Le 23 mai prochain se jouera une nouvelle étape politique dans le déploiement de la 5G en Suisse. Désormais, c’est autour d’une motion parlementaire que le débat se cristallise. Votée largement par le Conseil national l’été passé, elle sera discutée le 23 mai par la très libérale commission en charge des télécommunications. Si l’objectif officiel est relativement vague, sans doute pour ratisser large lors de la votation au parlement (« déployer à l’échelle nationale un réseau 5G de grande qualité, à des coûts aussi bas que possible »), le dépositaire de la motion, Christian Wasserfallen (PLR), n’a pas caché l’objectif visé : relever le seuil limite d’émission des antennes. Seuil qui reste l’obstacle principal rencontré par les opérateurs pour déployer massivement la 5G.
Le lobbysme en passe de payer
Aujourd’hui encore, le rayonnement de toute nouvelle installation ne doit pas dépasser une valeur de 4, 5 ou 6 V/m dans les espaces sensibles. Or depuis plus de cinq ans, Swisscom et Cie mènent la bataille pour relever ce seuil et augmenter la puissance des antennes. Trop sûrs d’eux dans un premier temps, ils avaient manifestement été surpris par la réaction de la population suisse contre la 5G et par le relais politique que cette résistance avait trouvé. En 2018, le Conseil des Etats avait ainsi refuser d’augmenter la puissance des antennes, à une voix près. Le ton alarmiste de la motion (« Eviter l’effondrement des réseaux de téléphonie mobile et assurer l’avenir numérique du pays ») n’avait pas suffi face aux inquiétudes sanitaires liées à ces rayonnements. Le sujet de la 5G avait fait irruption brutalement, les professionnels de la santé avaient émis des doutes sur le peu d’études concernant l’impact à long-terme d’une exposition à faible rayonnement, et on commençait alors à entendre plusieurs témoignages de personnes hypersensibles à ces types d’ondes. Les lobbystes avaient apparemment bâclé le travail de préparation nécessaire en amont pour faire accepter à la population et aux parlementaires un changement de réglementation. Finalement le principe de précaution avait prévalu. On attendrait et on miserait sur d’autres moyens pour développer le réseau.
Aujourd’hui, si effondrement des réseaux il n’y a pas eu, la situation a pourtant changé. Il suffit de voir le développement de CHANCE 5G, groupe pro-5G, pour s’en rendre compte : un travail immense de lobbysme a été accompli. Né initialement dans les milieux libéraux et cravatés, CHANCE 5G s’est désormais élargi, comptant pas moins de 5 vice-présidents, lesquels siègent chacun dans un parti différent (PLR, Le Centre, l’UDC, le PS, les Verts-libéraux). A la corde de la croissance à tout crin, tout le monde tire, ou presque. On a rappelé à l’ordre les élu.es.
Il serait en effet difficile de trouver un autre domaine où les courbes s’envolent aussi vite que celui du numérique. Tous les 15 à 18 mois, les données numériques échangées en Suisse se multiplient par deux. Tous les 15 à 18 mois… Ainsi, depuis notre premier article sur la 5G en octobre 2020, le flux de ces données Suisse aurait doublé presque deux fois. La courbe est exponentielle. Celle de nos clics, de la qualité des vidéos que l’on visionne, du temps passé sur la toile. Celle aussi des matières premières nécessaires à nourrir la bête, invisibilisées sous l’esthétique dématérialisée du cloud. Celle enfin de la pollution générée par ces échanges : responsable de 4% des émissions de gaz à effet de serre mondiales en 2020, le numérique devrait devenir aussi polluant que l’automobile d’ici à 2025 (7% des émissions totales).
Etonnamment, ces chiffres sont souvent retenus par les partisans de la 5G comme un argument en leur faveur : voyez comme la demande augmente ! il faut bien suivre. Et viennent alors toujours les mêmes arguments, mâtinés d’un mélange lassant de naïveté, d’intérêts bien saisis et d’idéologie borgne : il faut être responsable, il faut que les infrastructures suivent la cadence, c’est de la responsabilité des usagers si les flux augmentent aussi considérablement, pas de la nôtre. La voix des serviteurs malgré eux. La voix de nos parlementaires.
La 5G : déjà-là et encore à venir
Déjà en 2016, les débats parlementaires parlaient de cette Bête-Courbe, toujours plus gourmande en octets, toujours plus exigeante dans la latence tolérée. Les parlementaires voyaient deux solutions : construire massivement de nouvelles antennes, engendrant un coût important, ou augmenter la puissance des installations préexistantes.
Avec les antennes de cinquième génération, la fameuse 5G, la situation s’est complexifiée, mais n’a pas fondamentalement changé.
Elle s’est complexifiée d’abord pour la raison suivante : les antennes 5G dites « adaptatives » n’émettent pas de manière diffuse tout autour d’elles comme les antennes traditionnelles, mais elles ciblent les appareils connectés. De cette nouvelle forme de ciblage naissent deux problèmes. Premièrement la difficulté effective de mesurer le rayonnement. Deuxièmement la question de la réévaluation (ou non) de la réglementation, celle-ci convenant moins bien aux antennes adaptatives. C’est d’ailleurs pour tenter de régler ce deuxième problème que le Conseil fédéral a permis, début 2021, de lisser sur plusieurs minutes les émissions d’une antenne – autorisant de fait de brefs dépassements de la valeur limite.
Pourtant, cet ajustement – qui était aussi un arbitrage en faveur des opérateurs – ne suffit pas. La réglementation actuelle reste encore trop contraignante et trop coûteuse pour un déploiement rapide de la 5G. Ainsi s’explique la situation étrange et paradoxale dans laquelle on se trouve : les mêmes instances peuvent en même temps se vanter de couvrir une très large partie du territoire avec la 5G (Swisscom et Cie dans leur communication officielle) et se plaindre à Berne que « le déploiement du réseau 5G n’avance pas » (les politiciens libéraux). C’est que les premiers s’adressent aux consommateurs et font répandre le bruit et le récit que la 5G est déjà là – court-circuitant au passage les velléités à s’y opposer. Alors que les seconds tentent d’assouplir encore plus le corset législatif pour permettre un déploiement rapide, moins cher et « total » de la 5G.
Le vent a peut-être tourné
C’est dans ce contexte que la commission des télécommunications débattra sur la motion Wasserfallen le 23 mai prochain. Jusqu’à la fin de l’année passée, une partie du parlement semblait soutenir la position du Conseil fédéral : arbitrer plutôt en faveur des opérateurs et de la 5G, faciliter son déploiement en arrière-fond, tout en se gardant de changer le plafond réglementant la puissance maximale autorisée. En attendant que le débat autour de la 5G s’éteigne, que les opposant.es à la 5G se lassent, et que la 5G s’impose silencieusement. On a pu encore le constater quand Simonetta Sommaruga a pris la parole devant le Conseil national pour défendre cette motion Wasserfallen en précisant qu’il n’allait pas s’agir de toucher aux réglementations de l’ORNI – alors que ledit Wasserfallen venait d’affirmer le contraire ! Mais à l’heure où un certain Albert Rösti trône désormais au DETEC, alors que le parlement s’apprête à verser plus à droite qu’il ne l’est actuellement, et au vu de l’extension tentaculaire de Chance 5G, il est à craindre que cette attitude attentiste et lénifiante mute proactivité, que les opérateurs parviennent à avoir gain de cause complet, et que l’arbitrage se fasse en faveur de la Courbe/Bête, des investisseurs capitalistes qui parient sur elle, aux dépens des citoyen.nes et du Vivant.
Ajout du 31.05.23 : Bonne nouvelle. Après discussion, la CTT (Commission des transports et des télécommunications) du Conseil des Etats a décidé que, oui il fallait bel et bien faciliter l’expansion de la 5G, mais qu’il ne fallait pas rehausser les valeurs limites. Par 7 voix contre 5, elle a même proposé qu’une ligne soit rajoutée dans le texte de la motion précisant cette limite. On notera que sur les 13 membres de la commission, on trouve 2 Vert.es, 1 socialiste, 4 libéraux-radicaux, 4 politicien.nes du Centre et 2 UDC. Deux enseignements donc :
1) le débat sur la 5G reste aux Etats l’affaire d’un vote non-partisan (heureusement).
2) Encore une fois sur ce sujet, le Conseil des Etats semble plus sage que le Conseil national.
On peut faire l’hypothèse suivante : au Conseil des Etats, la droite est davantage conservatrice qu’ultra-llibérale, ses élu.es venant davantage des cantons agricoles.
D’où l’importance de faire bloc dans les Cantons citadins et semi-citadins contre ces élu.es de la droite économique. Le cas de Fribourg est en ce sens exemplaire et inquiétant : à côté du profil centriste « classique » difficilement déboulonnable actuellement (Isabelle Chassot), il n’y a qu’un seul siège pour la gauche progressiste et la droite économique. En élisant Johanna Gapany, un des soutiens fondateurs de CHANCE 5G, la population fribourgeoise a fait le choix de l’aile libérale et économique, favorable à l’expansion de la 5G.
Voir ici le communiqué de presse.
Cet article fait partie d’une série sur la lutte anti-5G à Fribourg.
voir série- 5G : Une lutte moins théorique qu’existentielle 1/5
- 5G : Des tentatives feutrées pour changer la loi 2/5
- Eruptions décentralisées : naissance du mouvement anti-5G 3/5
- La 5G ? Une technologie plurielle (et un enfumage des opérateurs) 4/5
- Actualités de la lutte anti-5G : à quand l’ouverture d’une brèche écologique ? 5/5
- 5G : Le lobbying a payé
- La 5G à nouveau embourbée
- La puissance des antennes 5G bientôt augmentée ?
Il est à noter qu’Albert Rösti, en tant que Conseiller national, s’est abstenu de voter sur la motion 20.3237 (la motion dont il est question). Ce qui ne présage en rien de son attitude derrière le voile de la collégialité.
Merci pour la précision.
Les choix politiques du personnage me laissent penser que c’est sans doute moins par conviction personnelle que pour répondre à des inquiétudes venant de sa base.