Les banlieues françaises sont en ébullition. Une nouvelle fois brûlé.es dans leur chair par un énième meurtre policier, les jeunes de quartiers organisent depuis une semaine des soulèvements dans tout le pays. Cet embrasement provoque une répression judiciaire et policière hors de tout entendement, preuve que le gouvernement tremble.
Samedi dernier, cette odeur de soufre a traversé les frontières jusqu’à se poser au Flon, à Lausanne. Une centaine de jeunes ont suivi un appel sur les réseaux sociaux à se soulever et à reproduire les agissements des révolté.es français.es. Après avoir lancé pavés et cocktails molotov sur la police, et brisé quelques vitres avec l’intention de pénétrer dans des magasins, iels ont dû se résoudre à quitter les lieux. Un nouvel appel a toutefois été lancé pour hier soir (mardi 4 juillet), désirant rendre vengeance à une jeune fille violentée par les forces de l’ordre. Ces derniers, en sortant l’artillerie lourde, ont empêché un nouveau rassemblement au Flon.
La France brûle, et cela ne date pas du meurtre raciste de Nahel. Elle brûle d’un racisme et d’une islamophobie rampantes et décomplexées, de services publics aux abois, d’un président autoritaire et méprisant. Aux personnes peu familières avec l’état politique de notre voisin, nous ne pouvons que vous rediriger vers cet article 1et cette vidéo2 qui résume si bien la situation.
Si cet article s’intéresse uniquement au soulèvement à Lausanne, il va sans dire que nous suivons avec beaucoup de solidarités ces révoltes qui fleurissent un peu partout en France. En revanche, nous ne ressentons que dégoût et colère, face à ces partis institutionnels bourgeois et blancs qui appellent au calme, face à ces discours fascistes de syndicats de police, face à ce racisme si visible que tant de personnes nient, et face aux différentes tentatives de l’extrême-droite (et notamment de lancer une cagnottte de soutien à la famille du policier, qui a atteint le millions d’euros) de tirer le linceul de Nahel de leur côté.
Un récit sans faille
Le récit de la presse romande sur cet affrontement au Flon est sans faille, cousu d’un fil blanc incassable. Partout, sur toutes les ondes, dans tous les papiers, les mêmes mots, les mêmes voix3, les mêmes discours.
Il faut d’abord marteler qu’il n’y a rien de politique. La RTS sous-titre que les motifs ne semblent pas militants, tandis que le 20 minutes titre une émeute plus opportuniste que politique. Le Matin leur emboîte le pas. Ça n’a rien à voir avec Nahel. Ils ont cassé sans revendication. La liste est longue.
Ensuite, le verbe. C’est le champ lexical de la barbarie, des sauvages. On parle de pillages, d’effet de meute, de mimétisme vis-à-vis de Nanterre. Le municipal en charge de la sécurité de Lausanne, un élu PLR, franchit même le pas en parlant de délinquance sauvageonne. Cette bestialisation prend racines dans les terres arides du racisme.
Les jeunes sont également taxé.es d’enfants gâtés, simplement en recherche d’adrénaline. Pour accompagner cette vision pétrie de condescendance, une douce mélodie prétendant que la Suisse est épargnée des maux (précarités, racisme, brutalités policières, exclusions sociales, etc.) dont souffrent les banlieues françaises. C’est au fer de l’illégitimité qu’est marquée cette émeute4 du Flon.
Il est peut-être temps de changer de disque.
Un acte politique
Que la classe dominante, blanche jusqu’au bout de ses ongles, reprenne jusqu’à l’épuisement ce récit n’est pas surprenant. Qu’aucune voix, portée par les pensées décoloniales et antiracistes qui illuminent les fractures de notre passé de ses lumières, ne parvienne à se frayer un chemin sur nos réseaux5, est chose plus dommageable.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut rappeler le profil social des personnes qui se sont soulevées au Flon. Deux traits majoritaires semblent6 se dégager : elles étaient (très) jeunes et de nationalité étrangère. Autrement dit, des profils semblables à ceux qui participent aux révoltes en France7. Sans doute bien loin des enfants gâtés que certains imaginent.
L’interprétation de la classe bourgeoise, lorsqu’elle constate l’aspect non-politique de cette action, repose essentiellement sur un élément : le fait que ces jeunes n’adoptent pas les modes d’actions habituelles de la politique. Iels n’ont pas de revendications, n’ont (probablement) pas de discours politiques huilés, n’agissent pas au sein d’un mouvement organisé. Preuve ultime : ces jeunes n’ont pas visé le commissariat de police, mais la FNAC et un magasin de chaussures8.
La sociologie critique a suffisamment étayé comment la classe dominante (dans nos sociétés, la bourgeoisie) parvient à imposer son modèle culturel et sa vision du monde aux autres classes. Ses pratiques culturelles, ses goûts pourtant subjectifs deviennent, dans l’esprit de toute la population, légitimes et objectivement bons, justes et beaux. L’école est un catalyseur de ce phénomène : elle nous fait distinguer le bon, le beau, le juste du reste. La culture, le savoir, les goûts des classes populaires sont systématiquement dévalorisés9. Et les jeunes issus des classes défavorisées incorporent cette illégitimité et dévalorisation permanente de leur culture, faisant couler dans leur corps des avalanches de violences symboliques.
Le dominant est alors celui qui occupe dans la structure une position telle que la structure agit en sa faveur. (Pierre Bourdieu)
La politique ne fait pas exception. La classe dominante distingue ce qu’est un acte politique, et ce qui ne l’est pas, selon ses codes et ses normes subjectives. Un acte politique doit être le fruit d’une réflexion rationnelle (et non celui d’une colère, d’une rage), il doit être coulé dans un discours cohérent et audible (dans un français littéraire, maîtrisant les codes du champ politique), débouchant sur des revendications claires et précises. Quiconque prend trop ses distances avec ce cadre risque de voir son acte être frappé d’illégitimation et de dépolitisation. C’est ce qui arrive quand les haut-parleurs de la bourgeoisie traitent de casseurs les black bloc : ils leur enlèvent le droit d’être politique, et de faire de la politique à leurs manières : en étant « violent10 » et mutique. Concernant les émeutes du Flon, plusieurs médias ont repris le terme de … casseurs. De quoi nous mettre la puce à l’oreille ?
Il faut s’affranchir de ce récit bourgeois. Il ne tient pas la route. Qu’une centaine de jeunes, issu.es des classes laborieuses, subissant systématiquement des avalanches de violences symboliques et racistes, décident de s’organiser pour provoquer un soulèvement, faisant écho à des émeutes françaises où un policier blanc a tué un jeune de 17 ans, qu’iels jettent des pavés et des cocktails molotov sur la police avec pour but de se servir dans des magasins, serait un acte non-politique ? Ce n’est évidemment pas sérieux.
Il y a d’autres manières de faire de la politique que celle que légitime la classe dominante. La rage, la colère, les désirs qui animent ces jeunes sont politiques. Ils sont le fruits d’un rapport à un Etat raciste, ils découlent d’un horizon bouché et d’existences disloquées, ils sont la réponse à la violence qu’iels subissent au quotidien.
La politique ne se résume pas à une question de gauche ou de droite, à une affaire de discours plus ou moins rationnels. La politique, c’est aussi cela. Une rage qui devient trop forte. Des désirs qui poussent à faire preuve de violences contre l’Etat. Et cette politique-là, ces affects-là, il faut les écouter, il faut les entendre.
Cette manière qu’a la bourgeoisie d’ôter toute dimension politique à ces émotions est violente11.
Ce qu’on doit faire
Ce soulèvement au Flon est politique. Raconter l’inverse, c’est d’une part s’empêcher de le penser, et d’autre part renoncer à entendre ce que ces jeunes ont à dire12. C’est exclure du champ politique certain.es de nos concitoyen.nes, au prétexte de leur mode d’action, avec le risque que cette disqualification ne nous touche ensuite. C’est reproduire un discours bourgeois avec lequel la rupture doit être totale.
Une fois qu’on a écrit cela, qu’est-ce qu’on a dit ? Est-ce un appel à soutenir publiquement ces jeunes ? A leur prêter des intentions louables proche des nôtres ? A essayer de les rencontrer, et de tisser des liens ? A les rejoindre si ce genre d’évènement venait à se reproduire ?
En réalité, rien de tout cela. Les conclusions sont, à mon sens, à chercher ailleurs.
Ce texte est un appel à une auto-critique profonde de nos milieux militants et politiques. Nous avons beau nous répéter antiracistes et anticlassistes à chacun de nos discours, nous avons beau nous larmoyer sur l’identité si blanche et bourgeoise de nos mouvements : les choses ne changeront pas, si nous ne nous changeons pas.
Ce texte est un appel à nous former, à nous sensibiliser, à nous déconstruire, pour celleux qui aiment encore ce mot. C’est un appel à s’emparer des pensées puissantes que produisent les mouvements décoloniaux et antiracistes, à les écouter, à essayer de les comprendre, à faire fondre nos lunettes blanches et bourgeoises. Alors peut-être constaterons-nous que, si nous sommes souvent entre nous dans nos mouvements et dans nos luttes, c’est parce que les formes que nous leur donnons sont exclusives13
Ce texte est un appel à travailler. Il faut lire ou écouter toutes les fines plumes et les voix portantes des mouvements décoloniaux. Qu’on se rassure, il y en a pour tous les goûts ; littérature, interviews, live Twitch, vidéo YouTube14. Notre époque a du bon ; nous n’avons pas d’excuse. Peut-être constaterons-nous que, derrière nos beaux discours (sans doute sincères) se cachent des logiques bourgeoises, racistes et teintées de mépris de classe.
- https://www.letemps.ch
- https://www.youtube.com
- C’est toujours exactement les deux mêmes personnes qui sont interrogées
- Contrairement à ce qu’on peut entendre, un certain nombre de militant.es décoloniaux se retrouvent dans ce terme, d’où son utilisation ici.
- Notamment ceux des milieux militants de gauche radicale
- En se basant sur les personnes interpelées
- Une précision sur ce point s’impose. Il ne s’agit pas de dire que les révolté.es français.es sont majoritairement étranger.es, ce qui n’est pas le cas : ce sont des français.es, mais traité.es comme des citoyen.nes de seconde zone, que les syndicats de flic n’hésitent pas à traiter de « nuisibles »
- On entend d’ici le rire de Myriam Bahaffou
- de nombreux passages de cette vidéo illustrent à merveille ce sentiment.
- Là encore, la bourgeoisie définit qu’est-ce qui est violent (casser deux vitrines), et qu’est-ce qui ne l’est pas (toutes les violences institutionnelles)
- https://www.twitch.tv
- On remarquera qu’aucun média romand ne leur donne la parole
- A ce propos, les podcasts avec Myriam Bahaffou sont supers
- Pourquoi ne pas commencer par là ? https://linktr.ee
Bien pensé et posé. Merci pour ces réflexions et cet appel
Génial, merci. J’étais un peu perdu sur comment interpréter ce qui s’est passé. Cet article ne donne pas de réponse toute faite et rassurante, il demande de se poser des questions et offre des pistes pour le faire. C’est encore mieux.
J’ai regardé aussi la vidéo de Canard Réfractaire que vous citez, qui est très utile. Merci du taf !
A défaut de faire réfléchir cet article fait bien rigoler.
Merci a la redaction de nous offrir ce moment de joie.