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Voir, s’aligner et se taire : le choix éthique et courageux de la Suisse et de nos élu.es devant Gaza

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iCe samedi 3 mai, la Coordination Estudiantine pour la Palestine (CEP) organisait une table-ronde sur la position de la Suisse sur le génocide (ou le terme que vous voudrez) à Gaza. A défaut de confronter directement le DFAE qui a refusé de participer au débat, le but était de mieux comprendre le silence abasourdissant des différentes autorités helvétiques et d’évoquer les possibilités d’action et de soutien au peuple palestinien. Voilà une restitution des échanges.

Au préalable, rappelons en deux mots le contexte actuel terrifiant. La famine s’étend à Gaza, comme l’a prévu Israël. Depuis le 2 mars, le gouvernement de Benjamin Netanyahu empêche toute livraison de nourriture ou de médicament, bafouant une nouvelle fois le droit international qui oblige toute puissance occupante à autoriser l’entrée de l’aide humanitaire. L’ONU dénonce une politique « délibérément » cruelle et le directeur de l’UNRWA alarme : « La faim s’étend et s’aggrave, de manière délibérée et provoquée par l’homme ». Amnesty International dénonce « un génocide en direct ». Une note interne récente au Département des affaires étrangères (DFAE) aurait d’ailleurs mentionné l’hypothèse d’une suite juridique contre la Suisse qui pourrait être accusée de complicité à un génocide. A Fribourg, tout va bien : le Conseil général a honteusement refusé d’accorder un soutien financier symbolique aux victimes de Gaza.


Dans l’auditoire PER140 de Pérolles, à l’endroit où s’était rassemblée la mobilisation pour la Palestine il y a près d’une année (on y avait consacré plusieurs articles, par exemple ici ou ici), une quarantaine de personnes assistent à la table-ronde. Parmi elles, peu d’étudiant.es – signe que les relais de communication ont peu fonctionné ou que, plus probablement, les étudiant.es ne sont pas si intéressé.es, affecté.es par la situation. Signe aussi que la CEP peine à recruter et à relancer le mouvement.

Face au public, 4 chaises et 3 intervenant.es. La chaise laissée vide est pour le Département des Affaires Etrangères (DFAE) qui a refusé de venir. Sont venu.es en revanche Jean-Daniel Ruch, ancien ambassadeur suisse à Tel-Aviv, Rania Madi, qui représente l’ONG Law for Palestine et Imane Charif, membre de l’ONG Boycott, Divestment, Sanctions (BDS). En bref, la table-ronde proposait les regards de la diplomatie, du droit international et du militantisme.

Des parlementaires pro-sionistes et un Röstigraben

Jean-Daniel Ruch, fort de son expérience en tant qu’ambassadeur en Israël, commence par expliquer que les positions prises par le Conseil fédéral et le DFAE reflètent celles du Parlement à Berne. La volonté du Conseil national de supprimer complètement le soutien à l’UNRWA en est une preuve évidente – et d’ailleurs, si le Conseil d’Etat est intervenu pour garder finalement la moitié des fonds versés, cela s’est fait in extremis par un travail forcené de quelques personnes.

Il donne un autre exemple saisissant de la position pro-sioniste du Parlement. Parmi les groupes qui existent au Parlement suisse pour développer des rapports avec d’autres pays, le groupe d’amitié avec Israël est le plus grand avec plus d’une quarantaine de membres. Leur objectif est stupéfiant au vu de la situation à Gaza : « Le groupe représente les positions israéliennes dans les domaines de la politique, de l’économie, de la société et de la culture. » Parmi ces élu.es, notons que l’on trouve deux Fribourgeois (Pierre-André Page (UDC) et Christine Bulliard-Marbach (Centre)), que 26 élu.es sont issu.es de l’UDC, 8 du PLR (dont notre ami Nantermod, qui est décidément dans tous les bons coups), 6 du Centre. A gauche, on ne trouve qu’un élu socialiste.

En terme de régions représentées, on compte sept Suisses-romands, cinq Tessinois – tous les autres sont Suisses-Allemands. Cela confirme les propos de Jean-Daniel Ruch selon lesquels on oublie parfois qu’il y a un vrai Röstigraben sur le sujet – les positions des médias suisses-allemands sont beaucoup moins critiques d’Israël qu’en Suisse-Romande, et il en va de même quand l’on interroge la population. Il y a là sans doute la trace de l’influence de l’espace médiatique et politique allemand, où le soutien à Israël relève presque du réflexe du fait du sentiment de responsabilité encore fortement présent dans la société, liée au nazisme et à la Shoah.

Le droit international : point mort et brèche d’espoir

Une partie de la discussion se concentre sur la question du droit international – et ce n’est pas anodin. Critiqué depuis toujours et à juste titre pour ses doubles standards selon qu’il arrange ou non les pays occidentaux, et pourtant empêchant parfois le pire, le droit international est mis à rude épreuve avec l’élection de Trump. Jamais il n’a autant ressemblé qu’à un mirage en plein désert. Dans le même temps, il paraît difficile d’espérer autre chose pour le peuple palestinien que son application progressive sur son territoire – par un changement de gouvernement en Israël ou par la pression internationale.

Jean-Daniel Ruch observe de fait que la position de la Suisse sur la scène internationale a changé. Le Conseil fédéral et le Parlement ont mis fin à l’époque où la Suisse s’était donnée deux rôles bien définis et pouvant coexister (un rôle humanitaire basé sans concession sur l’application du droit international et humanitaire d’une part, et un rôle de facilitatrice neutre dialoguant absolument avec tout le monde d’autre part). Il rappelle par exemple que par le passé, la diplomatie suisse était parvenue à bouger la position du Hamas sur la solution à deux Etats.

Rania Madi et Imane Charif évoquent un autre exemple, plus récent. La Suisse avait en effet reçu un mandat de l’ONU d’organiser une conférence sur l’application des Conventions de Genève au Proche-Orient (les Conventions de Genève sont des traités fondamentaux du droit international humanitaire, dictant notamment les règles de conduite lors de conflits armés). Or, incapable de trouver un texte qui puisse rallier suffisamment de pays dont les Etats-Unis et à la suite d’une campagne diplomatique d’Israël pour faire capoter la rencontre, la Suisse a annulé cette conférence. Imane Charif déplore la pauvreté des moyens diplomatiques engagés par la Suisse, signe selon elle d’une absence de volonté. Si Rania Madi excuse un peu la Suisse qu’elle considère davantage comme un pays suiveur qui organise des événements diplomatiques une fois que les grandes puissances se sont mises d’accord, tel n’est pas l’avis de Jean-Daniel Ruch, qui voit plutôt une absence de ligne politique.

Il pose néanmoins un autre problème sur ces conférences, qui est la question des déclarations non suivies d’effets : « On peut se demander si voter des textes uniquement déclaratoires mais sans effet ne participe pas à affaiblir le droit international. »

Idéologies à l’oeuvre en Suisse

Jean-Daniel Ruch voit trois raisons de fond qui expliquent la positionnement suisse. Premièrement, il y a la question de la politique intérieure mentionnée plus tôt : la population, les médias (surtout en Suisse-Allemande) et donc les élu.es sont plutôt favorables à Israël. Et tout un système d’alignement dans différentes sphères de pouvoir se met en place, à commencer par le Parlement où l’on a vu qu’un quarantaine d’élu.es se disent les « représentants » de la politique israélienne.

Deuxièmement, il y a une proximité idéologique avec Israël. Elle s’explique notamment du fait qu’une partie des chrétiens sont sionistes par défaut, qu’il s’agisse du lien de parenté entre les deux religions ou par des relents messianiques – puisque dans la Bible, il est mentionné que la volonté de Dieu ne s’accomplira qu’une fois que toutes les personnes juives seront de retour en Palestine. Cette proximité idéologique recouvre également un autre récit, islamophobe et raciste : Israël serait l’avant-poste de notre civilisation occidentale, en lutte directe avec l’islamisme terroriste.

Enfin, troisièmement, il existe selon lui un biais cognitif au Département fédéral de la Défense (DDPS), une sorte de fascination chez nos militaires pour le high-tech des armes israéliennes. « Il y a une vieille fraternité d’arme entre la Suisse et Israël. » Il mentionne comme exemple l’achat scandaleux de drones israéliens pour 300 millions de francs suisses – drones qui sont en fait inutilisables du fait de la géographie suisse.

Ces trois raisons ont le mérite de mettre le doigt sur les représentations mentales et sur les imaginaires qui travaillent des positionnements politiques et donnent une bonne idée de la manière (évidemment limitée dans l’analyse) dont un diplomate se représente les choses. En revanche, en faisant la part belle aux considérations idéologiques, ils ne disent pas grand-chose des explications matérialistes, historiques qui nourrissent de tels contenus, où la question du racisme, de l’impérialisme et du colonialisme ne sont pas véritablement abordées – M. Ruch n’est pas marxiste, on l’aura compris. Autrement dit : une autre perspective consiste à analyser ces représentations favorables à Israël (et qui sont d’abord défendues à droite et dans les milieux bourgeois) comme en partie causées par d’autres enjeux, plus profonds.

Parmi ces enjeux, il y a évidemment la question du racisme. Rania Madi raconte qu’un ami palestinien pensait qu’il valait mieux que Gaza soit raconté par une personne blanche plutôt que par une personne palestinienne – que la parole d’un.e Palestinien.ne valait moins voir pas, qu’elle était moins crue.

Ruch précisera plus tard que, pour lui, ce ne sont pas les enjeux économiques qui expliquent le positionnement politique et diplomatique de la Suisse, ni la crainte de sanction américaine. D’ailleurs d’autres pays qui se sont positionnés de manière critique à Israël comme l’Espagne ou l’Irlande n’ont pas été sanctionnés par la diplomatie américaine. Et le marché israélien est selon lui trop négligeable pour peser tel quel dans la prise de décision.

La question économique de l’embargo militaire

La question des rapports économiques avec Israël pose de fait la question de l’importation et de l’exportation des armes. D’abord parce qu’un contrat de 300 millions comme celui que la Suisse a signé avec Elbit, le constructeur des drones israéliens, implique en retour que l’entreprise doive compenser cette commande en achetant à des entreprises suisses pour un montant presque équivalent. Dès lors, écarter simplement l’enjeu économique semble un peu facile.

Ensuite parce que la loi suisse interdit de livrer des armes en zone de conflit. L’ancien ambassadeur Ruch confirme que lorsqu’il était en fonction, la loi était appliquée par l’administration suisse et que nombre de demandes d’exportation d’armes ont été refusées. En revanche, Imane Charif, militante chez BDS et donc directement engagée dans ces questions de boycott, explique qu’il y a néanmoins une zone grise autour de la technologie de pointe et autour du double usage (soit du matériel qui peut à la fois servir à des fins civiles ou à des fins militaires). Elle déplore le manque de transparence habituelle de l’administration suisse qui empêche les organisations non-gouvernementales de pouvoir surveiller les exportations suisses de ce genre de matériel. Si Ruch ne nie pas l’importation de matériel à double usage en Israël, selon lui la collaboration militaire principale avec l’Etat israélien se ferait moins sur le plan du matériel que sur celui des différentes collaborations humaines et du partage de connaissances – qu’elles soient stratégiques, scientifiques ou relatives aux renseignements.

Revenir à l’origine du conflit

Pour Rania Madi, palestinienne, la question de la reconnaissance d’un Etat palestinien (Emmanuel Macron l’a récemment évoqué) n’est pas la priorité pour le peuple palestinien. Il s’agirait encore une fois d’une mesure symbolique, alors que le peuple palestinien a besoin d’une aide qui soit à la mesure de la situation – c’est-à-dire qui se fonde sur l’origine du problème : l’occupation illégale du territoire par les colons israéliens. Elle raconte comment l’armée israélienne rend impossible la vie des Palestinien.nes, non seulement à Gaza, mais aussi en Cisjordanie dont on parle moins. S’il y a d’une part les obligations directes de quitter son chez soi et sa maison (le documentaire palestinien No Other Land montre bien le déroulement de ces procédures), il y a d’autre part toutes les barrières au quotidien mises en place par Israël, dressant des murs et des checkpoints entre les quartiers habités par les Palestinien.nes et leur travail, ou l’accès à un hôpital (par exemple). La stratégie d’Israel est claire pour elle : il s’agit d’empêcher le peuple palestinien d’exister sur sa terre et de le forcer à se déplacer, à lui rendre la vie invivable.

Imane Charif abonde dans le sens de Madi pour évoquer la difficulté de faire entendre au monde occidental les preuves accumulées du non-respect du droit international par Israël. Elle évoque l’exemple de la société HP qui est très présente en Israël et a été jusqu’à construire un centre de recherche dans la colonie illégale de Beitar Illit. Mais quand bien même BDS et les soutiens à la Palestine ont mis HP sur une liste noire, le canton de Genève se fournit en matériel informatique chez cette marque (ce qui fait d’ailleurs l’objet d’une pétition lancée par deux enseignantes pour mettre fin au contrat). Elle évoque également UBS qui a augmenté l’année passée ses investissement de 875 % dans Elbit (la boîte qui fait des drones).

On n’oubliera jamais que la guerre profite au capitalisme – et sur ce point également on trouve le positionnement de M. Ruch un peu léger et naïf, encore bien pris dans les filets du grand récit de la civilisation occidentale et du progrès libéral, en total déni des problèmes insolubles du productivisme (qu’il s’agisse de la crise écologique ou de l’augmentation des inégalités).

Que faire ?

L’impression d’impuissance peut paraître écrasante. Pourtant, à l’évidence, il y a beaucoup de petites choses qui peuvent avoir des conséquences – c’est tout le sens du boycott proposé par BDS. Petite liste pour celles et ceux qui cherchent quoi faire.

  1. Parler de la Palestine. A table, dans la rue, au basket ou à la pétanque, en boîte de nuit ou chez le dentiste. Parler de la Palestine autour de soi est essentiel. C’est important pour diffuser un peu les informations sur ce qu’il se passe là-bas, mais c’est aussi important pour rester soi-même un minimum connecté affectivement avec ce qu’il se passe là-bas.
  2. Participer à la bataille informationnelle. Pour Jean-Daniel Ruch, la première nécessité est d’informer et de convaincre la population suisse sur ce qu’il se passe effectivement à Gaza. Si Imane Charif et Rania Madi ne partagent pas complètement cet avis dans le sens où l’inaction suisse ne viendrait pas tant d’un manque d’information que d’un manque de volonté et de sensibilité, il est évident qu’il y a une bataille de l’information et que tout relais de posts sur les réseaux sociaux/publications/vidéos/courriers de lecteurs dans la Liberté – bref tout ça participe à bouger les opinions.
  3. Demander des comptes aux élu.es. Dans notre démocratie suisse, on est relativement proche de nos élu.es et il est facile de se procurer des adresses mail. Il faut alors leur demander des comptes sur leur positionnement, leur expliquer la situation (souvent iels la connaissent mal).
  4. Changer de stratégie : naming et shaming. Pour Imane Charif, l’enjeu n’est plus de convaincre mais de pointer du doigt. On peut blâmer les entreprises ou autres institutions publiques (et l’on bénéficie alors du travail incroyable d’enquête opéré par des militant.es), mais on peut aussi blâmer nos élu.es (on rappellera qu’à Fribourg on a deux élus nationaux qui « représentent » les intérêts israéliens). Ruch rappelle le concept de « risque réputationnel » qui est utilisé par les grandes entreprises. Autrement dit, le risque de dégât d’image est un vrai levier – à nous de l’actionner.
  5. Rejoindre la mobilisation militante. Il existe plusieurs groupes qui militent à leur manière. A Fribourg, il y a la CEP si tu es étudiant.e ou Solidarité Soutien Palestine. Des organisations plus grandes existent également, comme BDS, une ONG pour laquelle travaille Imane Charif.
Exemple de naming et shaming par le collectif Solidarité Palestine Fribourg

La solution à deux Etats, un avenir encore envisageable ?

A la fin de la table-ronde, une question est posée sur la solution à deux Etats. Jean-Daniel Ruch rappelle rapidement quelques points-clés : l’abandon du droit au retour des Palestinien.nes en exil en territoire israélien en contrepartie du fait que Jérusalem-Est revienne à l’Etat palestinien, et un redécoupage des frontières, sur la base de celles de 1967, en tentant d’incorporer à l’Etat israélien le maximum de colonies et en compensant ces territoires (en quantité et qualité) par d’autres territoires qui reviendraient à l’Etat palestinien – ce qui nécessiterait quand même, selon les estimations, le déplacement d’environ 200’000 colons israéliens, habitant aujourd’hui illégalement en territoire occupé.

Les trois intervenant.es sont unanimes à propos de ce plan : en l’état, il n’est plus réaliste du tout – quand bien même en théorie la majorité des Etats (à l’exception d’Israël et de l’Iran) sont favorables à ce projet et n’ont pas changé leur position depuis le 7 octobre 2023. En revanche, une solution à un Etat véritablement démocratique est encore plus irréaliste : la hantise des Israéliens est la démographie. La création d’un Etat démocratique équivaudrait à abandonner la majorité à des personnes non-juives, ce qui paraît inimaginable (actuellement, dans la région, vivraient environ 7,5 millions d’Israéliens juifs contre autant de non-Juifs). Et de rappeler la mentalité qui est majoritaire en Israël : celle d’un pays qui se conçoit comme une petite île dans un océan d’ennemis et qui doit montrer constamment sa force pour survivre.

Pour Jean-Daniel Ruch, actuellement, la pente naturelle des choses (avec les administrations Netanyahu et Trump au pouvoir) mène au nettoyage ethnique ou à la création de sortes de réserves d’indigènes. Il faudrait un tournant politique majeur, dans un contexte où comme on le sait, Netanyahu n’a aucun intérêt personnel à ce que la guerre s’arrête, puisqu’il risquerait alors de perdre le pouvoir et d’être condamné par la justice israélienne.

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