Du 21 septembre, 4h30 du matin, au 23 septembre, 8h30 du matin, la place du Palais Fédéral se trouvaient sous les pieds de plusieurs centaines d’activistes, rattaché·es à La Grève du Climat, Extinction Rebellion, Collective Climate Justice, Collectif Break Free et Greenpeace, et, temporairement, à la manifestation Stop Isolation protestant contre les centres de retour. La semaine s’est terminée avec une manifestation dans le cadre d’un mouvement de grève international pour le climat vendredi 25 septembre. Nous vous proposons ici un récit de l’action jour par jour, raconté par différentes personnes y ayant participé à différents moments.
*Tous les prénoms cités sont des noms d’emprunt.
Lundi matin – Noémie*
Lundi matin, on s’est réveillé·es très tôt. La pression commençait à monter, une grande part d’inconnu recouvrait encore le déroulement de l’action, beaucoup ne connaissaient pas même la destination – même si certain·es l’avaient devinée. On se demandait si la police allait nous attendre sur le lieu prévu, ou même avant… Puis c’était le moment du départ. On a marché très vite jusqu’à la place fédérale (PF) et on a commencé à bloquer. Dans un même temps, les autres groupes sont arrivés, les bottes de foin ont été amenées, les infrastructures montées, la prise du camp et le montage avaient commencé. Chacune et chacun et avait un rôle : nous bloquions la petite rue en face du Palais fédéral, d’autres personnes bloquaient les deux côtés du passage qui se situe à l’arrière de la PF, et d’autres encore, tout l’avant de la PF, le long de la Bundesgasse, un groupe montait les tentes, la scène, les toilettes, la cuisine, etc. C’était un moment de découverte.
J’ai bien vécu ce moment. Au moment du briefing, avant l’action, on ne sait toujours pas ce qui va se passer précisément. C’est difficile alors d’être dans l’inconnu et de devoir faire entièrement confiance à celleux qui sont impliqué·es dans l’organisation de l’action. Cependant, à partir du moment où on est arrivé·es à l’endroit où on dormait, cela m’a paru super bien organisé, j’étais donc rassurée.
Un des moments forts a été pour moi l’arrivée dans l’endroit où on dormait la nuit de dimanche à lundi. J’ai trouvé incroyable de dormir aussi nombreux·ses dans un bâtiment aussi imposant. Et savoir qu’il y avait des gens qui nous soutenaient, qui avaient été d’accord de nous prêter cet endroit en toute connaissance de cause, m’a beaucoup émue. Un autre moment fort a été le départ lundi matin, quand nous étions toustes en colonne, en train d’attendre l’ouverture des portes, avec cette dernière pression avant l’action. Tout à coup : ça s’ouvre. C’est lancé, et tu cours. Pour notre GA (groupe d’affinité, groupe de personnes qui se coordonnent ensemble durant l’action), c’était particulier car nous étions un petit groupe se rendant séparément des autres sur le lieu de l’action. Nous étions huit à marcher tou·tes seul·es, et soudain, on aperçoit une voiture de police et intérieurement, on pense : est-ce que cette voiture va nous barrer la route ? Un doute s’installe. Mais, quasiment en même temps, un énorme groupe arrive à la hauteur de la voiture de police et se dirige vers la place. Il y avait donc un autre groupe ailleurs ! Cette image de ce groupe qui n’était pas nous, mais qui avançait de manière aussi déterminée que nous, ce sera le moment qui me restera le plus en tête.
De façon générale, une chose que j’ai beaucoup aimé dans cette action est que le blocage était destiné à mettre la pression sur la politique, qu’il avait pour cible le gouvernement et les parlementaires. C’était pour moi la première action que je faisais qui ne s’attaquait pas au secteur privé ou autre, mais qui s’adressait en premier lieu aux politiques. Une autre spécificité était le camp, le fait que le blocage devienne un espace de vie. L’action n’appelle dès lors pas seulement à des revendications mais apporte aussi un bout de la solution en montrant qu’une vie assez simple, hyper démocratique, créative (dessins, concerts, mise en place d’une balançoire, etc), avec d’autres façons de subvenir à ses besoins (cuisine commune, prix libre), est possible.
Lundi journée – Arthur*
On est arrivé·es sur la PF, on a commencé à s’attacher, notre groupe bloquait une petite ruelle. Mais nous avons fini par remarquer que ça ne servait pas à grand-chose étant donné qu’il y avait juste deux ou trois fourgons de police autour. Les contacts police nous ont averti·es qu’on pouvait rester là sans risque de se faire déloger dans les prochaines heures. Après s’être détaché·es, on a essayé d’aider où on pouvait, au montage des différentes infrastructures (grosses tentes, cuisine, toilettes sèches). Le reste de la journée a consisté en l’organisation du fonctionnement des GA, à travers les assemblées de délégué·es (chaque GA avait un·e délégué·e qui faisait le lien avec les autres GA en se rendant aux assemblées, le rôle de délégué·e passait d’une personne à l’autre). En bref, c’était la mise en place du camp et de la vie sur le camp.
Une image que je vais garder de cette journée, c’est, simplement, cette place occupée, avec les couleurs de XR (Extinction Rebellion), de la Grève du Climat et de tous les autres groupes, et les revendications attachées en grand autour des tentes. Je vais aussi me souvenir de ces gens au petit matin, l’air un peu étonné, qui allaient au boulot comme chaque lundi, sauf que ce lundi n’était pas comme les autres.
Mardi matin – Louise*
Ça a commencé tôt. La veille, au soir, avec Marinette*, on s’était couchées vers 1 heure du matin, après une longue assemblée à propos de la venue du marché sur la place et d’une probable évacuation le lendemain. La ville nous avait fixé un ultimatum à 12 heures. On avait trois options : rester, négocier avec la police ou changer d’endroit (et suivre ainsi la proposition de la ville). On a décidé de rester. A 3h55, une douce musique de violoncelle a résonné sur toute la place, c’était le réveil. Alors que nous avions prévu que les marchand·es viendraient vers 5 heures, les premiers fourgons s’alignaient déjà le long de la Bundesgasse à 4h20. Il fallait donc débarrasser l’endroit au plus vite. On a démonté les tentes, on était très fatiguées. Il ne restait sur la PF plus que les quatre grandes structures, la cuisine et les toilettes. Faire ensuite entrer les stands sur la place n’a pas été des plus faciles, il fallait enlever et déplacer les dispositifs de blocage, aider les marchand·es à se placer autour des structures qui restaient, alors que la police leur avait communiqué qu’il n’y aurait plus que deux petites tentes… Après une heure de démontage, nous avons cherché un endroit pour se reposer un moment. Avec Marinette, on s’est installées sur le parvis de la BNS (Banque Nationale Suisse) et on s’est assoupies la tête contre la molasse de la vénérable banque. Et puis on est venu nous dire de partir, car nous risquions une amende pour violation de propriété.
Le soleil s’est levé pendant que le marché s’installait, assez silencieux, on entendait juste le bruit des caisses, des transpalettes et des premiers clients. Nous avons déjeuné, sommes allées aider en cuisine, et assister aux premières réunions du matin. Vers 13 heures, le marché s’est rangé, les véhicules sont partis et on s’est préparé·es à bloquer, l’ultimatum posé par la ville ayant été dépassé. J’étais alors en train de m’imaginer que la petite ruelle qu’on bloquait était la brèche du dispositif, que c’était le soupirail du Gouffre de Helm, et que c’est par-là que la police allait poser la bombe et faire sauter les… Bref je m’étais raconté toute une histoire. Mais la police n’avait pas l’air d’arriver, c’était calme.
Mardi après-midi – Louise* (suite)
Dans le milieu de l’après-midi, la maman d’Albert reçoit un message d’ami·es venu·es à Berne pour la manifestation Stop Isolation. Cette autre manifestation à laquelle ils participaient était apparemment en train de subir une forte répression policière. On a tout de suite sauté sur nos pieds pour aller voir ce qu’il se passait, en éclaireur·euses. On a d’abord rencontré une ambulance, un brancard qui se faisait charger, et deux voitures de flics qui allaient très vite. La manifestation se trouvait sur la Waisenhausplatz. Il y avait une seule rangée de flics, certains avec le pouce sur la bombonne de gaz lacrymo. Il y avait des enfants qui pleuraient et des mamans qui s’éloignaient. Peu après notre arrivée, la manifestation se remet en marche. Vers la Turnhalle, elle bifurque en direction de la gare. Entre quatre et six fourgons et une vingtaine de policier·ères bloquaient la rue. Depuis les petits pontons sur la gare, des gens ont commencé à observer et à filmer. Les flics se sont rapidement placé·es, et iels se sont mis à gazer et à tirer avec leurs flashballs. Ce à quoi on ne s’attendait pas du tout, puisqu’aucun signal n’avait été donné auparavant. Très vite, on se retourne, on se disperse, et on commence à se replier en direction de la Schützenmatte. Entre-temps, le gros camion bleu a le temps de se placer un peu en avant de la police. Comme c’est la première fois que je suis en présence de ce camion, je ne l’identifie pas, je vois juste ses deux énormes canons amovibles qui bougent. Tout à coup, quelqu’un crie : Wasser ! A nouveau un mouvement de foule. Tout le monde se met à courir, on se fait gicler dans le dos. Quelques voitures qui n’ont pas été détournées sont encore sur le carrefour, il y a une grande confusion. On arrive sur la Schützenmatte. Des enfants en pleurs. Très vite, les personnes qui ont été attaquées se sont fait prendre en charge. Sur la place, des observateur·rices légaux·ales, et des samaritain·es sont présent·es.
Et on repart ! Tout le monde était tellement déter… Soudain des personnes se sont mises à frapper des rythmes africains sur une poubelle en métal, un de ces conteneurs ronds avec un couvercle à deux pans. Ça résonnait du tonnerre, un bruit monumental. Ils ont joué à deux, puis à trois, et se répondaient entre eux. Tout le monde s’est alors mis à danser, un immense mouvement de danse. Au même moment, on aperçoit en face, derrière le cordon de police, des activistes qui était arrivé·es depuis la PF. Elleux aussi commencent à taper dans leurs mains en faisant des grands gestes. Un contact se fait entre elleux et nous. On clamait des slogans, on repartait. La police a recommencé à tirer, à jeter de l’eau, à gazer, le tout dans un rythme de plus en plus soutenu. Albert était juste devant moi, il s’est tout pris en pleine figure. Difficile de dire de quelle manière tirait la police. Plein de balles sortent en même temps de leurs canons, formant un immense jet, une sorte d’explosion à chaque fois. Avec Jean, on a cherché Albert. Il avait des impacts sur les bras et une énorme bosse en formation sur le front. Encouragé par Jean et Philippe, il s’est rendu à l’hôpital pour faire un constat. Le rythme des tirs s’accélérait, c’était angoissant, on devenait désordonné·es, les slogans s’étaient arrêtés. On ne savait plus si on allait réussir à avancer. Après un moment, j’ai dit à Jean que je retournais sur la PF parce que je n’en pouvais plus.
Quand nous sommes arrivé·es sur la PF, l’ambiance était toujours aussi paisible et ensoleillée que tout à l’heure. Après un certain temps, un immense cortège, un grand cortège de vainqueur·euses, rassemblant les manifestants de Stop Isolation et les activistes du climat qui les avaient rejoints, est arrivé en chantant sur la PF baignée dans la lumière du soleil couchant. L’arrivée de personnes toujours plus nombreuses de l’autre côté du cordon des forces de l’ordre avait permis de repousser la police. Tout le monde était ultra heureux, c’était un moment euphorisant. Ensuite, la soirée a suivi son cours, avec des discussions, des rencontres, des retrouvailles, un excellent repas, et comme elles rythmaient la vie du camp, une assemblée de délégué·es à laquelle j’ai assisté.
Le soir, je suis rentrée chez moi, je ressentais une fatigue intense. Je suis passée par beaucoup d’émotions différentes en une journée : de l’émerveillement du matin devant l’installation des stands du marché à l’abasourdissement à la nouvelle de la répression d’une autre manifestation. Une indignation et une rage intense ensuite, durant la manifestation Stop Isolation face aux réponses de la police. Face à cette violence qui semble aller tellement de soi, se jouant dans l’indifférence totale sur un air d’habitude. Violence qui n’est rien d’autre qu’un racisme institutionnel, ressorti de manière flagrante ce jour-là, avec l’inégalité de traitement de deux mouvements protestataires qui avaient lieu à quelques centaines de mètres l’un de l’autre : une police dans le dialogue avec les militants pour le climat (blancs dans leur très grande majorité), et qui n’annonce pas ses tirs face à des personnes racisées. Mais il n’y a pas eu que de la rage durant la manifestation. J’ai aussi été très impressionnée par la force des manifestant·es de Stop Isolation qui, après chaque offensive de la police, repartaient. Il y avait là des personnes qui n’avaient rien à perdre, qui connaissent le refus et le rejet au quotidien. Réfugié·es, migrant·es, sans papier, NEM (non entrée en matière), elles se trouvaient dans des situations différentes mais partageaient un même besoin urgent de faire reconnaitre leur existence et leur légitimité à être et à vivre dans le pays, et de le faire entendre lors d’une manifestation pacifiste, familiale et empouvoirante. En participant à cette manifestation, j’ai su que ma lutte se situait aussi là, avec ces personnes qui potentiellement vivent des violences policières tous les jours, et au côté des antifa et des anti-autoritaires.
Enfin, après l’euphorie de l’arrivée du cortège sur la place, il y a eu la colère de l’assemblée des délégué·es du soir. J’y ai ressenti une forme de racisme ambiant, chez les activistes du climat cette fois. Il y avait beaucoup de stéréotypes, et de propos inconséquents. De nombreuses personnes ont exprimé leur crainte de la présence d’alcool et de drogues chez les manifestants de Stop Isolation. Une intervention en particulier m’a mise hors de moi : une personne a pris la parole pour dire qu’elle était là pour le climat et pas pour des « problématiques sociales » – intervention qui a été désapprouvée par la plupart des personnes présentes. Lors de cette assemblée j’ai perçu les limites de la convergence des luttes qu’on venait de fêter vingt minutes auparavant. On accueillait le cortège de Stop Isolation sur la place, mais à condition qu’iels respecte le consensus d’action que nous avions établi pour la place (pas de drogues ni d’alcool durant l’action). Il y avait aussi un conflit de classe : certain·es activistes pour le climat ne comprenaient pas pourquoi les personnes de Stop Isolation ne pourraient pas nous aider à bloquer la place, iels ne semblaient pas se rendre compte qu’iels bénéficiaient d’un statut privilégié vis-à-vis de la justice, et que d’autres personnes, n’ayant pas le même statut, n’avaient ni les mêmes droits, ni les mêmes opportunités.