Trop compliquée, trop sensible, trop polarisée, trop éloignée : pour de multiples raisons, la lutte pour la Palestine s’est longtemps retrouvée confinée dans certaines sphères politiques. Depuis les bombardements sur Rafah, les choses changent. La plateforme Twich illustre à merveille ce basculement hégémonique concernant la question palestinienne. Muré.es dans un silence parfois pesant depuis huit mois, de nombreux.ses streamers.ses francophones de premier plan sont depuis entré.es dans la bataille. Modestement, mais sûrement !
Mardi soir 27 mai, sous les coups de 23h. Plus de 500’000 (!) personnes sont rassemblées sur la chaîne twitch1 d’Aminematué, plus grand streamer francophone de la plateforme. Au programme : la diffusion du match d’ouverture de l’équipe de France à la Kings League, une compétition de football à sept joueurs. Foot2Rue2 s’impose finalement à la suite d’un scénario rocambolesque. Amine, président de l’équipe et commentateur du match, s’adresse alors à ses centaines de milliers d’auditeurices : « une pensée quand même à tous les Palestiniens, on n’oublie pas. Il se passe des dingueries. C’est très grave ce qu’il se passe là-bas, il y a des enfants déchiquetés… »3. Le streamer est seul, face à son micro. Mais sur le chat4, les échos à son vibrant discours ne se font pas attendre : les Free Palestine, les pastèques et les drapeaux palestiniens défilent à toute vitesse. Amine promet ensuite qu’à son retour en France, il organisera un évènement pour venir en aide au peuple palestinien.
« Free Palestine tous les jours »
Prétendre qu’Amine a attendu les bombardements sur Rafah pour exprimer clairement sa position sur le génocide en cours est un affront qu’on ne lui fera pas. Depuis de nombreux mois, il interpelle à intervalle régulier sa communauté sur le sort réservé aux Gazaouis. « Free Palestine tous les jours », comme il aime le rappeler. Toutefois, en dehors de son compère de toujours Billy, qui n’avait pas manqué d’appeler à voter pour Mélenchon à l’aube des présidentielles 2022, un silence pesant trottait au-dessus de Twitch. Un silence que les récents bombardements sur Rafah ont fini par faire imploser5.
Le mouvement de bascule est évident. Rares sont désormais les streamers.ses francophone de premier plan qui n’ont pas, à minima, partagé une cagnotte de soutien, fait des stories pour conscientiser et sensibiliser au sort des Palestinien.nes ou consacré des bouts de leurs lives pour en parler.
En outre, les initiatives collectives se multiplient. Le week-end dernier, la streameuse suisse Baghera (cocorico !) a lancé Streamers 4 Palestinians : un évènement de six jours où une quarantaine de streamers.ses (parmi lesquelles Natoo, Maghla, Ultia, Antoine Daniel, Gotaga, Domingo, Zerator ou encore Doigby6) faisaient des lives avec l’objectif de récolter un maximum d’argent pour la cause palestinienne. C’est finalement plus d’un million d’euros qui se sont accumulés dans les caisses de Médecins sans frontières. En attendant un Z Event qui pourrait bien, cette année, se parer de noir, de vert, de rouge et de blanc.
Un basculement hégémonique
Depuis leur caverne de twitter, certains loups ne manquent pas de hurler à l’opportunisme. Qu’ils y restent ! L’essentiel est évidemment ailleurs : alors que l’exception, pendant plusieurs mois, résidait dans ces rares prises de position en faveur de la Palestine, elle est désormais collée aux bottes des rares streamers.ses silencieux.ses. Un pli s’est formé dans le discours cousu de fil blanc et bleu des médias et de la classe politique. Et c’est dans ce pli que s’expriment ces voix aux milliers et dizaines de milliers d’oreilles. La question morale est, comme souvent, secondaire. Ces streamers.ses (on peut facilement en extraire un nombre certain, notamment Baghera et Amine) le font-iels par conviction ou par obligation ? Iels le font, voilà tout. Et c’est sans doute le plus important.
Il faut le noter : depuis huit mois, le même discours sature les ondes médiatiques avec ses confusions, ses débats sémantiques vides, ses haleines racistes et ses manques criants d’empathie. Ce discours s’échoue dans le désert d’un vieux monde, un désert dans lequel la nouvelle génération n’a jamais mis, et ne mettra jamais les pieds.
Un imaginaire apolitique en train de s’étioler ?
Ce débarquement des créateurs.trices de contenu sur des terres politiques n’est pas sans rappeler le mouvement social contre la réforme des retraites en France, en 2023. Après des mobilisations massives et l’évidence affichée d’un gouvernement forçant le passage d’une réforme violente que personne ne souhaitait, iels étaient nombreuxses à avoir défendu les manifestant.es, condamnant par la même occasion le comportement antidémocratique de Macron et de son gouvernement. Le Z Event et les cris du cœur de certain.es streamers.ses contre le président français résonnent encore dans beaucoup de têtes. Et si l’imaginaire du streamer et de la streameuse populaire se devant d’être apolitique était en train de s’étioler ? Il y a trois jours, 200 streamers.ses ont appelé à voter pour le Front Populaire en France, à l’aube d’élections législatives qui s’annoncent cruciales.
Amine, dans nombre de ses plaidoyers, répète qu’il ne s’agit pas de politique, mais juste d’être humain. Cette distinction, à premier abord, ne peut pas nous satisfaire. Le génocide en cours est le fruit de rapports politiques et géopolitiques qu’il ne faut cesser de rappeler. Mais le discours d’Amine n’est pas inintéressant pour autant. Ce qu’il dit, en substance, c’est que lorsque le gouvernement français (ou une autre forme d’autorité) dépasse une ligne rouge, par exemple celle d’un acte contenant trop de violences sociales comme la réforme des retraites en 2023, il ne s’agit pas de politique (au sens politicienne, institutionnelle, partisane) : il s’agit d’être, ou de ne pas être, sensible et empathique d’une souffrance, d’une injustice insupportable créée par cette autorité, et d’agir (ou de ne pas agir) en être humain. A l’heure où médias et politiciens (même certains de gauche) déroulent sans cesse leur langue pâteuse d’indifférence envers le peuple palestinien, où les salives racistes de l’extrême-droite gangrènent tant de corps, cette prise de position et la réaffirmation de cette pensée humaniste découlant de la voix la plus écoutée sur Twitch ressemble à une véritable bouffée d’air. Et c’est dans ce sens que nous pourrions lire l’engagement récent de nombreux.ses de ces streamers.ses : face à une situation à ce point immonde, nous ne pouvons pas rester silencieux.ses. Bien sûr, nous pourrions regretter qu’il ait fallu attendre huit mois pour que cette ligne rouge soit franchie. Mais l’heure pourrait plutôt être à la réjouissance que cette ligne existe encore sur Twitch, contrairement aux champs politiques et médiatiques où toute humanité et empathie semblent avoir été fauchées par les lames de l’extrême-droite.
En parallèle, des chaînes qui placent la politique au cœur de leur projet continuent de se développer et de grandir. L’exemple de Dany et Raz, anciens squatteurs reconvertis en streamers, est peut-être le plus frappant. Avec désormais un local et une société de production, ils multiplient les lives et les projets avec Cassandre (streamer plutôt axé sur les luttes queers), Wissam (luttes décoloniales) et même ce bon vieux Usul. Dimanche passé, il y avait plus de 15’000 personnes sur leur live pour suivre les élections européennes. Un jour plus tard, presque le même nombre de personnes (parmi les plus hauts chiffres lors d’une soirée normale sur le Twitch FR) pour écouter les analyses politiques de Clément Viktorovitch. Et dans le sillon de ces mastodontes, tant de chaînes plus modestes, mais aux contenus non moins intéressants, qui abattent un travail de politisation et de radicalisation essentiel.
Et si… ?
Depuis le 7 octobre, les médias mainstream sont en plein naufrage. Pas autant caricaturaux et abjects que les discours et représentations dessinés par CNEWS et d’autres médias enrôlés dans un projet politique d’extrême-droite, nos journaux romands n’en sortent pas grandis. Si bien qu’il devient presque difficile de s’émouvoir des difficultés financières que la Liberté et tant d’autres connaissent, tant ils ont failli depuis plusieurs mois. Mais ce constat ne doit pas nous faire oublier l’essentiel : la nouvelle génération est ailleurs.
Cette génération des moins de 25 ans, celle qui occupe les unis, fait émerger des projets et des imaginaires révolutionnaires, mais également cette génération encore peu politisée et sensible au monde qui l’entoure, ne lit pas la Liberté ou le Blick. Elle s’informe, et parfois se sensibilise, se conscientise, se politise sur d’autres terres : celles des réseaux sociaux, d’Insta, de Tik Tok, de Twitch et de tant d’autres.
L’extrême-droite, en investissant massivement ces nouveaux espaces politiques, l’a bien compris. En multipliant les comptes et les chaînes acquises aux discours racistes, misogynes et réactionnaires, elle a capté une partie de cette génération dans ses filets. Mais ces dernières semaines prouvent qu’elle n’a de loin pas gagné la guerre culturelle sur les terres numériques. Mieux encore, il semblerait qu’elle ait perdu la bataille de Twitch !
Dans la partie 2, nous feront un focus sur le rap FR ! On partage quand même le post Instagram de Squeezie7, premier youtubeur francophone (les vrai.es savent). Depuis le début de l’écriture de cet article, bon nombre de youtubeur.ses et influenceur.ses semblent avoir pris le même chemin que les streamers.ses.
[1] Une plateforme semblable à Youtube, à la différence qu’elle n’accueille que des lives
[2] Le nom de l’équipe de France
[3] https://www.youtube.com/watch?v=FVx0bqMTOoo&t=83s
[4] Espace où les viewers peuvent écrire des commentaires en direct
[5] On pourrait y ajouter la campagne de boycott menée contre les influenceureuses silencieuxses, mais ses effets en France semble à nuancer.
[6] Que des streamers.ses de premier plan
- Une plateforme semblable à Youtube, à la différence qu’elle n’accueille que des lives
- Le nom de l’équipe de France
- https://www.youtube.com/watch?v=FVx0bqMTOoo&t=83s
- Espace où les viewers peuvent écrire des commentaires en direct
- On pourrait y ajouter la campagne de boycott menée contre les influenceureuses silencieuxses, mais ses effets concrets en France semblent à nuancer.
- Que des streamers.ses de premier plan
- https://www.instagram.com/p/C8MoUsdMgC4/?img_index=1