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Et si on était en train de gagner ?

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Dans le jardin vivant de nos luttes, les rages, les peurs, les impuissances finissent par fleurir. Aux salives de l’hiver se succèdent désormais de nouveaux parfums sucrés. Aux herbes rances se substituent de nouvelles fleurs : celles de nos espoirs, de nos amours, de nos joies. Le capitalisme aura beau les arracher, les unes après les autres. Il n’empêchera pas le printemps d’advenir.

14 juin. Nouvelle manifestation ; nouvelle manifestation de nos désirs. Ils jaillissent de partout, débordent de chacun des barreaux de nos corps. Ils coulent sur nos joues, creusent nos sourires, parfument nos slogans.

Le béton tremble sous nos pas. Son passé bâtard le hante : son futur immatériel le pétrifie. Le ciel, moite, n’est qu’un plafond de verre de plus. Sous le béton, les racines du nouveau monde. Sur les planches azur du ciel, nos danses. Et lorsque la nuit coulera sur nos visages ivres, de nouvelles lunes aux couleurs inconnues absorberont l’obscurité.

Notre tâche est immense. Sortir de cette caverne préhistorique, sortir du capitalisme. Enfin entrer dans l’Histoire.

Et si nous étions en train de gagner ?

Que la pénombre de ce monde ne nous étouffe pas dans ses draps de désespoir. Que l’orage qui tonne ne nous fasse oublier ni le ciel étoilé qu’il couve, ni les lendemains qui chantent. En quelques années, nos luttes se sont enracinées, nos mouvements ont éclos, nos discours ont essaimé. En quelques années, nous avons renoué avec cette grande histoire : celle des barricades qui se dressent, celle des corps et des cœurs qui se soulèvent, celle des mains qui se serrent, des épaules qui se touchent, des corps qui s’unissent, celle des masses qui déferlent sous le regard du soleil, et celles des petites graines qui s’agitent sous le sourire complice de la lune.

Notre vocabulaire arrose de nombreux champs de la société. L’atmosphère de nos bulles militantes se déverse dans l’air. Nos désirs déchirent les estomacs, nos joies braquent des existences, nos espoirs repoussent l’horizon.

Bien sûr, nous perdrons les fédérales 20231, et les kermesses politiques qui suivront. Et alors ? Les élections hors-situation, les votations nationales sont les armes de l’ennemi : elles trient socialement, exacerbent la bave bourgeoise, dévoient la démocratie. Ces élections ne sont qu’un signal des réalités politiques qui traversent notre pays. Un signal faible, parmi tant d’autres.

Nous étions 300’000 à unir nos corps derrière les revendications intersectionnelles et anticapitalistes de la Grève féministe. Nous étions 35’000 à la pride de Genève, peut-être autant à Zurich. Nous étions plusieurs milliers aux Dissidentes, et à de nombreux évènements écologistes.

Notre venin, celui de nos désirs et de nos rages, sillonne les plaies de ce monde. Il s’infiltre, dans les fissures glacées du béton, dans les cicatrices brûlantes des corps. Il s’écoule, dans le gris ambiant. Il se répand.

Notre venin est un poison mortel : de ceux qui provoquent des séquelles irréversibles, de ceux qui ne rendent aucune vie antérieure possible. Il contamine les esprits, il pirate les réflexions, il infecte les affects. Il tord les existences, il dévie les trajectoires, il courbe le temps.

Il suffit d’y goûter, du bout des lèvres. Et c’est le corps tout entier qui plonge.

Voilà ce que nous sommes, voilà ce que nous portons. Un virus, un virus qui ne cesse de contaminer les corps-machines que produit cette société. Un virus aux désirs contagieux, un virus aux vaccins répressifs vains. 

Les voilà, nos signaux forts.

Bien sûr, le fracas et le feu de ce monde nous brûlent. Ses brutalités ne glissent pas sur nos corps. Elles ne s’évaporent pas, elles s’incorporent, elles font corps avec nous.

Le procès de Mike nous sort par tous les pores. Nos cœurs sont entrés en éruption. Ne parlez plus de larmes : ce sont des coulées de lave qui fendent nos joues. Parfois, les nuages de cendre s’amassent dans nos cerveaux, brouillent nos esprits. Cette rage, ce magma qui bouillonne en nous, c’est notre force. Elle est indomptable, ingouvernable.

La répression de l’Etat trace une frontière entre lui et nous, frontière dans laquelle s’élèveront nos barricades. Elles n’auront que deux côtés.

Ils auront beau avoir la justice, la police et les parlements. Nous aurons le nombre. Ils ont peur de voir leurs privilèges fondre ? Nous brûlons d’espoirs et de joies.

Et si nous étions en train de gagner ?

La question de la temporalité, encore et toujours. Aujourd’hui, face aux dents de la justice et de la police, face aux crachats de la politique, nos corps sont violentés, brutalisés, nos cœurs brûlés. Et demain, ces éclats de vie qui s’envolent, ces pétales dorés qu’ils arrachent de nos jardins, formeront les premiers vestiges du monde d’hier.

Nous avons ouvert une porte. Les nouvelles générations sont prêtes à la faire voler en éclat. L’Etat pourra mettre des bâtons dans leurs roues. Elles trouveront de nouvelles manières d’avancer.

Et si nous étions en train de gagner ?

Les luttes, ce sont des fleuves qui traversent déserts et forêts vierges. Le printemps fait fondre nos cœurs, nos désirs coulent et se jettent dans ce long corps chaud. Les méandres qu’il trace dessinent les premières esquisses du monde de demain.

Ces fleuves sont remplis de rires et de sanglots, de joies et de colères. Nous nous baignons dedans.

Parfois, le flot s’emporte, et nous emporte avec lui. Des éclaboussures de rage coulent sur la peau grise de ce monde. Mais que sont ces larmes de violence, face à la brutalité de ces rives qui maintiennent nos puissances affectives dans ce lit si restreint ?

Une fois enfoui.e dans le duvet chaud de ce fleuve, l’embouchure est difficile à prévoir. Le rêve est intact : qu’il s’assemble à d’autres, qu’ils fassent océan, que cet océan inonde le ciel. Mais ce n’est qu’un rêve.

Une certitude demeure : plonger dans ces eaux, c’est renouer avec son corps, c’est devenir, le temps de quelques apnées ou de longues nages, vivant.e. Et peut-être que tout, ou presque, est là.


Bien sûr, cette époque est lourde. Ce texte, sans doute pétri de naïvetés et d’une certaine dose de mauvaise foi, n’a nulle vocation à nuancer ou nier tout ce qu’on se prend en pleine gueule. Mais à dire, et à redire que nos luttes ne se résument pas au fait que le capitalisme, le patriarcat et le racisme (pour ne citer qu’eux) n’ont pas encore été renversés.

Bien sûr, nous aussi, on est un peu niqué.e pour la vie. Parce que ces mauvaises herbes qu’on essaie d’arracher prennent racines dans nos ventres.

J’ai grandi dans le zoo, j’suis niqué pour la vie
Même si j’meurs sur une plage, j’suis niqué pour la vie
Parce que ceux que j’aime ont la haine, j’suis niqué pour la vie
Parce que j’cours après ce biff, j’suis niqué pour la vie

PNL

Mais que ce texte, pour une fois, ne se conclue ni sur une belle envolée lyrique, ni sur la dernière note de notre éternel requiem. Que ce texte, pour une fois, se conclue sur vous tousxes, ami.xes de luttes, qui posez toutes ces étoiles sous mon ciel. Que ses derniers mots vous soient adressés, qu’ils vous appartiennent. Qu’ils soient les témoins figés de ces pétales de lumière que vous déposez, à chacune de nos rencontres, sur mon existence.

Que cette conclusion s’attarde sur nos joies, sur nos rires, sur nos victoires, qu’elle relève ces éclats de vie qu’on a su arracher au temps et à nos conditions, qu’elle soulève nos refus, nos indignations, nos rêves, qu’elle fige ces sourires dans nos cœurs.

Que, face à toutes les obscurités qui s’avancent, face à l’ombre grandissante et les incertitudes qu’elle porte, je puisse réfugier mes pensées dans cette antichambre de mon cœur qui me murmure qu’une partie de mon existence aura échappé à ce monde. Et que cette partie de moi mourra heureuse.

J’en sais rien, si nous sommes en train de gagner. Cette question est idiote, de toute manière. Mais que ce doute subsiste, malgré les vociférations permanentes de ce monde, c’est peut-être la plus belle des victoires, et la preuve que, d’une certaine manière, nous sommes en train de gagner. Ce sentiment porte vos empreintes, celles de nos balades nocturnes, de nos réunions, de tous ces moments passés à fracturer le temps, celles de vos sourires et de vos mots, celles de nos amitiés qu’on a fait pousser, à l’ombre de ce monde.

La lutte est si belle. Elle transforme nos corps en terreaux fertiles où éclosent tant d’affects. Derrière les déflagrations de Sainte-Soline, le sentiment incorruptible de ne pas être seul. Derrière nos évènements militants, le caractère exceptionnel et presque miraculeux de leur existence. Derrière nos larmes, un torrent de désirs.

Ce pauvre récit, moi j’le trouve beau
T’façon la misère est si belle, khey, khey
Toute l’année je les aime, j’rêve d’un avenir heureux pour eux
Car au fond, sourire nous va à merveille
La misère est si belle, la misère est si belle
La misère est si belle, la misère est si belle
La misère est si belle, la misère est si belle

PNL

Bien sûr, le combat s’annonce difficile et douloureux. Il l’est déjà. Le chemin qui mène vers le monde d’après est encore long, et sera parsemé de souffrances et de douleurs.

Mais vous savoir à mes côtés me fait dire que ce chemin pourrait durer toute une vie. Et plus encore.

  1. Ce texte a été écrit il y a de cela quelques mois

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