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Migros et Coop : des marges qui saignent les paysan.nes

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L’inflation actuelle donne une nouvelle visibilité à la question des coûts de l’alimentation. La RTS a sorti deux reportages substantiels qui jettent un peu de lumière sur le système opaque des prix, accusant les deux grands distributeurs Coop et Migros de sous-payer les paysans et paysannes. De leur côté justement, c’est Uniterre qui mène campagne (en l’absence de la très libérale Union suisse des paysans, ce qui ne suprendra pas grand monde). Il est temps que la grande distribution paie des prix équitables. Il est temps que le marché soit un peu plus régulé.


La situation sur le marché est simple, nous dit-on, il y aurait d’un côté les consommateurs, de l’autre les producteurs. Et de cette confrontation naîtrait le « bon prix » grâce à Sainte Concurrence. Cette manière naïve et fausse de représenter la situation dissimule trois aspects. Premièrement que ce « bon prix » ne rémunère pas assez les paysan.nes – les forçant parfois à vendre en-dessous des coûts de production! Deuxièmement que cette tendance des prix à la baisse, jusqu’à des niveaux indécents, c’est précisément à Sainte Concurrence qu’on la doit. Troisièmement qu’il y a un autre acteur dans l’histoire merveilleuse de la rencontre entre un consommateur et un paysan : le distributeur. Dont deux monstres suisses, Coop et Migros, qui se partagent une énorme part du marché à eux tous seuls.

Devant un étalage de fruits ou de légumes, à la Coop ou à la Migros, le consommateur n’a qu’une information : le prix qu’il devra payer à la caisse. Le problème de cet unique prix, c’est qu’il ne dit rien sur la répartition entre la part que les paysan.nes reçoivent et celle que se réservent les distributeurs, soit la marge, laquelle doit servir à payer les frais  d’emballage, de tri, de transport, de mise en vente – et à faire des bénéfices.

On connaît d’autant moins le montant de cette répartition du fait du silence qui règne dans le milieu. Du côté des distributeurs, le silence est logique : les marges sont chasses gardées – il ne faudrait pas atteindre au « secret commercial » et révéler aux concurrents les coûts de son entreprise. Du côté des paysans, le silence n’est pas volontaire. Coop et Migros représentant 80% du commerce des fruits et légumes à destination des particuliers, se les mettre à dos, pour un paysan, c’est devoir fermer boutique – ou changer radicalement de modèle économique. Profitant d’une situation quasi-monopolistique, Coop et Migros tiennent ainsi le couteau par le manche. Ils imposent leurs prix, ils imposent leurs conditions d’achat, ils imposent le silence. 

Pourtant, depuis plusieurs mois, des enquêtes sont parvenues à calculer la marge que se réservaient Migros et Coop sur les produits agricoles. Et les chiffres sont énormes. Cet été, sur les aubergines, la marge de Coop et de Migros correspondait à 52% du prix payé au paysan – les deux distributeurs payaient 2,5.- le kilo au paysan et empochaient 1,3.- pour leurs propres frais (et leurs bénéfices). Concernant les courgettes, la marge de Coop correspondait à 79% et celle de Migros à 61%. Sur les tomates grappes, Coop prenait 61% et Migros 45%. Et quand il s’agit des produits bio, la marge augmente encore plus : alors qu’en moyenne la production des produit bio coûte 30% plus cher, la différence des prix à l’étalage est de 50%. La RTS a également enquêté sur les prix de la viande et du poisson – là aussi les marges sont énormes. Ces marges sont-elles justifiées ? A aucun moment semble-t-il : ailleurs, les marges tournent autour de 30%. C’est par exemple cette marge de 30% que se réserve la coopérative de producteurs et productrices gérant le magasin Bio 26 dans le quartier du Jura, à Fribourg.

Les médias ayant révélé ce que les principaux acteurs savaient tout bas, il faut encore que l’information circule et soit relayée – aux consommateur.trices, aux politicien.nes. On se rappelle que l’été passé déjà, Le Temps et Heidi.news s’étaient appuyé sur des données circulant sur le dark web à la suite d’un hacking, et avaient révélé des marges considérables sur les produits laitiers. Pourtant aucune mesure contraignante pour les distributeurs n’avait été prise. Cette année, une initiative parlementaire sera discutée à Berne pour mettre en place un observatoire des prix, destiné à rendre les mécanismes de prix plus transparents. Le texte a été rédigé et pensé par Uniterre, et il serait soutenu par la gauche et le centre. On peut pourtant douter que cela suffise.

Ce samedi matin, une action de sensibilisation était organisée par Uniterre devant quelques Coop et Migros de Fribourg. Une grosse dizaine de militant.es y participaient. Parmi les client.es interpellé.es, beaucoup disaient connaître vaguement le problème, mais semblaient avoir opté pour la résignation, sinon le cynisme. D’autres avaient parmi leurs connaissances un paysan ou une paysanne – ceux-là semblaient très au fait de la situation indigne. Enfin une femme s’arrête qui ne réprime pas ses larmes : son père paysan a lutté pendant de nombreuses années pour préserver son exploitation contre le prix imposé par les distributeurs. Sans succès. La situation l’a plongé dans le burn-out. Il y a une souffrance paysanne qui est condamnée à ne jamais apparaître dans les comptabilités des distributeurs.

A noter que ce jeudi 2 novembre, Uniterre clôturera sa campagne pour des prix équitables avec une conférence/discussion à Fribourg, Vers un blé équitable. Rendez-vous à 19h au centre Le Phénix.

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T’es plutôt Migros ou Coop ? La question était posée sur les ondes de la Première dimanche 22 octobre, dans « Les Beaux Parleurs », juste avant l’émission spéciale sur les élections nationales. Pourtant, on se doute que le journaliste Jonas Schneiter a bien suivi les investigations menées par le pôle enquête de la RTS – et on imagine qu’après avoir lu que Migros et Coop se faisaient des marges exorbitantes sur le dos des paysan.nes, il s’est comme nous indigné. Et pourtant, en fin d’émission, comme un vieux réflexe, revient cette question : plutôt Migros ou Coop ?

Il serait peut-être temps de modifier l’image que les deux géants de la distribution se sont fabriquée – et de la réajuster au réel. Ils seraient des magasins de proximité, des coopératives gérées par la collectivité, ils assureraient des prix équilibrés – plus chers que les autres discounters allemands car vendant des produits de meilleure qualité. 

Et pourtant. Coop et Migros sont devenus des empires, comme les journalistes d’A Bon Entendeur le rappelaient avec justesse. Parmi les plus grands employeurs en Suisse, Coop et Migros ont largement diversifié leurs activités. Migros est ainsi actif dans la banque, le mobilier (Micasa), dans l’orthodontie (Bestsmile), dans la vente en ligne (Galaxus). L’entreprise est devenue un géant de la santé employant 560 généralistes (Medbase) et un spécialiste de lunettes et de prothèses auditives (Misenso). Elle possède aussi une agence de voyage (Hotelplan), des usines à l’étranger produisant des cosmétiques et 300 magasins en Allemagne. Coop de son côté fait dans l’électronique, l’électroménager (InterdiscountFust), dans le mobilier (Livique), le bricolage (Jumbo), la bijouterie (Christ). Elle gère des stations-service, des hôtels. Et elle est le numéro deux européen des grossistes alimentaires en possédant Transgourmet. Chiffre d’affaire : 30 milliards pour Migros, 34,2 milliards pour Coop – leurs bénéfices étant supérieurs à 500 millions de francs.

Comme le disait déjà Marx, la tendance à la concentration des capitaux est inscrite dans le fonctionnement même du capitalisme. L’exemple de Migros et de Coop est exemplaire. Ni Coop ni Migros donc – ni les autres d’ailleurs. Privilégier les paniers, la vente directe, le marché ou les coopératives à taille locale, c’est permettre aux paysan.nes et autres producteur.ices d’être décemment rémunéré.es et de pouvoir persévérer dans leur projet agricole, dans leur expérimentation de faire autrement.


Sources :

Enquête « Temps Présent », RTS, «  Pour manger bio, il faut du blé », 26.10.2023.
Enquête « A Bon Entendeur », RTS, « Migros, Coop : enquête sur les marges de la grande distribution », 10.2023.

RTS, « Les grosses marges de Coop et Migros sur les produits laitiers font réagir », 06.2022.
Enquête Fédération romande des consommateurs, « Omerta dans le maraîchage:les raisons de la colère », 05.10.2022.

Uniterre, campagne « Prix équitables ».

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