événements festifs, développe le secrétaire général adjoint. ». Il faudra donc que Didier Page nous explique ce soubresaut étonnant. Mais ce n’est pas tout.
Après avoir noté notre idée d’y associer l’un ou l’autre expert non étatique (quelle fulgurance intellectuelle de notre part d’y avoir pensé…), Didier Page répète qu’il ne s’agit nullement de durcir les conditions d’organisations de manifestations. Le but est au contraire de faciliter celles qui s’inscrivent dans le cadre légal, mais de durcir les sanctions à l’égard de celles qui veulent délibérément se soustraire à ce cadre. Nous ne nous arrêterons pas sur le fait qu’il se contredit dans le même mail, affirmant à nouveau que ce groupe de travail travaille sur un durcissement de la loi entourant les manifestations publiques. La distinction qu’il fait (et nous y reviendrons) entre manifestation autorisée, légitime, et manifestation non autorisée, qu’il faut réprimer plus sévèrement, est plus digne de notre attention. Je vous épargne, finalement, les fines analyses de Monsieur Page sur cette génération participant aux raves, et sur ce que l’Etat fribourgeois met en place pour satisfaire ses désirs. En deux mots, ok boomer.
Qui a le droit de manifester ?
Le 29 mai 2021, nous étions 2’000 dans les rues lausannoises à manifester contre la loi MPT. Malgré la volonté des organisateuricesx d’obtenir une autorisation de la ville, cette manifestation était finalement non autorisée. La raison ? Une pluie de conditions absolument intenables demandées par l’Etat, notamment celle d’avoir au moins 10% des manifestant.xes en charge de la sécurité. Cet exemple concret prouve bien que la distinction entre manif autorisée et manif non autorisée ne tient qu’à la condition d’autorités publiques attachées au droit de manifester et de contre-pouvoir forts. Or, que ce soit aujourd’hui, mais également dans un futur que l’on sait incertain, aucun élément ne semble nous permettre de penser que la ville de Fribourg soit plus ouverte et attachée à la liberté d’expression que celle de Lausanne. Que se serait-il passé, ce 29 mai 2021 sur les bords du Léman, si une loi réprimant plus sévèrement les participantxes à une manif non autorisée était en vigueur7 ?
Entrer dans une logique où seules les manifs autorisées sont légitimes, et donc pas sévèrement réprimées, c’est soumettre nos mouvements sociaux au jugement des autorités publiques, c’est leur permettre de statuer quelle manif est légitime, laquelle ne l’est pas, c’est leur permettre de trier parmi leurs opposant.xes politiques. En donnant à l’Etat la possibilité d’utiliser le Chilling Effect (« intimidation judiciaire »), mode opératoire et instrument de répression bien connu visant à empêcher ou décourager une personne d’exercer ses droits en la menaçant d’intenter une action en justice, cette distinction entre bonne et mauvaise manifestation est dangereuse. Manifester n’est pas un acte de générosité que peut se permettre de faire l’Etat. C’est un droit inébranlable, pourtant sans cesse ébranlé. Les multiples alertes des défenseur.esx des Droits de l’Homme et de nombreuses ONGs ne peuvent pas simplement être balayées d’un revers de main droite.
Cette tendance répressive des autorités suisses doit également nous inquiéter, partisan.xes d’une révolution anarchiste et de l’avènement de nouvelles organisations communautaires démocratiques. C’est à coups de manifestations, d’actions, d’évènements, de rencontres et de discussions que nos idées proliféreront dans cette société à bout de souffle. Ce genre de loi, en bridant les mouvements sociaux et compliquant l’émergence de futures manifestations, rend la propagation de nos désirs révolutionnaires plus difficiles.
Craintes démesurées ?
Bien sûr, le contour précis de cette future modification de loi, qui devra passer la rampe du Grand Conseil fribourgeois, est flou. Mais le contexte politique ne souffle pas dans le sens d’une modification de loi bienveillante et attachée à la liberté de manifester. Pendant que des élus UDC fricotent avec des régimes autoritaires8 ou des mouvements néo-nazis9, c’est nous que la parole institutionnelle traite d’éco-terroristes10. Pendant que la justice ferme les yeux sur la corruption et les conflits d’intérêts qui grouillent au parlement, le tribunal fédéral aligne des positionnements légitimant une plus forte répression des mouvements militants. Pendant que les dirigeants de Crédit Suisse flânent dans leurs jets, c’est notre copain genevois qui croupit depuis presque deux mois à la prison de Champ-Dollon, pour être simplement suspecté d’avoir saboté une machine d’Holcim. Pendant que des multinationales massacrent le Vivant et pillent corps et ressources, ce sont nous, dénonçant cette privatisation horrible du futur des prochaines générations, qui sommes dans le viseur de l’Etat.
Le durcissement des lois entourant le droit de manifester est à replacer dans ce contexte-là, contexte qui semble légitimer tout acte de répression contre les mouvements sociaux. Contexte d’un Etat qui se retranche dans ses positions mortifères. Contexte qui ne nous permet pas d’aborder avec confiance cette future modification de loi. Mais plutôt avec une peur légitime.
- toute relative
- en mains PLR
- https://www.laliberte.ch
- https://www.rts.ch/info
- https://www.swissinfo.ch/
- Journaliste du quotidien, pas connu pour être de notre bord politique
- D’autant plus que nous ne risquons pas tousxes la même chose : pour des personnes n’ayant pas la nationalité suisse, la question se pose de manière encore plus inquiétante.
- https://www.blick.ch/fr/
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