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Faut-il un nouveau parti de gauche à Fribourg ?

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Le temps presse. Les orages patriarcaux, racistes, fascistes et capitalistes s’entassent dans le ciel politique à mesure que la nuit rampe sur l’horizon. A ces amas de souffrances s’est accolée la crise écologique et ses conséquences dévastatrices.

Face à ces urgences entremêlées, des poches de résistances se créent, des espaces de résilience se déploient, des mouvements s’organisent et les mondes de demain, pour l’heure confinés dans certains laboratoires vivants de l’Après, fleurissent à travers le béton.

Toutefois, ce récit d’une résistance imposante et de ces nouveaux possibles qui se tissent inexorablement n’est-il pas le fruit d’un romantisme aveugle et malvenu, où les sentiments de puissance qui font rugir nos corps lorsque nous foulons les terres marginales du militantisme masquent une partie conséquente de la réalité politique navrante et de notre propre impuissance ? Ne voyons-nous pas l’extrême-droite et son idéologie nauséabonde se propager, les forces destructives du capitalisme se renforcer, les pulsions de contrôle de l’Etat se matérialiser, l’altération de nos corps comme foyers d’affects et de puissances s’accélérer ?

L’hégémonie politique et culturelle n’est pas, ou peut-être plus, de notre côté. Depuis des années, nos discours sont inaudibles. Notre grammaire, faite de patriarcat, de racisme d’Etat et de lutte des classes, incomprise. Notre prétendue radicalité, méprisée. Si nos victoires, rares, parsèment en gouttes le champ de nos espoirs, celles du camp d’en face se déversent en litres dans leurs sillons.

L’état d’impuissance dans lequel nous nous situons n’est pas une fin en soi. Malgré un printemps militant enthousiaste et puissant, avec notamment l’émergence de mouvements écologistes et antiracistes, l’hiver a fini par geler ces ardeurs. Si ce « connard de virus1» (décidément, la vieillesse est un naufrage) explique certaines choses, il n’explique pas tout. Au contraire, il est consternant de constater que les discours écologistes n’ont pas su surfer sur ces vagues successives qui ont matérialisé, sous une de ses nombreuses formes, le danger mortifère que représente la crise écologique2 .  

Ces urgences politiques et sociales évoquées plus tôt nous obligent. Elles nous obligent à replacer une forme d’efficacité au cœur de nos luttes et à étendre autant que possible le champ de la bataille que nous menons. En ce sens, la question de la politique institutionnelle ne peut pas simplement être écartée d’un revers de main anarchiste. Au contraire. Elle mérite au moins d’être posée : faudrait-il souhaiter l’émergence d’un nouveau parti3 de gauche à Fribourg ?

Quelques précisions en préambule

J’entends de mon technococon le grincement de certains becs. Voilà que cet étrange volatile, qui ne manque pas une occasion de se pavaner avec ses plumes noires, argumente désormais pour se faire laquer façon social-démocratie. Accordons-nous d’emblée du fait que ce funeste destin ne l’enchante que très partiellement.  

Avant d’entrer dans le vif du sujet, certaines clarifications me semblent nécessaires. Il ne fait aucun doute que la démocratie libérale dans laquelle nous baignons comme des grenouilles et son principe d’élection de représentant.es.x est fondamentalement antidémocratique4. La puissance et la beauté que nous mettons dans le mot démocratie n’autorisent pas à couler ce concept dans notre système actuel et le blanc-seing qu’il offre pendant plusieurs années à des élu.es.x sans que ces dernier.es ne doivent rendre le moindre compte à la population.

Il ne fait aucun doute que notre système politique est pourri jusqu’à la moelle, que les classes laborieuses, les femmes*, les jeunes ou encore les personnes racisées sont écartées du pouvoir politique, à travers un certain nombre de mécanismes visibles et invisibles5. Mais répéter ces convictions comme des mantras dans nos cavernes militantes ne nous permet pas d’oublier que nous sommes environ treize6 dans le canton de Fribourg à penser de cette manière. Et que si ce sont les corps qui font la révolution, nous risquons d’être un peu juste.

Descendre dans l’arène politique, et pour quoi faire ?

La temporalité actuelle des mouvements militants (notamment écologistes) pointe vers un retour vers l’institution. L’association entre Extinction Rebellion et la ville de Genève n’en est que le dernier exemple7 . Le constat de l’inaudibilité de nos discours a été tiré, les espoirs mis dans la désobéissance civile de masse noyés. Il faut désormais avancer.

Si nos discours sont inaudibles, ce n’est pas tant à cause de leur radicalité objective. Quelle radicalité8 y a-t-il à vouloir que les futures générations puissent vivre sur une planète saine et habitable, quelle radicalité y a-t-il à vouloir mettre un terme à toute forme de discrimination faite sur le genre, la couleur de peau, la sexualité, etc. ? Cette conviction que nous sommes extrêmes, trop radicalaux, même contre-productifs.ves, a germé dans les esprits de la population, bien arrosée par des discours politiques et médiatiques paresseux ou malhonnêtes.

Face à ces attaques politiques, nous avons été incapables de produire des contre-discours. Nous avons été incapables de combler le gouffre qui nous sépare de la population. Au contraire, ce dernier s’est tellement creusé que lorsque les féministes, les écologistes, les antiracistes parlent, argumentent, font de la politique, ce ne sont que des bribes de mots confus, maladroitement (ou malhonnêtement) traduits par des corps intermédiaires dépassés, qui échouent dans les oreilles d’une population qui a fini par s’en agacer. D’une certaine manière, nous sommes depuis des années au cœur d’une bataille culturelle et idéologique face à laquelle nous avons tourné le dos, persuadé que fort.es.x de nos convictions puissantes, nous parviendrons naturellement à attirer les masses avec nous. C’est tout le contraire qui s’est produit.

La convention pour le Climat, organisée ironiquement par Macron, l’a prouvé : lorsque des personnes tirées au sort en viennent à comprendre les enjeux écologiques, elles sont effrayées et révoltées par la situation qui pointe à l’horizon. Sans doute que la même logique est à l’œuvre dans les autres luttes.  Ce résultat, fruit d’une dépolitisation massive, nous empêche d’être plus nombreux.ses, rend le chemin vers une compréhension des thématiques féministes, anticapitalistes, antiracistes ardu, et donc réservé à une minorité de privilégié.es.

Voilà sans doute, à mon sens, la tâche première que devrait remplir un éventuel nouveau parti. Renouer avec la politique, la vraie, réconcilier celle-ci avec la population, et produire des discours, imposer notre lexique et nos sujets, être le relai des mouvements sociaux, les accompagner, les défendre, faire le sale boulot, d’une certaine manière.

Toutefois, m’argueront certain.es.x, la politique est sans doute bien plus une question d’affects et de désirs que de belles paroles. Je ne pourrais être plus d’accord. C’est parce que nous serons capables de produire des discours puissants sur le vivant, sur le fait qu’un autre monde est possible, sur la lutte des classes, sur toutes les dominations, c’est parce que nous réussirons à fédérer autour de nos valeurs, créer des activités militantes joyeuses, créer un mouvement beau, puissant, c’est parce que nous pourrons enfin balancer nos punchlines face aux destructeurs de ce monde en cravate, qu’enfin nous recréerons un avenir désirable, qu’enfin nous ferons émerger dans les corps des désirs d’ailleurs, d’autre part, des désirs de fuite, d’émancipation. De l’émotion à la motion, de l’émouvoir au mouvoir, il n’y a qu’un pas. Et n’oublions pas que rien n’est plus révolutionnaire que la joie, comme le disait Damasio.

La politique est également une affaire de séduction, au sens large. Lorsque Matthieu Burnel fracasse le pupitre de Ce soir ou Jamais9, lorsque Mathilde Panot ou François Ruffin font trembler les murs de l’Assemblée nationale, lorsque Frédéric Lordon, François Begaudeau ou Sandra Lucbert mettent leur éloquence parfaite au service de nos luttes, lorsque Mélenchon harangue les foules, lorsque Françoise Vergès, Louisa Yousfi ou Sandrine Rousseau tissent des liens lumineux entre différentes formes de domination, je suis séduit. Leurs discours donnent envie d’embarquer dans la lutte, donnent de l’espoir. Il va sans dire que les prises de paroles publiques de Steiert, de Bonvin-Sansonnens ou de Demierre ne provoquent pas exactement les mêmes ressorts affectifs10.

Finalement, alors qu’un certain nombre de mouvements sociaux fribourgeois donnent malheureusement le sentiment d’être à bout de souffle et que de nombreux.ses militant.es.x restent sur le côté de la route, la création d’un nouveau parti pourrait enclencher de nouvelles dynamiques positives et remettre certaines personnes sur le chemin de la lutte politique. En outre, ce mouvement pourrait permettre de tisser des liens entre des individus embarqués dans l’époque, de rencontrer de nouvelles personnes, d’offrir à la nouvelle génération qui arrive un point de chute politique et un cadre où chacun.ex pourrait s’alimenter des autres.

Quelle gauche ?

Dans un vibrant plaidoyer11, le cofondateur de Mediapart Edwy Plenel clarifie une certaine confusion en expliquant que la gauche n’est pas un certificat de naissance ou de baptême, c’est une chose qui s’actualise tout le temps dans cette rencontre avec la société, dans l’intelligence de la société. Cette gauche, que j’appelle de mes vœux, doit avoir en permanence son oreille posée sur le pouls de la société civile et les mouvements qui la traversent, doit être la voix des sans-voix, la lumière des invisibles et de tous.tes les personnes qui essaient, ici et là, de dresser face aux barbelés du capitalisme des imaginaires différents.

Aujourd’hui, la gauche ne peut pas, ne peut plus ignorer les questions écologiques, féministes, antiracistes, anticapitalistes qui quadrillent la politique réelle12, celle du terrain et non celle des débats interminables à l’abri des regards où des individus relativement d’accord prennent les décisions qui font tourner ce pays, ce canton, cette ville. La gauche ne peut pas ignorer le désir de rupture qui anime cette société civile.

La campagne présidentielle 2022 de la France Insoumise, qui a fini par récolter derrière un programme de rupture 22% des voix et notamment 35% chez les jeunes, 30% chez les personnes gagnant moins de 1000€ par mois, plus de 60% dans certains quartiers populaires et dans certains territoires d’Outre-Mer est riche d’enseignements. Si nos deux systèmes politiques ne sont frères que dans le sang et que toute transposition abusive glisserait dans l’absurde, force est de constater que le trou de souris était atteignable pour l’éléphant Mélenchon et que le programme tiède du PS, des Verts (EELV) et du Parti Communiste n’a pas attiré les foules, loin de là. En se hissant à la hauteur des enjeux féministes, antiracistes et écologistes, en traduisant les revendications des différents mouvements sociaux pourtant méprisés par la gauche sociale-libérale, la France Insoumise a insufflé de l’espoir dans les rues françaises et réduit le gouffre séparant les militant.es.x et celleux qui suivent la politique d’assez loin.

Le paysage politique fribourgeois

Alors que nos camarades de SolidaritéS ne foulent qu’à demi-pieds les terres de la politique institutionnelle (iels ne se présentent pas aux élections), la voix de la gauche « radicale », donc de la gauche, demeure pour le moins aphone à Fribourg. Si les jeunes POP, la jeunes socialistes et les jeunes vert.es parviennent parfois, au prix d’une débauche de travail et d’énergie impressionnante, à se frayer un chemin temporaire parmi les projecteurs médiatiques et les débats politiques, ces efforts demeurent malheureusement marginaux.

Quant aux Verts (pardon, les Vert.es) et au PS, le constat à Fribourg est consternant. Il ne s’agit évidemment pas de mettre tous.tes les élu.es et militant.es dans le même panier en prétendant avoir affaire à des partis homogènes, mais force est de constater que ces partis sont particulièrement mutiques et absents lorsqu’il s’agit de faire le relai entre les mouvements sociaux et la politique institutionnelle. Nous ne reviendrons pas ici sur les différents tweets pathétiques de certains membres du PS face notamment aux actions d’Extinction Rebellion13, car c’est surtout leur silence, en presque toute circonstance, qui est insupportable.

Nous ne partageons pas le même monde qu’Alain Berset, que Christian Levrat, que Sylvie Bonvin-Sansonnens, que Valérie Piller Carrard, que Bruno Marmier et que tous ces politicien.nes. Lorsque nous agissons, lorsque nous faisons de la politique, ils ne sont jamais là. Ils n’étaient pas là, à défendre notre Colline. Ils n’étaient pas là, lorsque nous bloquions Fribourg Centre. Ils n’étaient pas là, lorsque des institutions comme la Liberté ou le FIFF ont eu des comportements problématiques vis-à-vis de la révolution féministe que nous prônons. Ils n’étaient pas là, lorsque nous errions dans les rues éteintes de Fribourg pour contrer la publicité tapageuse et y coller nos affiches. Ils n’étaient jamais là, et ne seront jamais là[12].

Leurs mots ne sont pas les nôtres. Leurs priorités ne seront jamais les nôtres. Nous ne rêvons pas de développement durable, de transition écologique. Nous ne rêvons pas de quota, d’amélioration par la marge. Nous ne rêvons pas de réformes mineures dans des institutions qui promeuvent le racisme, le sexisme, la misogynie, la transphobie. Nous sommes farouchement convaincu.es de la nature destructrice du capitalisme, iels ne prononcent même pas son nom.

Nous avons le défaut d’être réalistes, donc révolutionnaires.

Et maintenant ?

Le Comité Invisible écrit : voilà le grand mensonge et le grand désastre de la politique : poser la politique d’un côté et de l’autre la vie, d’un côté ce qui se dit mais n’est pas réel et de l’autre ce qui est vécu mais qui ne peut pas se dire.

Un nouveau parti de gauche à Fribourg, pour que le Réel fasse enfin irruption. Pour qu’il se déverse, brûlant, sur chaque plateau de télévision, dans chaque débat parlementaire. Pour imposer notre vocabulaire, notre grammaire. Pour renouer avec la politique, au sens noble. Pour créer de l’espoir, tisser des liens, embarquer de nouvelles personnes dans notre bateau qui reste et restera inchangé : c’est celui de la révolution.

Ce n’est pas renoncer à notre radicalité que de fouler les terres boueuses de la politique institutionnelle, c’est simplement rendre moins impossible son extension à notre société. En parallèle, il faudra multiplier les actions directes, faire émerger de nouveaux laboratoires du monde d’après, tisser ensemble de nouveaux imaginaires. Ces deux formes d’action ne s’opposent pas. Au contraire, elles se nourrissent.

Alors, à celles et ceux qui sont arrivé.es.x jusqu’au bout de cet article , qui ont envie de croire aux quelques lignes précédentes, manifestez-vous. Sera-ce l’occasion de foncer une nouvelle fois droit dans le mur ? Sans doute. Mais à force, il finira bien par s’effondrer.


 

  1. Pour ne laisser personne sur le carreau : https://www.youtube.com
  2. https://lecolvertdupeuple.ch/
  3. J’utilise ce terme tout au long de cet article, mais le terme « mouvement » serait sans doute plus en adéquation avec ma vision des choses.
  4. Les travaux de Chouard (avant qu’il ne glisse), de Rancière, de Begaudeau et de tout un tas de gens l’expliquent en profondeur.
  5. Il est par exemple intéressant de constater que ces catégories sociales votent systématiquement moins et se sentent systématiquement moins légitimes à participer à la vie politique. Le livre Le cens caché (Gaxie) l’atteste parfaitement.
  6. Selon les chiffres de la police
  7. https://www.rts.ch/info
  8. Ne faudrait-il d’ailleurs pas cesser de revendiquer à outrance cette radicalité ? Après tout, nous ne sommes pas radicalaux, nous sommes révolutionnaires.
  9. https://www.youtube.com
  10. Et ce n’est pas qu’une question de forme : certaines prises de position d’Ada Marra ou de Léonore Porschet peuvent provoquer une forme de « séduction » politique
  11. https://www.youtube.com
  12. Au risque de perdre toute légitimité à ce considérer de ce camp politique
  13. https://twitter.com, https://twitter.com

3 Comments

  1. J’adhère à condition qu’on arrive, pour une fois, à surpasser les différences idéologiques parfois absurdes.
    Frédéric

  2. Merci pour l’article. Est-ce que ce projet de nouveau parti avance depuis la publication de cette article ? Même si ce n’est juste que des réunions ou conférences..

    Merci ça fait rêver.

    • Salut, merci pour ton message ! C’est pour l’heure bien tôt pour en parler, mais oui, certaines choses bougent, ou essaient en tout cas de bouger en ce sens. Avis donc aux intéressé.exs qui souhaiteraient se greffer à ce projet en germination : envoyez-nous un petit message. Promis, on ne mord que les bleus.

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