Dans la nuit du 17 au 18 mai, six individus ont arraché des drapeaux arc-en-ciel hissés par la ville de Fribourg à la place Georges-Python, à l’occasion de la journée mondiale contre les discriminations en raison de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre, avant de les brûler. En immortalisant la scène et en postant leurs photos1 sur des réseaux d’extrême-droite, ils ont soulevé le voile cristallin qui cachait leurs intentions ; le caractère politique et queerphobe de cet acte ne fait plus de doute.
L’extrême-droite franchit une nouvelle ligne à Fribourg. Banalisée et légitimée par un atmosphère politique et médiatique électrique, elle donne de la matérialité à son idéologie mortifère. Cette situation préoccupante nous pousse à allier actions et réflexions face à cette montée de l’extrême-droite dans notre ville et dans notre canton.
Quiconque déambule dans les rues fribourgeoises avec un regard attentif et un esprit averti ne peut les éviter. Entre croix celtiques2, logos de Génération Identitaire3, stickers racistes, sexistes et queerphobes ou encore appels explicites à cramer un antifa4, les coups de griffe de l’extrême-droite balafrent la peau de notre ville. La prolifération et la banalisation dans l’espace public d’idées et de messages racistes, sexistes, queerphobes ou encore anti-antifascistes (tout est dit) semblent aussi nouvelles5 qu’inquiétantes. Dans un contexte politique et médiatique saturé par les salives de l’extrême-droite, Fribourg ne fait plus exception.
Cet acte queerphobe marque une nouvelle étape dans l’engagement politique6 et dans la décomplexion des mouvements d’extrême-droite. Cette nuit du 17 au 18 mai, une nouvelle ligne brune a été franchie. Les remue-ménages de Résistance Helvétique qui avaient sali les boîtes aux lettres de la Basse-Ville, la tentative (heureusement bien laborieuse) d’implantation de Némésis, l’émergence de deux nouveaux médias d’extrême-droite romands7, l’arrivée en grande pompe d’un idéologue et milliardaire fasciste américain à Crissier, l’activité presque incessante de certains comptes réactionnaires sur les réseaux ou encore l’attaque odieuse contre Bloom8 et les mouvements féministes ont marqué des points de repères dans le développement de l’extrême-droite à Fribourg. Cette action queerphobe, par la préméditation qu’elle oblige, par l’imaginaire qu’elle brasse, par la violence symbolique qu’elle porte et par sa médiatisation sur des réseaux d’extrême-droite, fait entrer la menace de l’extrême-droite dans une nouvelle dimension. Une dimension qui rassemble tous les éléments nécessaires à la floraison d’inquiétudes et de peurs légitimes. Une dimension qui nous oblige, également ; à ne pas rester les bras ballants, et à former un front antifasciste puissant et solidaire.
L’occasion, ici, avant de coucher notre plume dans des versants plus théoriques, d’adresser notre affection sans limite et notre solidarité sans faille à la communauté queer de Fribourg. Jamais nous ne nous habituerons à cette haine. Toujours nous serons à vos côtés pour la combattre.
Un contexte politico-médiatique défavorable
A mon sens, la lutte antifasciste mêle deux combats parallèles qu’il convient de distinguer. D’un côté, l’autodéfense populaire, portée notamment par les mouvements AFA, surveille et musèle (aussi physiquement) autant que possible les forces et les mouvements fascistes actifs. C’est la lutte contre le feu existant, qui rampe dans l’ombre et qui brûle certains cœurs calcinés. De l’autre, une réflexion plus globale sur ce qui rend possible l’émergence et le déploiement de ces groupuscules doit être menée. On ne nait pas fasciste, on le devient, comme dirait l’autre. Et ce sont ces environnements sociaux, responsables de faire émerger ou non des corps et des pensées fascistes, qu’il faut questionner, soulever et renverser. A ce titre, la séquence politico-médiatique qui s’est ouverte il y a environ un mois est stupéfiante.
Woke culture, cancel culture, écoterrorisme : autant de termes creux, forgés dans les cavernes de l’extrême-droite et brassant un imaginaire débordant de confusions, qui se sont imposés dans le débat public avec une rapidité inouïe. L’UDC, fer-de-lance et porte-parole institutionnelle de ces attaques permanentes, est en roue libre. Comme aux plus sombres heures du Blochérisme, lorsque le plus grand parti de Suisse s’exprime, c’est l’extrême-droite qui parle9. Dernier exemple en date d’une dérive sans fin et d’un naufrage stratégique, les paroles d’un conseiller national appelant à débarrasser les unis de ces professeurs de gauche10. Les résonances historiques de cette phrase valent mille mots.
Plus inquiétant, les autres partis bourgeois foncent tête baissée dans ce tunnel creusé par l’UDC dans la montagne du Réel. Qu’importe que le ressort principal de cette rhétorique (faites de woke, cancel et d’écoterrorisme) repose sur du vent, ou plus précisément sur quatre universités américaines qui font n’importe quoi. Qu’importe que cette rhétorique minimise la montée d’un fascisme bien réel, comme l’écrit si justement Marie-Cécile Naves dans un court texte11. Qu’importe que cette rhétorique nécessite une distorsion, une déformation du rapport à la réalité menant vers une ère de la post-vérité qui n’a pas encore montré tous ses vertiges. Après tout, les fédérales pointent à l’horizon. Les Suisse.sses se fichent de ces questions12 ? Qu’importe. Il faut marteler woke culture, cancel culture, écoterrorisme.
A travers leur obsession et leur surutilisation de ces termes creux, l’extrême-droite et la droite bourgeoise (qu’il convient encore de différencier) provoquent un inversement spectaculaire de la réalité, accusant la gauche radicale de faire ce que cette même extrême-droite fait, à une échelle bien plus large. C’est bien elle (en l’occurrence, l’extrême-droite) qui tente d’empêcher nos Reines de faire des lectures à des enfants. C’est bien elle qui fait annuler une journée d’information sur le genre dans une école13, après un harcèlement collectif intolérable. C’est bien elle qui empêche, à travers une avalanche d’insultes sexistes et racistes, de jeunes élues zurichoises de poursuivre leur carrière politique14. La liste est encore longue. Plus globalement, pendant que Johny Depp est acclamé pendant sept minutes à Cannes, Amber Heard doit déménager et changer de nom à cause du harcèlement permanent qu’elle reçoit. Satanée cancel culture, qu’on vous dit.
La presse romande ne manque pas une occasion de tomber dans cette trappe imaginaire. En première ligne et faisant feu de tout bois lorsque le concert de rastas blancs a été annulé à Berne, elle s’est faite bien silencieuse sur l’abandon politique de Sarah Akanji et d’autres politiciennes zurichoises. Cette indignation à deux vitesses jette de l’huile sur le feu. Palme d’or à Infrarouge et son regard toujours plus réactionnaire sur l’actualité. Mais les nominés sont nombreux. Si les mouvements écolos non-violents comme Renovate en viennent à être taxés d’écoterroristes par certains élus et certains journalistes, le Blick ne parvient pas à utiliser ce terme pour qualifier l’action d’un extrémiste de droite qui a tenté de tuer des personnes racisées et identifiées comme musulmanes avec sa voiture15. Ce cas de figure, aux nombreux échos, tisse un environnement politique favorable à l’émergence d’actions d’extrême-droite. En n’attaquant que la gauche, avec des armes et des termes complètement disproportionnées, la bourgeoisie offre un boulevard aux mouvements néofascistes et néonazis16.
Pour revenir à cet acte queerphobe sur les bords de la Sarine, son traitement médiatique n’a pas échappé à cette tendance. La RTS titre (dans un premier temps) qu’un possible acte homophobe a eu lieu à Fribourg, surutilisant un conditionnel particulièrement inadéquat. Que lui faut-elle de plus ? La Liberté, elle minimise les faits et remonte la parole de l’organisateur de la soirée à l’Ancienne Gare, disant qu’au moins, ce n’est pas trop violent. Alors ça va.
Un déjà-là fasciste ?
Les institutions suisses ne sont ni toutes blanches, encore moins rouges. La RTS, qui s’émeut d’une extrême-droite de plus en plus décomplexée17 tout en diffusant, quelques mois auparavant, un reportage bien lisse sur Némésis18 au 19h30, symbolise bien l’ambiguïté des institutions suisses concernant cette montée des eaux brunes. Plus globalement, le sentiment d’un déjà-là fasciste est légitimé par le comportement raciste de plusieurs institutions suisses, parmi lesquelles le secrétariat d’Etat à la migration, la justice ou la police. Il y a du fascisme dans cette manière évidente de traiter différemment un être humain selon sa couleur de peau, de se désintéresser de son sort lorsqu’il s’agit d’une personne racisée. Il y a du fascisme dans cette manière de ne pas considérer comme enjeu et scandale politique le fait que la police vaudoise ait tuée cinq hommes racisés lors de ces dix dernières années. Nous ne sommes pas les seul.xes à l’écrire et à le dire. Des expert.es de l’ONU ont récemment tapé sur les doigts de la Suisse pour dénoncer son racisme systémique19. Les enquêtes pleuvent20 ,les constats s’additionnent, mais la situation n’évolue pas. En parallèle, en menant des politiques économiques de classe, en précarisant les classes laborieuses, en renforçant cette idée dans l’imaginaire collectif de la population de décideurs élitistes qui se désintéressent de l’intérêt général commun, et en se désintéressant des enjeux écologiques, les institutions politiques suisses favorisent le développement de l’extrême-droite, les crises sociales et économiques restant son meilleur engrais.
Les institutions fribourgeoises ne sont pas en reste. Entre le FIFF et ses diatribes réactionnaires qui a enfilé son costume de Don Quichotte pour lutter contre la cancel culture, la Liberté et ses défenses catastrophiques suite à la publication d’un courrier de lecteur dégueulasse, le collège Gambach et l’affaire des soutien-gorge, l’université de Fribourg qui récompense Mario Gattiker et la mare de sang dans laquelle il s’endort chaque soir et un conseil d’Etat jugeant qu’afficher un drapeau nazi de deux mètres n’est pas faire la propagation du nazisme21, le portrait de notre canton penche à droite. Avec des institutions politiques en mains bourgeoises et une police fribourgeoise, bien aidée par des securitas brutaux, qui manque rarement de maltraiter les exilé.x.es, les queers et d’autres personnes déjà vulnérabilisées, et en y ajoutant une certaine densité de religieux conservateurs dans la ville et la présence d’une faculté de théologie dont un nombre peu négligeable d’étudiants et professeurs sont proches des mouvances d’extrême droite catholique royaliste française (on n’oublie pas la prof qui crachait son homophobie et sa transphobie dans son cours d’ « éthique sexuelle chrétienne »22 ni l’opposition à la remise de l’honoris causa à Judith Butler soutenue jusqu’en France23), le bilan ne pousse guère à l’optimisme.
Dans ces conditions, c’est tout naturellement que les tranchées antifascistes se creusent bien loin des terres institutionnelles. Lorsque Zemmour avait fait une halte dans sa campagne présidentielle à Genève (et que plusieurs élus UDC et PLR avaient rencontré cet odieux personnage), l’action antifasciste de Genève avait écrit : « on n’arrêtera pas la marche des Zemmour et des Le Pen sans défaire le monde qui les rend possible. Il est donc pour nous inconcevable de demander à l’Etat d’interdire la venue de Zemmour. Notre antifascisme ne se fait pas par décrets, il se fait dans la rue. ». Nous avons la capacité de dresser le même constat à Fribourg : les institutions étatiques semblent des remparts bien poreux face au poison de l’extrême-droite. Sans même parler de la tendance historique de l’Etat à préférer lors d’une crise, pour sa survie et celui de l’ordre social, l’extrême-droite au détriment des forces progressistes. De là à dire que le capitalisme porte le fascisme comme la nuée porte l’orage, il n’y a qu’un pas.
Un antifascisme aux mille visages
Dans leur livre Face à la menace fasciste, Ludivine Bantigny et Ugo Palheta précisent que le fascisme est toujours préparé par une période chaotique et incertaine de fascisation24 C’est peut-être dans cette période que notre pays est entré, le pas silencieux et la mine fermée.
Quelle est la menace fasciste en Suisse, d’où vient-elle (l’Etat ? les mouvements fachos ?), quelle forme prend-elle ? Ce sont là des épineuses questions auxquelles les mouvements antifascistes doivent faire face.
Si certainxes militantxes choisissent l’action directe et l’organisation en mouvements politiques, l’antifascisme porte mille visages. Les innombrables collectifs, associations, organisations qui luttent au quotidien, directement ou non, contre l’augmentation du racisme, du sexisme, de la haine contre les LGBTIQA+ donnent de l’épaisseur au front antifasciste. Ses contours sont larges : travaux de vulgarisation, de mémoires, les syndicats, les projets locaux, les tissus de solidarités dans les quartiers, etc. Face à l’atomisation de la société, face à l’affaiblissement de nos liens sociaux, face au pouvoir de dépendance toujours plus forte de nos écrans et de notre technococon, face à la crise de la sensibilité qui nous touche de plein fouet, face aux précarités qui rampent sur nos murs, chaque bâton placé dans les rouages de cette machine capitaliste est un acte antifasciste.
Les manières de freiner la montée de l’extrême-droite sont donc nombreuses. Au Colvert, nous avons choisi la forme que nous souhaitions donner à notre lutte. Des mouvements AFA s’organisent à Lausanne, à Genève et ailleurs. Face à la nuit qui tombe, ce sont autant d’étoiles scintillantes qui grignotent l’obscurité. Pas besoin d’être un.e révolutionnaire aguéri.e (qui l’est ?), pas besoin d’avoir une masse de temps disponible importante. Ressuscitons le colibri. Chaque petit geste, face à l’extrême-droite, est appréciable et est apprécié. Partageons notre colère face à cet acte queerphobe, parlons-en autour de nous, ne restons pas insensibles. Cultivons notre indignation : ne la laissons pas se morfondre dans des paniques morales inutiles. Réservons-là pour l’extrême-droite.
Que ces mots dépassent notre sphère militante, qu’ils puissent trouver un écho dans un maximum de cœurs. Nos peurs sont légitimes. Ne restons pas passif.x.ves face à cette montée réelle des pensées racistes, sexistes, queerphobes25. Seule notre inaction et notre inertie favorisent la propagation de l’extrême-droite. Certes, le bruit des bottes s’intensifie. Mais pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles.
- Nous faisons le choix de ne pas publier ces photos, trouvables assez facilement si des personnes souhaitent les retrouver.
- Symbole-phare de l’extrême-droite après l’interdiction des croix gammées.
- Mouvement d’extrême-droite française dissout par le gouvernement Macron (c’est dire…)
- Un militant antifasciste
- Depuis grosso modo la crise sanitaire, qui a servi de tremplin aux mouvements d’extrême-droite.
- Au sens littéral, c’est-à-dire dans leur engagement dans la manière dont la polis, la cité, vit.
- Nous préférons ne pas donner leur nom pour ne pas leur faire de la publicité. Mais si un.ex hackereusxe passe par là, qu’iel nous contacte.
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- La liste ne s’arrête évidemment pas là
Très bien écrit ! Merci ! Bravo ! Bravo de réussir à tirer un constat pas évident pour tous, et d’inciter à l’action.
[…] (finalement retrouvés et condamnés) aient arraché, puis brûlé des drapeaux arc-en-ciel1, la Queer Studies Week sonne comme une réponse déterminée face à cette intimidation contre la […]