Le projet de plan sectoriel pour l’exploitation des matériaux 2024 (PSEM) a fait l’objet de 682 prises de position d’horizons divers : 598 de particuliers, 31 de communes, 28 d’entreprises, 15 d’associations, 3 de régions, 3 d’autres cantons et 4 de partis politiques. Autant dire que le gravier fribourgeois a du plomb dans l’aile. Le Service des constructions et de l’aménagement (SeCA) a récemment publié sur son site internet 68 d’entre elles, soit seulement 10%. En vertu de la Loi sur la transparence, les opposants demandent, selon leur droit, de disposer de l’intégralité des oppositions. Une procédure a été ouverte contre la Préposée cantonale à la transparence.
Voici le dernier article de notre série sur le PSEM – ici on vous racontait que l’opposition s’organisait dans la campagne fribourgeoise et là on vous expliquait comment s’élaborait le PSEM. Dans ce troisième papier, nous vous proposons un gros plan sur les principaux arguments qui ont été avancés par ses détracteurs. Loin de faire l’unanimité, le PSEM (mis en consultation de juin à septembre dernier) a été massivement attaqué tant sur des points spécifiques que sur la globalité de son processus. L’ASSQUAVIE et le Collectif pour un PSEM véritablement durable reprochent notamment au projet son manque de transparence, des conflits d’intérêts et une dégradation des mesures de protection de la santé et de l’environnement. Nous vous proposons ici de reprendre en substance les principaux reproches qui sont faits au projet, publiés dans une quinzaine de pages et signés par le Collectif pour un PSEM véritablement durable.
Perte d’autonomie des communes et atteinte au processus démocratique
Tout d’abord, les opposants s’inquiètent de voir les processus administratifs directement atteints dans leur fonctionnement démocratique. Ils critiquent la perte d’autonomie des communes et la difficulté pour la population de défendre ses intérêts. Plus spécifiquement, ils pointent du doigt la disparition, entre la version de 2011 et celle actuellement mise en consultation, de la catégorie des « sites à exploiter non-prioritaires ». Dans le processus de planification d’un site, il s’agissait d’une catégorie intermédiaire entre les « sites en réserve » et les « sites prioritaires à exploiter ». Ce changement, d’apparence anodine, a pourtant de grandes conséquences : le passage de site en réserve à site non-prioritaire ne pouvant se faire que dans le cadre d’une révision du PSEM, la suppression de cette catégorie octroie le pouvoir à la DIME de décider seule du passage d’un site en réserve directement en site à exploiter. Le processus de consultation est ainsi court-circuité, empêchant la population ou les communes de faire opposition. « Cela contredit le principe même de la planification et viole les exigences du droit cantonal et fédéral » s’indigne-t-on dans une prise de position.
Pour les opposants, cela atteint gravement la confiance qu’ils portent à l’autorité. D’autant plus qu’ils considèrent que le projet de PSEM 2024 ne défend pas assez les intérêts de la population par rapport à ceux des exploitants. Ils incriminent les potentiels conflits d’intérêts au sein du Comité de pilotage (COPIL), composé notamment de représentants des industries du béton, et révèlent un mécanisme vicieux : étant donné la suppression de la catégorie susmentionnée, la dernière instance à pouvoir s’opposer à un projet de gravière sont les propriétaires des terrains concernés. Or, en leur proposant des prix mirobolants pour les leur racheter, les exploitants se retrouvent, à terme, très souvent être eux-mêmes propriétaires des terrains. Dans les cas où ils n’arriveraient pas à se les approprier directement, ils demandent d’acheter le droit d’utilisation du sous-sol à travers des conventions de servitude, s’assurant ainsi de l’absence d’opposition de leur part. Politiquement, une fois la main mise sur les terrains, le champ est donc libre pour l’installation des gravières et la possibilité de voir les oppositions aboutir est quasiment nulle.
Ce dysfonctionnement va à l’encontre d’une approche démocratique saine puisque l’intérêt d’un village est balayé au détriment des gains financiers de quelques-uns ; qui plus est, n’habitant pas forcément à proximité du site. Les riverains, quant à eux, se retrouvent démunis et n’ont plus leur mot à dire, alors que dans les faits, ils sont les plus directement touchés par le bruit, les poussières et les autres nuisances. Dans ce sens, « il faut donc impérativement que le PSEM 2024 défende mieux les intérêts de la population et ceux des citoyennes et citoyens les plus à risque de faire l’objet de pressions de la part des exploitants de gravières » exigent les opposants.
Manque de transparence et conflits d’intérêt
Cette perte de confiance est renforcée par le manque de transparence du COPIL dans le choix des critères d’évaluation et d’exclusion. Plusieurs critères protégeant l’environnement ou la population des nuisances ont été affaiblis entre la version de 2011 et celle de 2024. On peut citer notamment la suppression du périmètre de 200 m à partir des zones à bâtir dans lequel toute gravière est exclue. Cette distance avait été mise en place pour protéger les riverain.es et pouvait même être allongée à 300 m dans certaines circonstances.
Un autre exemple est le refus du COPIL de faire figurer les secteurs de protection des eaux souterraines exploitables (Au) et les zones d’alimentation des captages (Zu) comme critères d’exclusion. Alors qu’on retrouve des discussions allant dans ce sens dans les PV du COPIL, cette proposition a finalement été balayée par peur qu’elle exclue des secteurs économiquement intéressants. Les atteintes aux eaux souterraines s’avérant irréversibles, il s’agit ici d’une vision court-termiste favorisant les intérêts des exploitants de gravières au détriment de l’approvisionnement en eau des générations à venir.
Les critiques ne s’arrêtent pas là, elles déplorent encore l’abandon des critères d’exclusion « protection contre l’air et le bruit » ou celui « sites naturels et paysagers protégés dans le plan d’aménagement local », pour n’en citer que quelques-unes. Le PAL étant établi par les communes, c’est une fois de plus une ingérence de l’Etat dans l’autonomie qu’ont les localités pour aménager elles-mêmes leur territoire, conformément au désir des citoyen.es qui y habitent. On voit ici que l’esprit gestionnaire des autorités cantonales prime sur l’attachement identitaire et affectif des habitants aux écosystèmes et paysages dans lesquels ils vivent. Ce qui laisse circonspects les opposants, c’est le manque d’explication derrière ces modifications qui leur portent préjudice. De même, le choix des pondérations, qui vont quasiment systématiquement dans le sens des exploitants, n’est jamais justifié. Dès lors, les opposants demandent : « Un nouveau COPIL doit être mis sur pied, ou du moins sa composition doit être revue, avec une représentation équitable des personnes concernées par rapport aux exploitants de gravière et une véritable transparence sur les éventuels conflits d’intérêts. »
Une estimation des besoins en gravier gonflée
Un des points centraux de la prise de position concerne la manière dont a été estimé le besoin en gravier pour les prochaines années : clef de voûte de toute la planification, celui-ci apparaît comme très largement surestimé. Alors que, ces dernières années, la consommation de gravier sur le canton est à la baisse (2.1 m3 par habitant et par année (/hab./a.)), le COPIL a choisi de prendre le chiffre de 3 m3/hab./a. dans son calcul initial. Cette marge (de près de 150% tout de même) pourrait à la limite être comprise si elle n’était pas accompagnée par toute une série de mesures de précaution venant encore la grossir : 10% d’entraide intercantonale, couverture du besoin indépendamment pour chaque région avec marge supplémentaire, non prise en compte du recyclage et de son augmentation à venir dans les années qui viennent… Tous ces éléments portent dans les faits le volume réservé dans les secteurs prioritaires comme étant équivalent à 4,6 m3/hab./a., soit plus du double de ce qui est réellement nécessaire. A cela, s’ajoute la décision inexpliquée de prendre le scénario de croissance démographique élevé et non moyen qui est plus probable, et le refus de considérer les importations en provenance d’autres cantons pour les régions limitrophes.
Le total du volume pouvant être exploité ces 25 prochaines années s’élève donc à 37 mio. de m3 alors qu’initialement le PSEM (en prenant déjà des précautions) estime que le besoin du canton est de 23 mio. de m3. Pour les opposants, cette exagération apparaît comme flagrante lorsqu’on la compare avec des volumes planifiés dans les autres cantons romands : « Rapporté à la population et à durée de planification égale, le PSEM prévoit 60% de volume en plus dans ses secteurs prioritaires que le PGcar. », l’équivalent vaudois du PSEM. Le canton du Valais prévoit quant à lui 2,6 m3/hab./a. et le canton du Jura 2,2 m3/hab./a.
Le manque d’explications sur ces choix fait supposer aux opposants que « la priorité n’est pas la satisfaction de l’intérêt public, mais la possibilité pour les entreprises concernées d’augmenter leurs profits en spéculant librement sur l’ouverture de l’un ou l’autre secteur avec les risques d’abus que cela entraîne ». Une surestimation des besoins va ainsi précisément à l’encontre des objectifs du PSEM qui visent en premier lieu la préservation des ressources sur le long terme. Les prises de position rappellent en outre que les meilleurs sites étant exploités en priorité, les nuisances vont s’accroître avec le temps et l’entrée en exploitation des secteurs moins bien notés. Elles revendiquent donc une réestimation du besoin qui prenne en compte les différents facteurs susmentionnés : « dans ce cadre, et dans une logique d’équité vis-à-vis des générations à venir, il est impératif que le PSEM ne se contente pas seulement d’estimer les besoins en se basant sur le modèle de développement qui a prévalu ces dernières décennies, mais prenne en compte la finitude des matières premières en limitant leur extraction à ce qui est strictement nécessaire. »
Finalement, une surestimation du besoin encouragera la production de gravier et limitera nécessairement les efforts mis dans le recyclage et la réutilisation (qui d’ailleurs ne sont pas du tout pris en compte dans l’estimation des volumes), ce qui à nouveau est contraire à l’objectif de durabilité du Canton.
Manque d’ambitions réelles en matière de durabilité
En dernier lieu, le projet de PSEM est attaqué pour son manque d’ambitions concrètes en termes de durabilité. C’est pourtant au travers de cette thématique principalement qu’il est défendu par le Conseil d’Etat. « Développement durable », « protection de l’environnement », « production locale », « biodiversité », « économie circulaire » sont les éléments de langage par lesquels il nous est présenté sur la page Internet du SECA. Pourtant, une fois le projet consulté, au-delà des mots, on peine à trouver des mesures et des chiffres étayant cette position. Bien au contraire, selon les opposants, si le PSEM défend l’environnement, ce n’est qu’en faisant le minimum exigé par la loi. Dans ce contexte, faire passer une étude encourageant l’extraction de ressources premières non renouvelables comme étant « durable » relève du greenwashing.
Pire encore, cette logique de durabilité est utilisée contre ce qu’elle est censée défendre. Par exemple, les critères d’évaluation « Site à batraciens » et « Reptiles » peuvent apporter jusqu’à 12 points positifs à quasiment l’entièreté des secteurs évalués. Ainsi, grâce à ces critères, bon nombre de sites qui devraient a priori être exclus se voient attribuer une note finale supérieure à zéro. Selon ce raisonnement à contresens, c’est sous couvert de bénéfices pour la biodiversité qu’est justifiée l’ouverture de gravières (et donc les destructions d’écosystèmes qu’elle entraine nécessairement). Or, comme le rappelle à juste titre Mme Cheda, Cheffe du service des forêts et de la nature : « on ne saura justifier l’ouverture d’une gravière avec des arguments de protection des amphibiens (on peut créer des biotopes à amphibiens aussi sans exploiter de gravier !) »
En sachant que la Suisse est un des plus grands consommateurs de ressources par habitant au monde1et que leur extraction en général est responsable de près de 90 % de la perte de biodiversité, de la moitié des émissions de gaz à effet de serre et d’une grande partie du stress hydrique, il devient impératif pour notre société de réduire son impact sur le territoire et de fermer les cycles de matière en encourageant le recyclage et la réutilisation. Dans ce contexte, il est incompréhensible que la thématique des déchets soit totalement absente du PSEM, quand bien même elle y est intimement liée, puisque toute matière extraite est amenée à terme à devenir un déchet. Rajoutons que les déchets de construction (graves et déchets de chantier) sont de très loin le type de déchets le plus produit sur le canton.
Pourtant, la Confédération a fait un premier pas important dans ce sens avec la modification de la loi sur la protection de l’environnement (FF 2024 682) qui demande explicitement aux cantons de « réduire tout au long du cycle de vie des produits et des ouvrages les nuisances à l’environnement, [de] boucler les cycles des matériaux et [d’]améliorer l’efficacité dans l’utilisation des ressources. » (art 10h al. 1). L’économie circulaire n’est donc plus un beau mot de marketing, mais une obligation légale que doit prendre en compte tout projet de planification.
Au vu de ce qui précède, le fait que le PSEM ne considère à aucun moment le recyclage des matériaux, ni ne prenne de mesures concrètes allant dans le sens de la réduction des déchets, et qu’au contraire, il encourage l’extraction en surestimant les besoins le met en contradiction avec les bases légales en vigueur et en porte-à-faux des grands enjeux environnementaux de notre siècle. A plus forte raison, la surestimation systématique des besoins montre qu’il s’inscrit dans une logique extractiviste propre à une époque révolue et non dans une démarche d’économie circulaire et de durabilité comme il le prétend et qu’il devient urgent de mettre en place.
Considérer le gravier comme renouvelable est d’autant plus flagrant lorsqu’on interroge sa finalité. Celui-ci sert en très grande majorité à la fabrication de routes et de béton qui recouvrent déjà actuellement une surface équivalente à 25% du plateau Suisse, alors même que le morcellement du territoire et la perte des habitats sont la cause principale de la perte de biodiversité en chute libre dans notre pays. Ainsi, l’impact du gravier est double : au moment de son extraction, puis lors de son utilisation. Le béton est d’ailleurs un matériel à la longévité limitée et dont la fabrication est le secteur qui pèse le plus lourd dans le bilan carbone de l’industrie suisse. Les impératifs climatiques ont poussé la Confédération et le canton de Fribourg à s’engager pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre d’au moins 50% d’ici à 2050. Sachant cela, mettre en consultation une planification, qui plus est à même échéance, faisant complètement fi de la nécessité de repenser notre modèle de développement est aussi contradictoire qu’irresponsable.
Conclusion
L’atteinte à l’autonomie des communes, la dégradation des mesures de protection de la population, le manque de transparence du COPIL ainsi que les potentiels conflits d’intérêts qui l’entachent, la surestimation du besoin et ses conséquences graves sur l’environnement sont autant d’éléments qui « remettent en cause la validité du projet de PSEM 2024 ». Les opposants demandent donc qu’il soit revu en profondeur par la DIME. N’étant pas seulement dans la critique, il propose une liste de 11 conditions que doit respecter le nouveau PSEM. Parmi elles, on peut citer l’inclusion des secteurs Au et Zu dans les critères d’exclusion et le maintien de la catégorie « secteur à exploiter non-prioritaire ». Finalement, il demande la formation d’un nouveau COPIL avec une représentation plus équitable de la population par rapport aux exploitants de gravière, la participation d’au moins deux expert.es neutres et plus de transparence sur les éventuels conflits d’intérêt.
Que l’on croie ou non à la possibilité d’amener un véritable changement à travers les institutions, il existe aujourd’hui la possibilité, par le biais d’un processus démocratique, en l’occurrence menacé, de manifester son mécontentement. Alors pourquoi, ne serait-ce que pour la défendre, ne pas la saisir et profiter au passage de distinguer l’avenir que nous voulons de celui que nous refusons ?
Loin du jeu politique habituel et de ses guéguerres de chapelle, c’est bien la défense de ce qui nous rassemble qui a su unir : un attachement à un sol commun, à un paysage que, au-delà des idéologies, quiconque habite finit par faire sien à sa manière. Si nous différons dans les manières, c’est peut-être dans cette affection partagée pour une terre vécue que l’on peut trouver la solidarité nécessaire à la protéger. Lorsque viendra le temps où nous défendrons nos luttes sur le terrain, n’oublions pas que derrière chaque signature se trouve une potentielle alliée. Et puisque, au moment où les bulldozers et les pelles mécaniques marcheront vers nos forêts, on ne manquera pas de nous dire : « Il est trop tard ! Il fallait dire non avant », rappelons cette première fois où, dans le cadre légal donné à nos voix, nous avons dit non, fortement et en masse. Tout en sachant, au fond, que ce n’est qu’une première barricade de papier déposée contre le béton et son monde, et que pas mal d’autres devront suivre… Ne dit-on pas d’ailleurs que dans les temps qui viennent, en tout il nous faudra privilégier le bois ?