Lundi, ce fut un peu de joie à Fribourg. Des étudiant.es se mobilisaient enfin en solidarité avec le peuple palestinien, créant la CEP UNIFR (Coordination Etudiante pour la Palestine) et choisissant comme lieu de rassemblement le bâtiment universitaire au bout de Pérolles (PER21), où l’on trouve comme branche la sociologie et l’anthropologie. Il était midi et des centaines de personnes étaient venues en soutien, des lettres commençaient à circuler, dont une signée par le corps enseignant, les sourires étaient sur toutes les lèvres. Tout ça, c’était il y a une semaine. C’était avant que la masse universitaire n’accepte sans rechigner la présence policière sur le campus (une prof’, indignée : « En plus de 20 ans de fréquentation de l’Université, je n’avais jamais auparavant été confrontée à la présence de la police. »). Avant que le rectorat ne demande à la police d’expulser les étudiant.es. Avant qu’il n’invoque la manifestation non-autorisée, bafouant ainsi un droit fondamental garanti par la Constitution et les traités internationaux de droits humains, dont la CEDH qui vient pourtant de tirer les oreilles de la Suisse (un comble pour une uni qui fait son beurre en étant à la pointe sur les questions de droit). Avant surtout que les combats ne s’intensifient à Rafah, conduisant des centaines de milliers de Gazaouis à fuir, encore. Alors qu’une grande mobilisation est prévue mardi 21 mai à 18h, petit récap’ sur ce qu’il s’est passé…
Première tentative d’« occupation pacifique »
Le lundi 13 mai, à 11h30, nous sommes une cinquantaine de personnes à investir le hall universitaire de PER21, à déplier les drapeaux palestiniens et tendre des banderoles (« Uni complice, notre silence tue », « Stop au génocide Solidarité avec la Palestine »), à déplacer des canap’ ou à nous asseoir par terre et chanter « Nous sommes tous des enfants de Gaza ». Rapidement, la joie nous gagne : ça marche, le groupe grandit, nous sommes désormais quelques centaines de personnes à occuper l’espace.
Nous nous inscrivons dans un mouvement plus large d’appel à cessez-le-feu à Gaza, et plus précisément de mobilisations et d’occupations d’universités dans le monde et en Suisse pour demander aux universités occidentales d’être transparentes sur les contrats qui les lient aux universités israéliennes, de cesser ces collaborations académiques, de condamner les actions de l’État israélien dans les territoires palestiniens.
L’idée au fond est la suivante : désormais, le silence « neutre » de toute institution n’est plus possible tant que l’armée israélienne massacre la population gazaouie. La destruction et le meurtre des populations civiles ne relèvent pas d’une prétendue légitime défense suite à l’attaque du 7 octobre, la vengeance est en réalité un génocide organisé et il faut mettre un maximum de pression sur tous les acteurs liés à Israël, le cessez-le-feu étant la seule issue pour un éventuel nouveau dialogue entre les peuples.
Moins explicitement, et peut-être à une échelle plus humaine, il s’agit aussi pour certain.es d’entre nous d’ouvrir un espace de parole, de réflexion, de sensibilisation, de partages sur la vie quotidienne dans les territoires occupés, sur l’histoire longue du conflit israélo-palestinien et sur le génocide (ou le mot que vous voudrez) en cours à Gaza. Écouter ce que des personnes venant de là-bas ont à nous dire, nous plonger un moment dans l’horreur de ces quotidiens amputés par la guerre, entendre les maisons détruites, les déplacements forcés, – une fois, deux fois trois fois – et les tirs des snipers. Non pas des chiffres. Non pas des statistiques. Mais des histoires personnelles, à visage humain.
Comment accueillir ces témoignages ? Que peut-on apporter à ceux-ci ? Que peut-on faire ici pour là-bas ? Ce sont des questions difficiles, mais qu’il est urgent de nous poser collectivement pour ne pas tomber dans la seule mixture non-identifiée qu’on nous propose : un vieux ragoût d’indifférence, d’apathie avariée, de culpabilité ravalée et de racisme inconscient. Le tout, cuit et recuit sur les plaques de l’impuissance.
Bien sûr, l’Université de Fribourg ne mettra pas fin à la guerre. Mais, lundi, elle peut décider, si ce n’est d’accueillir, du moins de tolérer en son sein cet espace d’échange, d’écoute, de partage qui manque insupportablement dans l’espace publico-médiatique aujourd’hui. Nous proposons d’ouvrir cet espace. Nous investissons ces lieux pacifiquement, sans dérangement majeur, pour ouvrir cet espace. Le rectorat, quant à lui, a décidé d’appeler les policiers, très vite présents sur les lieux, dans l’université. Il veut qu’on cesse. Que les portes de l’université se referment. L’uni ne serait pas politique. (La blague).
L’AG du soir dure. Des négociations sont en cours. Une bouffe-pop’ est proposée. Enfin, alors qu’on approche de 22h, les personnes chargées de parler avec le rectorat reviennent avec comme mot d’ordre de tout ranger, qu’on a quelques minutes devant nous, qu’elles nous expliqueront plus tard.
Face au refus du rectorat d’entrer en matière sur les revendications ; du fait, des pressions très fortes qu’il a mises sur les négociateurices ; à cause aussi de la difficulté rencontrée par les personnes qui étaient à l’origine de ce premier jour d’action au moment où il aurait fallu, dans le cadre d’une AG de plus de cent personnes, horizontaliser le mouvement et mettre en place des modes de décision et d’organisation plus démocratiques. Pour toutes ces raisons et peut-être parce que nous ne nous connaissons guère, parce qu’il y a forcément des dissensions sur la stratégie à adopter et des cultures politiques et militantes diverses, parce que pour de nombreuses personnes, il s’agit de leur première mobilisation, la centaine de personnes que nous sommes lundi soir finit par ramener le matériel et quitter les lieux – comme demandé par le rectorat.
Il n’y aura pas d’occupation.
Sur le moment, le constat d’échec est patent.
Ça gueule pas mal dans les couloirs de PER21. M., palestinien, nous dira, sur le vif : « avec tous ces désaccords, vous m’avez fait replonger à Gaza ».
Le mardi 14 mai, à 12h, le groupe à l’initiative du premier jour d’occupation s’étant mis en retrait, nous sommes une cinquantaine à débriefer sur ce qu’il s’est passé la veille. Désormais, à PER21, seuls quelques drapeaux palestiniens posés ici et là et un micro connecté à une sono indiquent nos couleurs – nous sommes assis.es par terre. Le mode d’organisation du debrief’ (petits groupes d’affinité discutant pendant 15m, puis un représentant par groupe synthétisant en plénum les points discutés) permet une meilleure répartition de la parole entre les différentes lignes stratégiques ou affinitaires et offre la parole à des personnes qu’on n’avait pas encore entendues. La mobilisation change de forme, paraît se relancer sur de nouvelles bases. Des groupes de travail (GT) sont constitués, avec l’idée de s’inspirer de ce qui a fonctionné à Berne ou à Lausanne. Un programme d’activités sera mis sur pied pour la suite de la semaine. Plus tard, une longue AG est organisée, de 17h30 à 20h30. Les GT reviennent sur leur travail de l’après-midi. On décide également qu’un max de personnes s’en iront à la mobilisation nationale lancée à Lausanne le lendemain – décision qui rétrospectivement n’apparaît peut-être pas comme optimale pour la mobilisation à Fribourg. Une bouffe-pop’ est à nouveau organisée le soir, à PER21.
Une première victoire au Conseil Estudiantin
Mercredi 15 mai, journée de commémoration de la Nakba, il ne se passera presque rien à PER21 – il y a celleux qui seront à Lausanne, et le soir le Conseil Estudiantin (CE, l’organe législative des étudiants) doit se réunir à 19h. La lutte aujourd’hui sera menée sur la scène institutionnelle. Au programme, notamment, une motion ayant pour but de mandater l’AGEF, l’association des étudiants, de défendre les revendications de la mobilisation. Si l’exécutif de l’AGEF, frileux et proche du rectorat, s’était déjà désolidarisé de la mobilisation, une fois cette motion votée, l’AGEF serait obligée de faire sienne ces revendications. Tard dans la soirée, après de longs débats et la surprise du ralliement de Fachschafts plutôt conservatrices comme celle de médecine ou celle de droit, c’est ce qu’il se passera : la motion sera acceptée. Forçant ainsi l’AGEF de se positionner sur ce qu’il se passe en Palestine (pas de soutenir la mobilisation étudiante). Une première victoire pour le mouvement.
Le degré zéro d’occupation
Mercredi, rien ne devait donc se passer à PER21. Mais c’était sans compter la communication du rectorat, informant que « les occupant·e·s du bâtiment PER21 ont jusqu’à 15h00 pour évacuer le bâtiment occupé et contribuer à la fin de cette action perturbatrice et non autorisée ». Une AG est alors organisée rapidement, une vingtaine de personnes discutent. C’est un peu lunaire : le rectorat se plaint d’une occupation qui n’a jamais eu véritablement lieu – ou du moins, s’est terminée lundi soir. L’AG décide tout de même de lancer un appel à la mobilisation, et le hall se remplit rapidement, pour 15h, d’une soixantaine de personnes, pour finir par se vider : de nombreuses personnes s’en vont vers Lausanne.
Jeudi 16 mai et vendredi 17 mai doivent être des journées tests. Sans que la chose n’ait été vraiment statuée, la mobilisation prend une forme plus molle : présence moins marquée dans le hall, petit-déjeuner proposé dans la matinée, pas de grande banderole ni de système-son mais quelques activités sont proposées. Nous ne sommes plus qu’une ou deux dizaines à être présent.es sur les lieux pendant l’après-midi. Certaines personnes affirment que la mobilisation recule, qu’il faut en re-passer par un rapport de force direct (une occupation), pour ramener le monde de lundi. Il apparaît à d’autres que cette forme de mobilisation plus flottante, rendant peu légitime une intervention des flics toujours très présents, peut être un moyen de structurer le mouvement et de mettre en place une autre forme de rapport de force. Sans doute y-a-t-il même certaines personnes qui se satisfont de la victoire de la veille, se disant que c’était là l’objectif central de la mobilisation. En début d’après-midi, des poèmes palestiniens sont lus. Enfin on commence à parler de ce qu’il se passe là-bas. Une conviction grandit : il y a certes nos revendications. Mais il y a aussi le désespoir, les trajectoires de vie brisées, le besoin de partager, de faire-comprendre, et la beauté de cette culture palestinienne qui est en train d’être détruite – où parler, où entendre et faire-entendre, où discuter, aujourd’hui, sinon à l’université ? Un atelier broderie est proposé vers 16h. Après l’AG de fin de journée, une bouffe-pop est à nouveau organisée pour une cinquantaine de personnes et la soirée se termine par 3 courts-métrages palestiniens – on sera une bonne vingtaine à quitter les lieux le soir.
Vendredi, le plan prévu est similaire : au programme, notamment, un atelier d’écriture, une prise de parole du collectif ayant occupé l’uni de Genève, un concert. Pourtant dès le matin, les flics nous intimident : cette fois-ci, nous ne pourrons pas nous installer. L’université aurait porté plainte pour violation de domicile. Leur présence est plus marquée que la veille. Nous décidons d’y aller quand même, avec l’idée que notre mode opératoire embête le rectorat, avec l’espoir qu’au fil des jours, les ateliers se multiplient, qu’ils touchent de nouvelles personnes, que les bouffes-pop’ du soir puissent finir par lier ensemble personnes mobilisées, autres étudiant.es sortant des biblios et personnes qui taffent et qui se sentent concernées par ce qu’il se passe à Gaza. Ça nous semble improbable qu’en pleine journée, le rectorat demande aux flics de tej’ des étudiant.es assis.es à discuter dans un hall de l’uni sous prétexte de violation de domicile.
Dans l’après-midi, nous sommes déjà un peu plus nombreux. Un atelier d’écriture commence. C’est à ce moment-là que les flics nous interpellent, accompagnés cette fois-ci d’un cravateux de l’université. En plein milieu d’un atelier d’écriture. Nous avons 15 minutes pour dégager, sans prise d’identité ni poursuite. La manifestation n’est pas autorisée. La violation de domicile n’a alors pas été mentionnée. La décision est évidente pour nous : nous plions bagage, une AG improvisée est lancée, et nous nous organisons pour la suite.
Dès mardi, la suite…
Lundi étant férié, il a été décidé qu’un grand rassemblement aurait lieu mardi 21 mai, à 18h, devant PER21. En cumulant les personnes mobilisées depuis le début, les plus de 70 signataires de la lettre de soutien qui n’a pas fini de circuler à l’uni (ici) et les quelques étudiant.es ou professeurs qui pourraient venir pour protester contre les actions scandaleuses du rectorat, on peut s’attendre à ce que plusieurs centaines de personnes se retrouvent devant PER21. La question qui se posera sera alors la suivante : pour quoi faire ? Le risque que cette question scinde à nouveau la mobilisation, s’il est moins faible que lundi passé, est tout de même réel.
Le rôle d’une revendications est étrange, ambigu. Si elle est censée servir d’objectif, de cap pour le mouvement, de canalisation des énergies et si elle fixe la scène où l’on va exercer un rapport de force, elle remplit également d’autres fonctions. Elle sert ainsi à donner une intelligibilité, une lisibilité vers l’extérieur (ah ils se mobilisent pour ça), elle permet d’écarter temporairement les divisions internes pour faire cause commune. Parfois elle est simplement prétexte – parce que la rage est tellement présente, l’évidence tellement flagrante qu’il faut juste se magner et voir dans un deuxième temps ce que l’on demandera, selon les forces en présence, selon les envies et désirs de chacun.e, selon les connaissances accumulées.
Aussi peut-être le boycott demandé à l’UNIFR n’est-il ni la revendication la plus urgente, ni la plus praticable pour l’instant. Cela s’est sans doute senti dans ces lignes : ouvrir un espace de parole, de discussion, de prise de conscience sur les événements en Palestine nous paraît fondamental. Le rectorat ne partage pas cet avis – pas pour l’instant – alors que dans d’autres lieux universitaires, des activités sont tolérées durant la journée. Revenir en force avec cette revendication semble une possibilité intéressante. Une autre revendication qui nous paraît plus praticable et plus importante, et qui faisait déjà partie des premières revendications portées par le mouvement, concerne le soutien et l’accueil d’étudiant.es palestinien.nes. A voir ce qui sera discuté mardi.
On retranscrit ici quelques-uns des textes-journal-de-bord qui s’écrivaient vendredi quand la police est intervenue :
C’est un peu comme si on habite ensemble
Une drôle de maison
Mais on n’a pas vraiment le droit à la décoration
Il faut faire attention
Nos colocataires sont un peu autoritaires
Et nous, on est peut-être trop gentils
On dessine sur des grandes bâches blanches
Chacun s’excuse d’avoir volé l’assiette de peinture
On lit des poèmes
Pas trop fort, parce qu’il ne faut pas déranger
On est peut-être trop gentils
Et eux nous regardent, sans rien dire
Nos colocataires sont un peu autoritaires
…
Ce mouvement de solidarité de masse est magnifique.
Nous voulions y participer malgré le manque de temps et les universités qui luttent activement contre cette occupation.
La lutte active de l’état contre ce mouvement pour la paix…
Les gens se solidariseront d’autant plus.
Etendons la lutte plus loin!
…
Fribourg, CEP_Unifr 17.05.24
Sol froid, mal aux fesses. On se pose le dos contre le mur. Contre le mur, c’est le cas de dire.
On se regarde, on rigole parfois, on s’assied en silence. Bruit du clavier frappé ordinateurs sur les genoux.
Parfois soudaines effervescences, rassemblements d’un nous si fraîchement bâtit mais qui tient ferme face à la présence de la force, la loi qui menace, les flics tenus droits en face d’un mur, montant un escalier, lisant une affiche. Evitant nos regards, un peu mal à l’aise, maladroits parfois, vestons bleus, jambes écartées.
On s’habitue assez vite finalement, leur présence se fait fantôme, ou presque, pas tout à fait, mais derrière le dos, présence quand même.
Envie de les provoquer, s’asseoir en face à face pour occuper le mur en réponse au leur.
Pas une banderole contre le mur, plainte déposée, mais on reste là, présence également, mince mais solidaire fatiguée mais engagée.
…
Chaque jour, se répéter la justesse de notre action.
Garder une distance avec ce qu’il se passe là-bas, où chaque jour des vies sont brisées, mises dans des camps, dans des tombes.
Une distance pour ne pas suffoquer d’impuissance, pour garder de la joie, de la bonne humeur, Une distance toutefois toute d’attention, concentrée vers cette terre, vers ces personnes que le monde ignore.
Chaque jour – depuis maintenant une semaine – se réveiller, penser à la là-bas, ressortir de ces pensées et agir. Chaque jour depuis lundi. Se répéter la justesse de notre action ici, les horreurs là-bas. Panser la distance. Icie les visages condescendants des étudiants qui traversent le hall. Ici l’incompréhension des plus ou moins proches amis non-habitués à ce type d’action. Ici l’ignorance, toujours mâtinée d’une forme de culpabilité, que l’on porte tous quelque part en nous. Là-bas les bombes, les destructions, l’exil.
Garder une distance.
Et dans cette distance, accepter ces petites divisions politiques et affectives qui ont mis court au premier élan de notre mobilisation lundi, accepter nos fragilités, notre impatience, nos intolérances. Accepter qu’on soit pris ailleurs que par là-bas, pour d’autres raisons, les études, le taf, la famille. Accepter qu’on y mette qu’une jambe, dans cette mobilisation, qu’une main, qu’un doigt. Accepter de perdre notre temps à parler, de perdre notre temps à écrire.
Ecrire pêle-mêle : les rires partagés en cuisine, les moments où l’on est dans le rush l’AG vient de se terminer bordel! ; l’énervement de voir les uniformes stoïques ; le regard abattu d’un ami palestinien ; l’excitation joyeuse, un peu plus tôt, lundi, où nous étions quelques centaines ; les regards reconnaissants du soir quand la bouffe est servie et qu’après avoir soulevé bon nombre de désaccords, les visages fermés s’ouvrent à nouveau autour d’un repas partagé; les trois docus et ces poèmes palestiniens où
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