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Aux oiseaux polyglottes, le futur !

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Début septembre, le Conseil des Etats refusait la reconnaissance de la Palestine. Un ami, camarade et écrivain qui habite depuis quelques années à Fribourg y a assisté, et nous envoyé ce texte. Bien sûr, vous le lirez à votre guise – mais de notre côté on a aimé le considérer comme un pendant à cet autre article, moins littéraire, rédigé sur le « méchant » black block à Berne. Leur point commun ? La Palestine bien sûr, mais pas seulement : l’envie de tordre le cou aux raisonnements trop simples, de donner un peu d’épaisseur au réel plutôt que de le réduire à des images qui parleraient d’elles-même et de mettre en mots des sensibilités qui refusent l’ordre imposé et ses frontières naturalisées.


Je ne suis pas un enfant du bon dieu et j’aime bien les canards sauvages, pour autant je ne sais pas bien qui je suis, je m’accorde moins une identité qu’un devenir, je crois bien avoir pour l’essentiel toujours raisonné ainsi, la nationalité de mon passeport et néanmoins citoyen de la terre et de ses nations : un Français par le hasard et la culture, né en Algérie d’un père espagnol jamais naturalisé et d’une famille maternelle d’origine italienne mais algéroise depuis trois générations, et aussi un peu basque à la fin des années 1970 lorsque j’ai enfin compris que le train de la révolution en France était passé, avec les corps de Pierre Overney de Henri Curiel et de Pierre Goldman on l’avait enterrée, la révolution ; sur les rives du Rio Nervion peut-être pas, à Bilbao on m’a alors dit : tu es basque si tu vis travailles et luttes avec nous et partages notre combat, cela me convenait, c’était la geste de l’internationalisme prolétarien, de tous les pays unissez-vous, n’est-ce pas, et faites sonner les cloches de Bâle pour empêcher la guerre, nous n’irons pas mourir pour les patrons et les trusts, crosses en l’air. J’ai grandi je me suis instruit dans cette idée, et les camarades des organisations auxquelles j’ai appartenu m’ont enseigné de la sorte. Aujourd’hui quand je prends connaissance de la presse ou si j’écoute autour de moi j’ai l’impression d’être un drôle d’oiseau, nationalisme et identité partout, humanité nulle part, et en mémoire Leonard Cohen qui chante Le Partisan, j’ai changé cent fois de nom j’ai quitté femme et enfants mais j’ai tant d’amis, la planète entière…

Aussi ma patrie mentale est-ce un machin qui relie Bordeaux à Alger Biskra Bangui Brazzaville les îles Kerkennah une communauté à McAllen Texas, Hambourg et Hiddensee, les ruines de Butrint en Albanie la place Rouge à Moscou et celle de Tienan’men à Pékin, et les rails du Transsibérien, moi me rêvant en commissaire politique d’un état imaginaire et des chimères plein la tête, bref en oiseau qui sacre le printemps et couve un Igor Stravinski, Nougaro l’a clamé, Mai Mai Mai Paris Mai Paris, tandis que tout un chacun était rentré dans son automobile, ma parade a été de rouler ma bosse, oiseau migrateur, avec un faible pour les palmipèdes – à vrai dire, d’abord et surtout pour les oies, les pingouins et les vautours cela m’ennuierait – toutefois jamais je ne suis pris pour l’un deux, j’essaie de vivre en humain pas trop enfermé dans les préjugés de son époque, je laisse aux autres le soin de dire (s’ils en ont envie et s’ils estiment que cela importe) si je parviens ou non à satisfaire à quelques clauses de ce programme, surtout que j’approche du crépuscule et qu’il est probable que je n’aille pas mourir au Pérou, ni à Collioure comme Antonio Machado lors de la Retirada (à qui il a suffi de faire trois pas hors d’Espagne pour s’endormir définitivement). Vous faudra-t-il rendre dans un coin de Suisse pour sur ma tombe déposer une pierre et des fleurs ? Rien ne presse, je vous rassure, le piaf est encore capable de voler de ses propres ailes, sur de longues distances, et haut dans le ciel… 

D’ailleurs, chez vous, le pierrot n’est-il pas en train de tisser son nid, ne le voyez-vous pas, en doutez-vous, il vous l’a confié : être de quelque part c’est y vivre y travailler et y lutter, je m’y efforce, en vivant à Pérolles et en y écrivant, et en y luttant avec d’autres, avec vous, en solidarité avec le peuple palestinien, et contre le génocide dont il est victime.

La cause palestinienne et moi, c’est une longue histoire, elle passe par mes vingt ans et la faculté des lettres de Bordeaux 3, et la palmeraie de Biskra et le lycée Ibn Khaldoun, ainsi que par les livres de Jean Genet, et Sabra et Chatila, ma compagne n’a pas tort, je digresse et divague, laissons la généalogie de mon rapport à la Palestine pour n’évoquer que cette matinée où, au Palais fédéral, le Conseil des États avait à se prononcer sur une initiative émanant du Canton de Genève, laquelle préconisait la reconnaissance de l’État de Palestine. C’était le mardi 9 septembre. Avec un ami qui bénéficiait de l’invitation d’une conseillère, laquelle avait bien voulu que j’en sois aussi, ce matin-là j’ai pris très tôt le train pour Berne… 

La veille, avec une trentaine de Veilleuses et de Veilleurs fribourgeois j’avais été sur la place Fédérale pour marquer symboliquement de notre présence l’ouverture de la session parlementaire – drapeaux et keffiehs palestiniens, pancartes et nos cœurs, ici, à l’unisson avec celles et ceux qui, là-bas, souffrent et meurent sous les bombes, mon ici et mon ailleurs il ressemble beaucoup à celui d’Anne-Marie Miéville et de Jean-Luc Godard, à ces deux je songe ces temps, afin de ne pas perdre la boussole, et que la politique demeure au poste de commande et qu’elle ne soit pas submergée par les émotions et les passions tristes, leur expression sur les réseaux sociaux cultivant les raccourcis et les anathèmes, le fusil doit être utilisé par des cerveaux pensants : j’ai encore la sublime voix de Colette Magny dans les oreilles, nous qui n’avons pas à dégainer nos armes, si ce n’est celles de la critique, il serait bon de le savoir, vraiment et de ne pas l’oublier, peut-être que cela nous épargnerait de stériles débats et de funestes clivages, à moins de nous complaire dans les divisions ou que la dissension soit le mode de subsistance de la gauche et de l’extrême gauche, la radicale et celle des trois couleurs, rouge noire verte, ce serait un comble et un désastre, l’avenir dure longtemps et appartient à celles et ceux qui n’ont pas peur d’entreprendre une traversée du désert car dans dix mille ans nous aurons tout, tout de nous et rien de ces puissants et de ces oppresseurs cravatés envisonnés empapaoutés de morgue et d’ennui dans l’eau fraîche qui descend des montagnes…

Ce mardi matin, donc, je suis dans une des deux tribunes réservées au public du Conseil des États, auparavant j’ai jeté un œil aux travaux du Conseil national, deux instances deux ambiances, un même cérémonial, celui de la démocratie représentative, ce n’est pas moi qui cracherai sur l’helvétique, je ne l’idéaliserai pas mais la française est bien plus rude moins civile davantage protocolaire et raide, un récent constat dressé par la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) le pointe, depuis 2017 la France a subi un « décrochage démocratique », cela étant, je suis frappé par le formalisme de ce qui en cette enceinte se déroule, un formalisme certes différencié, mais un formalisme, d’un côté la file des conseillers désireux d’interroger le conseiller fédéral devant une assemblée où certains papotent lisent le journal rédigent des messages sur leur portable se lèvent circulent dans les travées ou ont déserté leur place pour un verre à la buvette – dans un instant, prévenus du vote ils accourront –, et de l’autre une atmosphère de chambre haute, plus studieuse, moins potache, la médiocre discipline des députés et des élus des partis, et la retenue des sénateurs et des représentants des États qui forment la Suisse, oh, je cède au cliché, moi aussi je suis sujet à la paresse de l’esprit, mais ne suis-je pas corbeau ou corneille au milieu des canaris et des rossignols ? J’avoue éprouver un sentiment étrange depuis que j’ai pénétré à l’intérieur du Palais fédéral : comme si j’évoluais à l’intérieur d’une fiction, celle découlant de tout un roman national pétri de ténacité et de loyauté, fidélité à la parole donnée et au contrat signé, gardes suisses défendant Louis XVI et taillés en pièces par les Parisiens, introuvable Guillaume Tell et légendaire Heidi, supposée vertu des alpages et sens de la mesure et du consensus, tout un déni des réalités – celles des guerres, des antagonismes de classes, des dominations de race et de sexe, de la dévastation généralisée du vivant et de l’étant, du profit et de son accumulation…

En cette minute, le président du Conseil des États, Andrea Caroni (PLR), précise le texte sur lequel il y a à se prononcer. Le rapporteur de la majorité de la commission qui l’a examiné s’explique, puis vient le tour de la personne désignée pour restituer la position de la minorité. Ensuite jactent celles et ceux qui ont un élément supplémentaire à apporter. Pas d’empoignade ni effet de manche, chacun sa partition. Et puis on vote. Le résultat s’affiche sur un écran. Et on aborde le point suivant de l’ordre du jour.

Enfin, la question de la reconnaissance de la Palestine est discutée. Marco Chiesa (UDC) recommande de ne pas y consentir. Il est suivi par Carlo Sommaruga (PS) qui lui expose une série d’arguments en faveur de l’adoption de la proposition genevoise. Isabelle Chassot (C) fait part de son cheminement, elle n’a plus la même opinion que par le passé, elle ne s’abstiendra pas et ne s’opposera pas la possibilité d’un État palestinien. Mauro Poggia (MCG) souligne que la crédibilité de la Suisse est menacée, lui aussi apporte son soutien à cette perspective. Le vote a lieu, 27 rejettent l’initiative, 17 se rangent derrière elle. Sincèrement je m’attendais à moins. Aucune voix romande, à l’exception de celle du Vaudois Pascal Broulis (PLR), n’a manqué à la Palestine. Le scrutin vérifie la profondeur du Röstigraben, la Romandie n’est pas la Suisse, elle n’en est qu’une partie, et les Alémaniques (plus nombreux plus riches et plus enclins à voter à droite) contrôlent son économie et sa vie politique. Minimiser cette contradiction au sein de la population équivaut à se condamner à l’impuissance. Ou à faire l’autruche, le ciboulot grisé de folles certitudes et la cervelle brouillée par l’amertume. En rentrant de Berne, j’étais conforté dans ma conviction que, pour obtenir un infléchissement de la politique menée par les autorités envers Gaza et la Cisjordanie occupée, il convenait d’œuvrer à un retournement idéologique de la Suisse alémanique ou, tout au moins, à un début de basculement. Atteindre cet objectif exige bien de la patience et de l’opiniâtreté. Quant à moi, j’en ai conclu – sans préjuger de ce que ma pomme peut ou non peser dans cette difficile équation – qu’il serait bel et bon que dans les prochaines années je me mette à l’allemand… Le futur en effet n’est pas seulement aux oiseaux parleurs mais aux polyglottes. 

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