Depuis samedi dernier, une petite soixantaine de militant.xes occupent le bois de Ballens. Au coeur d’une guerre judiciaire entre Holcim et Orlatti, le sort funeste de cette grande forêt semble scellé : reste juste à savoir lequel de ces deux Géants de la construction mettra son empreinte sale sur le lieu de sa destruction. Ou du moins il semblait connu : l’arrivée des militant.xes, fort.xes de l’expérience de Vufflens, parviendra-t-elle à rebattre les cartes et à sauver le bois de Ballens ?
Une nouvelle ligne de front s’ouvre dans le bois de Ballens. Des activistes écologistes, dont la plupart sont issu.es des Grondements des Terres, ont posé bagages (en l’occurrence tentes, cuisine, installations en hauteur et hamacs) à l’entrée de la forêt. Le vocabulaire belliqueux n’est pas usurpé : il illustre la véritable guerre (juridique) que se mènent les deux Ogres du béton, Holcim et Orllati. L’enjeu est grand : cette forêt et sa riche biodiversité cache une véritable mine d’or. Ou plus précisément une mine d’or moderne, un gisement immense de sable et de graviers, matières premières nécessaires à la formation du béton. Ce ne sont donc pas que quelques graviers qui traînent sous les pieds des militant.e.s. Les machines voraces d’Holcim et d’Orllati s’apprêtent à extraire plus de 18 millions de m3 de graviers1. Le bois de Ballens pourrait devenir la plus grande carrière du canton de Vaud : les bruits d’explosion et les hurlements mécaniques des machines remplaceraient bientôt le gazouillis des merles et le craquement des branches.
Par l’étendue des ressources sur lesquelles il repose, le bois de Ballens joue un rôle pivot dans la vision et la stratégie du canton de Vaud en matière d’exploitation des matériaux. La convergence des intérêts entre l’Etat et les deux Ogres du béton coule de source. Critiqué de toute part, notamment pour sa soif vertigineuse, ses émissions de gaz à effet de serre importantes, son incapacité à être recyclé, sa faible résistance au intempéries et aux fortes chaleurs amenées à se multiplier, le béton reste aujourd’hui encore la solution à presque toutes les constructions.
Les inquiétudes des architectes et autres expert.es du domaine pèsent peu face aux centaines de lobbyistes d’Holcim et d’autres, disséminées à tous les étages de la politique. Rappelons que :
– Un litre d’eau sur dix utilisé dans l’industrie mondiale sert à faire du béton.
– Le ciment (liant nécessaire à l’élaboration du béton) est responsable de 7% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde2
– Seul 20% du béton est utilisé pour les habitats : sinon, il est massivement utilisé pour les routes et ce genre d’infrastructures3.
– Moins de 10% du béton est recyclable, et le processus de recyclage nécessite une forte consommation d’énergie (surtout liée au rajout primordial de nouveau ciment), responsable du bilan carbone catastrophique du béton4.
– Holcim (en prenant en compte sa fusion avec Lafarge), entreprise suisse, a été mis en examen pour complicité de crime contre l’humanité, financement d’une entreprise terroriste, mises en danger délibérées de la vie d’autrui (en l’occurrence ses employé.es), ainsi que violations des droits humains dans 34 pays différents5.
L’exemple de Vufflens
Il existe un million de raisons de s’opposer au béton. Peut-être le double de s’opposer à Holcim. D’ailleurs, les luttes locales contre « l’or gris » fleurissent ici et là. En Suisse, la ZAD de la Colline et l’occupation de la forêt du Moulin d’Amour avaient déjà entamé le travail : répandre un imaginaire de la construction où ces grand bétonneurs n’occuperaient pas le premier rôle. À Vufflens-la-Ville (Moulin d’Amour), les militant.e.s des Grondements des Terres avaient pu sauver la forêt du funeste sort qu’Orlatti lui réservait. Cette action, dans les liens étroits qu’elle entretient avec celle menée actuellement à Ballens, mérite qu’on s’y attarde un instant.
Alors que la commune désirait céder une forêt aux crocs insatiables d’Orllati, des activistes ont occupé les lieux pendant un mois. La démarche se voulait différente de celle de la ZAD : il s’agissait de proposer une « contre-expertise » à durée limitée, de permettre aux habitant.e.s de reprendre en main la décision quant à l’avenir de leur voisine forêt, en somme d’ouvrir une brèche démocratique dans un débat public bétonné. Car souvent ce qui frappe le plus dans toutes ces situations c’est l’absence de communication et de concertation des habitant.es locaux, pourtant premier.ères concerné.es. La démonstration a ici été frappante. Après plusieurs semaines d’occupation et l’organisation de multiples événements faisant intervenir des expert.e.s du sujet, des habitant.es de Vufflens-la-Ville, scandalisé.es et inquiet.es des effets néfastes (destruction de la forêt, massacre du vivant, bruits, consommations d’eau importantes) d’une éventuelle carrière dans leur village, se sont organisé.es pour faire annuler la décision de la commune. Quelques semaines plus tard, la victoire est actée : le projet de carrière est annulé, la forêt est sauvée.
Cette belle histoire qui pose en son centre la communication, le dialogue et le réel, fait écho à la convention citoyenne pour le climat créée par Macron, et à tant d’autres expériences semblables. Cette sorte d’assemblée citoyenne nationale a vu de nombreuses personnes tirées au sort et de prime abord peu sensibles à la cause écologique, voire climatosceptiques, radicalement changer d’avis face aux discours scientifiques d’expert.es. La suite (et fin) de l’histoire est connue, et son dénouement aux antipodes de l’expérience à Vufflens-la-Ville : après avoir accouché de 149 mesures, cette convention citoyenne sera finalement ignorée par Macron et son gouvernement. En libérant la politique de sa dimension électoraliste, en relocalisant le pouvoir et les décisions, en permettant à des personnes d’avoir un pouvoir d’agir sur le réel et en renouant avec l’humain, les désaccords, les débats et les conflictualités politiques, ces expériences tracent un sillon d’espoir dans les champs bien mornes de la politique de gauche traditionnelle.
Bis repetita à Ballens ?
C’est sur le modèle de l’occupation de Vufflens que celle du bois de Ballens souhaite se calquer. En ouvrant la brèche du dialogue, elle vise à toucher et sensibiliser directement les personnes concernées. Le contexte semble toutefois moins favorable aux activistes : le terrain a déjà été cédé (soit par vente, soit par le biais de permis d’exploitation) à Holcim et Orllati, et une plainte pour violation de domicile a été déposée. La commune de Ballens a accepté que les activistes organisent des évènements ce week-end dans le village, à condition qu’iels lèvent le camp mardi soir.
En outre, cette future carrière est cruciale à la fois pour le canton de Vaud et les deux Ogres du béton. En effet, les 18,5 millions de mètres cubes de sable qui gisent sous la forêt de Ballens représentent un quart des réserves cantonales. En additionnant le buisness du béton et celui de l’enfouissement des déchets de chantier, l’enquête parue dans HeidiNews « Les Vaudois et leur bac à sable magique », parle du bois de Ballens comme de « la forêt qui valait un milliard »6. Ce chiffre vertigineux permet de mieux cerner pourquoi une véritable guerre s’y déroule. Il pousse aussi à concevoir que les pressions politiques et policières pourraient rapidement aller en s’accentuant. Sous cet angle, le bilan ne pousse pas à l’optimisme. Pourtant, l’essentiel est ailleurs.
En effet, à ce stade il faut s’attarder sur la dimension la plus révolutionnaire et subversive de ces occupations. Plutôt que d’aller sur le terrain de l’Etat et de jouer avec ses armes (la police, la justice, la politique), elles permettent de pirater le logiciel de la politique, de court-circuiter la captation de nos existences et de notre vivre-ensemble par des grandes entreprises véreuses. Réduite dans nos démocraties libérales à une affaire d’élections et de votations, la politique revêt soudainement sa forme originelle : une affaire d’êtres humains qui discutent, débattent, se confrontent sur leurs volontés, leurs peurs, leurs désirs, leurs besoins, et qui prennent collectivement, en connaissance de cause, des décisions.
Dimanche soir, au lendemain de l’arrivée des militant.e.s, les activistes ont organisé une AG au cœur du village. Malgré le timing resserré, une petite dizaine d’habitant.es locaux était présente. Après des premières prises de paroles légèrement tendues, certaines digues semblent avoir sauté. Les activistes, dépeints de manière caricaturale dans les médias et suscitant beaucoup de craintes parmi la population locale (certains habitants auraient conseillé aux femmes de ne plus se balader seules dans la forêt), s’avèrent être des humains épris de craintes et de désirs. Le voyou imaginaire laisse la place au militant soucieux des autres et du monde. Rien de tel donc pour faire quelque peu tomber la peur du nombre et des capuches que le pas vers l’autre, le dialogue et le rire. Rendez-vous est fixé au lendemain matin pour un café.
Des personnes que presque tout oppose se rencontrent, tissent des liens. Le voilà, l’espoir qui rugit au loin. Il est à faire émerger dans le corps de tous.tes ces habitant.es qui se rendent peu à peu compte de l’esprit mortifère de nos sociétés, de ses logiques de prédation qui relèguent au second plan leurs envies, leurs désirs, leurs besoins. Avec ces occupations temporaires, les Grondements des Terres ouvrent une fenêtre sur un horizon ensoleillé. Et c’est riche de certaines rencontres, riche de joies en tout genre et d’espoirs, que ce premier week-end d’occupation du bois de Ballens s’est conclu.
Less Béton !
Plus largement, les activistes montrent qu’il est possible et même nécessaire de mettre sur la table le sujet du règne du béton. Que celui-ci ne concerne pas que les villageois.es qui verront leur forêt dévorée et une procession de camions (et le train certes !) emmener le précieux minéral. Qu’il s’agit bien d’une question systémique qui interpelle notre manière d’être vivant.e.s, d’habiter et de bâtir, de penser notre rapport à ce qui nous entoure et qui questionne aussi le fonctionnement de nos démocraties, le poids des complicités. La thématique du béton est centrale dans nos sociétés actuelles : elle lie ensemble les questions du logement, du déplacement, des transports publics, de l’eau, de la biodiversité, de l’écologie et des multinationales responsables. Or, omniprésent, ce symbole de la modernité ne nous propose rien de plus qu’un monde gris et froid. À l’inverse, les militant.e.s lui opposent leurs palettes, leur peinture, leur joie crue d’être ensemble, noué.e.s aux boyaux par la détermination de ne pas laisser la destruction se faire. Et cela représente indéniablement déjà une forme de victoire.
Mais pour qu’une chance de réussite concrète puisse advenir, pour espérer ne pas laisser débuter le grignotage de la forêt, la présence d’un maximum de personnes sur place est cruciale. En effet, le nombre rend la triste tâche dévouée à la police d’évacuer les lieux plus compliquée. Y a-t-il plus irrésistible comme programme pour ces prochains jours que celui de mettre des bâtons dans les roues de la police dans l’idée de préserver une forêt ? Sans doute que non. Soyons donc un maximum à rejoindre le bois de Ballens ! Et surtout, à l’avenir, prêtons attention à toutes ces poches de vie convoitées par ces entreprises véreuses. Car pour elles, ces terres ne représentent que des parcelles à racheter, du profit et des jeux de pouvoir. A l’heure où le canton de Fribourg a sorti son « Plan sectoriel pour l’exploitation des matériaux », avec en ligne de mire la destruction de tant d’habitats naturels, la question du béton ne peut pas s’arrêter aux frontières vaudoises.
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