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« Nous ne pouvons plus regarder la population palestinienne être massacrée sans rien dire »

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Un rassemblement mardi soir réunissant plusieurs centaines de personnes. Une conférence jeudi de Joseph Daher sur la solidarité internationale avec la Palestine, suivie d’une soirée où ont été projetés des courts-métrages palestiniens. Dans la nuit, le soutien à la mobilisation voté par l’organe législative qui représente les étudiant.es (le CE, Conseil Estudiantin). Deux nouvelles journées prévues les mardi et mercredi 28 et 29 mai. Et avec ça : la plainte pour violation de domicile enlevée par le rectorat et pas l’ombre d’un flic en tenue officielle observée de la semaine. Retour sur une deuxième semaine de mobilisation à l’UNIFR.


« Nous historien·nes, chercheurs et chercheuses en sciences sociales observons également comment nos disciplines sont mobilisées par l’État israélien pour fabriquer un récit qui légitime sa domination sur le territoire qui va du Jourdain à la mer. »

Cette deuxième semaine de mobilisation a été lancée par le rassemblement du 21 mai organisé par la CEP (Coordination Etudiante pour la Palestine) devant PER21 à 18h. La mobilisation revendiquait le boycott académique, pierre angulaire des demandes de la CEP, et dénonçait la répression du mouvement. Rappelons en effet que la semaine passée, le rectorat avait déposé une plainte pour violation de domicile, faisant en sorte que la police soit présente toute la semaine sur les lieux, jusqu’à lui demander de procéder à l’évacuation du hall de l’université vendredi. S’il pouvait y avoir chez certain.es d’entre nous des doutes quant à la poursuite du mouvement, celles-ci ont été vite levées : plus de 200 personnes se sont rassemblées (ou 70 personnes, selon les médias auxquels vous vous fiez, et selon que vous ayez vu ou non les images). La joie de cette fin de journée était virale : des drapeaux palestiniens étaient accrochés aux arbres, les voitures klaxonnaient en ralentissant quand elles arrivaient à hauteur du rassemblement, des craies avaient été ramenées et chacun y allait de son bon mot.

Ci-dessous un des temps forts de ce rassemblement : la prise de parole d’Alix Heiniger, professeure assistante au département d’histoire contemporaine.

Je suis ici en tant que professeure co-rédactrice et signataire de la lettre de soutien à l’occupation de l’université de Fribourg lancée la semaine dernière. Par cette lettre, nous voulions affirmer notre soutien à la démarche des étudiant·es. Depuis, le rectorat a déposé une plainte pénale pour violation de domicile… Je suis personnellement consternée par cette réaction, vouloir expulser des étudiant·es pacifistes ne me paraît pas constituer une démonstration d’ouverture et de dialogue. Cette plainte a finalement été retirée, c’est un soulagement.

Nous voulions aussi affirmer notre solidarité vis-à-vis de la population palestinienne que nous ne pouvons plus regarder être massacrée sans rien dire. Nous voulions également affirmer notre solidarité avec nos collègues en et les étudiant·es en Palestine.
Ces derniers mois, les douze universités de Gaza ont été bombardées, endommagées, voire complètement détruites. Plus d’une centaine de professeur·es ont été tué·es ainsi que des centaines d’étudiant·es. En janvier, l’ONU considérait déjà que 75% des infrastructures d’éducation de cette région avaient été endommagées. 548 écoles ont été détruites sous des bombardements qui ont fait des milliers de victimes parmi les élèves et les enseignant·es. Ce qu’il se passe actuellement en Palestine est désigné sous le terme de scolasticide, c’est la raison pour laquelle la campagne Boycott Désinvestissement et Sanctions a commencé en 2004 par le boycott des institutions académiques israéliennes.

Je rappelle et surtout je souligne qu’il n’a jamais été question de boycotter des individus, mais bien des institutions qui collaborent à la politique meurtrière, génocidaire et expansionniste de l’État d’Israël.

On peut penser que seuls nos collègues ingénieur·es sont concerné·es par les collaborations scientifiques dont les résultats de recherches alimentent la machine de guerre. Ce serait faire preuve d’une grande naïveté. Nous historien·nes, chercheurs et chercheuses en sciences sociales observons également comment nos disciplines sont mobilisées par l’État israélien pour fabriquer un récit qui légitime sa domination sur le territoire qui va du Jourdain à la mer. Même, voire surtout, nos collègues historien·nes de l’antiquité savent bien à quel point notre discipline est instrumentalisée dans la production d’une narration destinée à affirmer la nécessité historique de l’expansion de l’État d’Israël sur l’ensemble du territoire de l’ancienne Palestine, quitte à chasser la population palestinienne pour arriver à cette fin.

De même, l’instrumentalisation du terme d’antisémitisme par l’État d’Israël et ses soutiens vise à museler toute critique. Taxer d’antisémite chaque critique de la politique d’expansion israélienne revient à rendre impossible toute forme de contestation. Un État démocratique doit pouvoir entendre la critique, sinon les droits fondamentaux ne peuvent pas être défendus. Cette stratégie n’est pas nouvelle, elle est née il y a plus de 70 ans, mais elle gagne en ampleur dans le but de diviser les personnes qui voudraient défendre la liberté et les droits fondamentaux.

Si nous sommes ici aujourd’hui c’est pour demander le respect du droit international humanitaire, le respect de la vie de chacun et chacune, la fin des violences contre la population palestinienne, et son droit de pouvoir accéder à une éducation et vivre en paix.

Après la fin des prises de parole, et après avoir mangé ensemble, nous nous sommes retrouvés dans le hall de PER21 pour l’AG du soir, où nous étions toujours près d’une septantaine pour discuter stratégie et suite de mobilisation, dans l’idée de déboucher sur une décision qui fasse consensus. Il a été finalement décidé que nous n’occuperions pas l’université de nuit et que nous concentrerions nos forces sur certains jours, jouant sur une certaine forme de légalité du règlement, dans le but de visibiliser ce qu’il se passe en Palestine, de sensibiliser à la cause et à la culture palestinienne et de continuer à revendiquer le boycott académique.


« Une des seules choses positives par rapport à la catastrophe que l’on est en train de vivre, c’est ces mobilisations et une augmentation de la conscience autour de la question palestinienne »

Jeudi après-midi, Joseph Daher vient de Lausanne pour donner une conférence sur la solidarité internationale avec la Palestine. Il est historien, spécialiste de la région, il donne des cours à l’UNIL. Syrien d’origine, il est un universitaire engagé, ayant gravi les escaliers de la tour d’ivoire universitaire précisément pour se donner la possibilité d’en sortir pour intervenir et rendre aux peuples un peu de ce savoir qui s’amasse et s’accumule par la machine universitaire, silencieusement, en temps de paix comme en temps de guerre et de catastrophe. Lui semble avoir choisi l’uni pour lutter, et il s’adresse moins à des universitaires qu’à des militant.es – ce qui produit un effet étrange dans cette salle studieuse.

Sa conférence consiste à donner quelques explications de fond sur la situation en Palestine et d’axer sur l’importance de la mobilisation internationale et en particulier celle dans les universités. Mais il y a quelque chose de plus, Lui, militant expérimenté, sait que cette mobilisation à l’UNIFR pour la Palestine s’inscrit dans une longue histoire, qu’une partie de l’enjeu consiste à nous la faire assimiler, cette histoire, pour la faire en partie nôtre, et nous persuader de l’importance de mener cette lutte sur du plus long-terme.

Sa conférence s’articule en trois points. D’abord il revient sur la question coloniale et distingue deux modèles de colonisation. S’il y a le modèle traditionnel que l’on connaît bien (les colonies françaises en Afrique du Nord, espagnoles en Amérique du Sud, etc.), la colonisation israélienne prend une autre forme : celle de colonie de peuplement (avec comme exemple les Etats-Unis ou l’Australie). Or l’une des différences est la suivante : là où dans les modèles traditionnels, la logique coloniale repose sur l’exploitation des ressources et des travailleur.euses (c’est-à-dire que cette main d’oeuvre est considérée comme nécessaire, et en cela qu’elle « reconnue » à un certain degré, et que les colons ont intérêt à ce qu’ils et elles se reproduisent et survivent), dans les colonies de peuplement, le processus est davantage une logique d’accaparement, de dépossession et d’extermination. L’Etat israélien ne veut pas des travailleur.euses palestinien.nes – préférant, par exemple, des travailleur.es issu.es d’autres pays, comme de Thaïlande. C’est pour faire comprendre cette logique-là qu’il faut penser la Nakba, non pas uniquement comme l’événement historique de 1948 forçant à l’exil plus de 700’000 Palestinien.nes, mais comme un processus de dépossession toujours en cours.

Ensuite Daher développe la question anti-impérialiste. C’est selon lui un élément constitutif du projet sioniste que d’avoir toujours dû s’appuyer sur un soutien fort de la part des puissances impériales occidentales. La cause en est simple : Israël n’a pas le soutien d’une métropole d’origine. Si les premiers soutiens viennent d’abord des puissances européennes qui voient dans le projet sioniste la possibilité de construire un avant-poste pro-occidental dans le Moyen-Orient, la date de 1967 marque un tournant. Enlisés au Vietnam et devant revoir les formes par lesquelles ils maintiennent leur hégémonie, les Etats-Unis vont trouver avec l’Etat d’Israël un allié intéressant et précieux dans la région – une région géo-politiquement extrêmement importante du fait de ses ressources, une région aussi où différentes formes de nationalisme arabe se propagent, peu favorables à la politique américaine, menaçantes pour les Etats-Unis. Joseph Daher le rappelle : soutenir l’existence du complot juif est stupide. Le soutien américain à Israël s’explique tout bonnement par des intérêts géo-politiques très bien examinés et calculés.

Par rapport à la situation actuelle, Daher revient sur la situation complexe des Etats arabes. Si globalement, les régimes actuels s’intéressent peu au destin de la population palestinienne et s’ils s’alignent globalement sur la politique américaine (un bon exemple en est l’Egypte, sans la coopération de laquelle Israël ne pourrait pas organiser le blocus de Gaza), la difficulté pour eux est de ne pas trop mettre dans la rue leur population respective qui sont toutes farouchement pro-palestinienne. Joseph Daher revient sur ce lien intéressant : pour lui, la démocratisation dans ces pays arabes va de pair avec une plus grande solidarité entre les peuples arabes et la Palestine. S’il y a une chose redoutée par Israël (et par les Etats-Unis) dans la région c’est bien ces élans démocratiques, qui pourraient bouleverser l’équilibre géopolitique de la région.

Enfin, troisième point, Daher revient sur la question d’apartheid en Israël. Il rappelle que le sionisme s’est toujours nourri d’une pensée sociale et que les syndicats israéliens ont joué un rôle important dans la constitution de l’Etat israélien. C’est de cette famille politique-là, de cette « gauche »-là, que viennent les critiques, les mobilisations contre Benyamin Netenyahou, le premier ministre israélien d’extrême-droite qui utilise la guerre actuelle pour prolonger un peu plus son pouvoir. Pourtant il faut bien avoir en tête que les discours anti-coloniaux ne sont pas les bienvenus même dans ces mouvements-là et que le discours de cette « gauche » israélienne est simplement : « nous gérerons mieux les colonies que vous ».


Le constat général qui s’imposait jeudi, dans la journée et surtout le soir, était qu’en-dehors des personnes fortement impliquées dans la mobilisation (qui gèrent les réseaux sociaux, qui organisent des ateliers, qui cuisinent, qui déplacent du matos), il y avait peu de nouveaux visages – et pas suffisamment pour organiser un roulement dans les groupes de travail. Trois explications paraissent évidentes :

  • Une partie des personnes se mobilise dans les moments chauds et conflictuels (en l’occurence, la perspective d’une occupation « illégale ») et n’est pas intéressée par une programmation plus light et moins perturbatrice.
  • Le contexte de fin d’année rend difficile la mobilisation estudiantine (examens, stress de fin d’année, etc.).
  • Les informations (et notamment le programme d’activités) peinent à sortir du groupe des personnes déjà mobilisées – elle ne sont ni assez visibles sur les différents campus ni assez lisibles (précision des informations, changements non pris en compte, clarté).

Plus structurellement, deux points sensibles nous paraissent importants. Premièrement, la mobilisation marche dans deux directions quelque peu différentes, qui ne sont pas exclusives, mais dont l’articulation commune prend du temps, de l’énergie et produit un peu de cafouillage : s’agit-il de gagner un rapport de force avec le rectorat dans les négociations ? Ou s’agit-il d’avoir un espace de réflexion, de discussion, de conscientisation sur la question palestinienne ? Si le maintien de ces deux directions n’est de loin pas impossible, il nous semble important de bien avoir en tête ces deux logiques différentes. Notamment du fait qu’elles découpent deux « profils » de personnes mobilisées un peu différent, des formes de mobilisation différentes, mais surtout elles ne placent pas les noeuds stratégiques au même endroit (négociation VS programmation et propagation du programme).

Deuxièmement, la question se pose de savoir par quels moyens on élargit la mobilisation. Cette question est cruciale : s’il y a un moment où l’on peut rassembler autour de la cause palestinienne, c’est bien par les temps actuels. Quels activités sont susceptibles de faire venir du monde ? A quelle heure les organiser ? Comment visibiliser le génocide ? Et comment faire de notre mobilisation une petite machine imbriquée à la fois dans l’université mais aussi dans cette partie de la société peu visibilisée dans les médias, concernée par ce qu’il se passe en Palestine.

Le programme de demain, mardi 28 mai
voir série
  1. Free Free Palestine : Retour sur une semaine de mobilisation à l’UNIFR
  2. « Nous ne pouvons plus regarder la population palestinienne être massacrée sans rien dire »

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