Oscar Coursin, historien indépendant, a publié fin 2024 Matériaux d’histoire ; bois molasse et gravier, un pays sort de terre, ouvrage co-écrit avec Jean Steinauer et Anne Philipona. Ce « roman vrai du canton de Fribourg » sélectionne, décrit et exploite quelques événements d’importance, représentatifs, du Moyen Âge à aujourd’hui, pour dessiner un panorama presque continu de notre utilisation de ces trois matériaux (bois, molasse, gravier). La frontière entre histoire globale et histoire locale est décloisonnée, celle entre l’histoire naturelle et l’histoire humaine aussi.
Matériaux d’histoire se lit de toutes sortes de façons : les intellectuels locaux apprendront davantage sur la construction de la route Bulle-Boltingen, les personnes ayant connu l’époque où l’on découpait à Beauregard dans la carrière Civelli de quoi refaire l’enveloppe de la cathédrale se remémoreront quelques souvenirs et il suscitera peut-être même chez certain·es jeunes historien·nes, souhaitons-le, l’envie de questionner à leur tour l’Histoire d’un point de vue matérialiste – quoi de plus fondamental, de plus crucial, finalement, dans l’histoire du développement moderne de notre région, que l’exploitation et l’usage de ces ressources essentielles à la vie, à la survie ?
De notre côté, le travail nous a surtout intéressés pour des thématiques qui le traversaient sans qu’elles soient aborder de front. Qu’est-ce que cette généalogie de l’exploitation des matériaux dit de l’histoire de la propriété privée ? Pourquoi le chantier de l’A12 dans le canton est un basculement dans le monde de la construction à Fribourg ? Quel regard porter sur les résistances en tout temps à l’aménagement du territoire ? Pour ce premier podcast de Sous les Pavés, nous avons adressé quelques questions à Oscar Coursin. Et le Colvert a généreusement accepté de publier notre travail.
Version audio
Introduction
Un nouvel intérêt pour les matériaux, 2:38
Régimes de propriété, droits d’usage et communs, 7:29
Etat pompier ou Etat pyromane ? 25:47
L’autoroute A12 : un bouleversement pour le canton 32 : 50
Expertise, Participation et Résistances à l’aménagement du territoire 56 : 00
Retranscription sélective
D’un régime de propriété à un autre… et de la disparition des droits d’usage
La propriété privée n’est pas née avec le capitalisme, elle n’est pas née au 19ème siècle. Et d’ailleurs ce n’est pas un hasard si parmi les plus vieux documents qu’on trouve, il y a le cadastre. Les « grosses » comme on les appelle, dans les archives du canton de Fribourg en tout cas, sont des documents de cadastre qui remontent assez loin dans le temps. Donc aussi loin qu’on puisse voir, on a une idée de la propriété privée. Après il y a une différence entre la propriété privée et le droit d’usage. Je dirais que c’est le 19ème siècle qui clarifie les choses. Auparavant les terrains ont toujours un propriétaire, que ce soit un propriétaire collectif ou individuel. Je parle même du Moyen Âge. Mais la plupart des terrains sont grevés de droits d’usage. Ça veut dire par exemple que les habitants de telles communes ont le droit, une ou deux fois par année, de prélever du bois. C’est des choses qui sont de l’ordre de la coutume. Et à partir du 16ème, du 17ème siècle, cette coutume est même écrite. C’est une sorte de droit alternatif. Il y a la propriété et il y a les coutumes d’usage.
Au 19ème siècle, il y a une grande clarification avec le code civil avec la nouvelle manière de faire et d’écrire la loi. On évacue les droits d’usage et on évacue les coutumes. Je dirais donc qu’entre le milieu du 19ème siècle et le milieu du 20ème siècle, c’est un peu là la grande période de la propriété privée comprise de manière extensive comme je suis propriétaire de ce bout de terrain ou de quoi que ce soit et j’en fais ce que je veux. On est dans le grand moment du libéralisme en termes de rapport à la propriété.
Avant, on a une longue période où la propriété est importante et centrale, mais où elle est toujours empêchée par des usages. Avec les forêts, c’est très fort puisque le bois avait de multiples usages : on chauffe au bois, on construit en bois, on fait des outils avec le bois. Et tout ça demande une surveillance, une pesée des intérêts. On peut dire que quand la propriété privée prenait le dessus sur les usages, ça créait assez logiquement des révoltes comme à Alterswil au 15ème siècle, où en fait un seigneur foncier décide que les habitants n’ont plus le droit de prendre du bois dans la forêt et ça finit mal. On voit que c’était fragile.
Au 19ème siècle les usages disparaissent, on évacue les limites de la propriété forestière. Les communes se gardent des forêts à elles pour leurs communiers donc pour les pauvres du village, ou pour l’instituteur, ou bien pour des fonctionnaires qui ont accès à un petit peu de bois ou encore pour les artisans de la commune qui ont accès aussi un peu de bois pour construire. Mais en gros, en-dehors des bois communaux et des bois de l’Etat, tout ce qui est privé n’est plus du tout soumis à surveillance.
Et d’ailleurs cela ramène au début de l’histoire environnementale, avec ce problème de la spéculation sur les forêts privées, sur les forêts surtout d’altitude qui provoquent des inondations, des éboulements. En effet, des forêts sont complètement rasées : on en fait des coupes rases pour faire flotter le bois pour le transformer en charbon ou le transformer en planches. On a là quelque chose qui découle directement d’une compréhension extensive de la propriété privée.
Assez simplement, on peut schématiser avec une longue période de l’ancien régime de propriété où la propriété privée existe mais où elle est limitée par les usages. Ensuite une vision assez libérale des années 1800, ou 1830, 1840, 1850, ça dépend des cantons, jusque dans le 20ème siècle. Et enfin, un nouveau moment où les préoccupations écologiques environnementales font qu’on ne remet pas en cause la propriété privée mais par contre on régule, on régule, on régule. Et en fait toutes les régulations sont, si on pousse la réflexion à bout, toutes les régulations sur le territoire et sur les ressources sont des limites à la propriété privée. C’est on est propriétaire mais… en gros.
Et aujourd’hui, on en est même arrivé à avoir une propriété théorique. Par exemple, avec la propriété du sous-sol. La propriété du sous-sol est théoriquement illimitée et le propriétaire d’une parcelle est propriétaire du cône illimité qui le mène jusqu’au noyau de la terre. Mais derrière cette version théorique, il y a en fait une propriété pragmatique qui fait que ce que vous faites avec votre terrain est soumis à de nombreuses conditions.
Et c’est particulièrement vrai pour les métaux puisque les métaux appartiennent à l’Etat même s’ils sont sur votre parcelle. Contrairement aux graviers. C’est une chose qu’on peut relever : le gravier, malgré le fait que c’est un matériau stratégique, ne rentre pas dans le domaine automatique de l’Etat. Les gisements de gravier qui sont sous votre parcelle vous appartiennent.
En résumé, j’ai l’impression qu’il y a donc ces 3 phases et que, depuis le tout début du 20ème siècle, on est dans une phase de limitation de la propriété. Non pas via une remise en cause fondamentale comme la collectivisation, par exemple. Mais il y a une remise en cause réglementaire et partielle et un grignotage qui s’opère.
Comment expliquer ces changements de régime ? histoire sociale ou histoire environnementale ?
On est vraiment dans l’histoire sociale. Dans l’ancien régime et même au 19ème siècle, les collectivités publiques sont si pauvres que les ressources naturelles sont étroitement codifiées. Il y a encore une circulation monétaire très faible et les gens n’ont simplement pas la possibilité d’acquérir, au-dehors, par de l’argent les choses dont ils ont besoin – par exemple les matériaux.
Il faut savoir que même jusqu’au 20ème siècle, dans le canton de Fribourg en tout cas, les forêts pesaient énormément dans les budgets communaux. Les impôts communaux étaient ridicules. Et en fait c’est la multiplication des tâches de la commune qui ont fait qu’on a dû imaginer une péréquation financière, une fiscalité beaucoup plus généreuse, beaucoup plus importante. Parce qu’il a fallu financer beaucoup plus de choses qu’avant.
Il y a une longue histoire de la pauvreté des ressources monétaires dans les communes, de la pauvreté de la ressource fiscale. Il y a donc une nécessité en fait de limiter et de codifier les usages des ressources naturelles de la part des collectivités publiques. Et il y a aussi une volonté de ne surtout pas devenir un Etat trop fort et fiscalement trop invasif, parce que ça arrangeait bien les élites que les collectivités publiques soient pauvres et qu’elles fonctionnent un peu en autarcie avec leurs ressources et dans une pauvreté très contrôlée.
Il y a deux cents ans, on désignait par « commun » ces ressources communales en propriété collective. Mais la coloration environnementale et écologique du terme est nouvelle. Elle était absente du discours à cette époque.
On peut illustrer ça avec quelque chose de qui me frappe à chaque fois qu’on parle de la forêt. La forêt qu’on a beaucoup dans notre région, c’est la hêtraie. Le hêtre, c’est ce grand arbre qui fait des sous-bois assez secs et qui prend toute la lumière. Cette forêt qu’on a maintenant, et qu’on estime comme une belle forêt, il y a 200 ans n’avait aucun sens économiquement. Une forêt n’aurait jamais poussé comme ça. Et quand on dit Oh la forêt qu’on a maintenant, c’est grâce à la foresterie moderne qui a fait la loi fédérale sur la forêt où chaque arbre est remplacé, il faut savoir que l’esprit de la foresterie moderne n’était pas du tout qu’on obtienne des forêts comme ça. On a des forêts comme ça parce que le bois n’a plus de valeur. Jamais on aurait laissé des hêtres pousser jusqu’à 40 ou 50 mètres. Tout ça parce que, aujourd’hui, l’hêtre ne vaut plus grand-chose. Il faut toujours faire attention. Il y a eu des décisions pragmatiques qui étaient économiques, qui aujourd’hui nous paraissent des décisions environnementales liées à un souci écologique. Mais en fait, le rêve des forestiers de 1900, c’était une forêt adaptée exactement aux besoins de l’économie. Et par rapport aux besoins de l’économie, à l’époque, c’est le bois qui était central. On a tendance à idéaliser après-coup les pionniers de la foresterie, par exemple en les faisant passer pour des écologistes, mais en fait c’étaient des économistes.
Question contemporaine brûlante : les gravières et l’artificialisation des sols
Dans la plupart des cas, les gravières n’appartiennent pas aux graviéristes. On a un contre-exemple à Grandvillars, où il y a des gravières qui appartiennent aux entreprises de construction, mais c’est des acquisitions anciennes sur des gisements très importants. A Ménières, la gravière dont on parle beaucoup dans le livre relève aussi d’une propriété en propre. Mais parce que ça descend d’une famille paysanne qui a eu du foncier par ce biais-là. Mais en fait, généralement, on est dans des sortes de contrat de location, même si ça a d’autres noms. C’est presque toujours des paysans qui louent des terres, à des entreprises qui s’engagent à les remettre en condition et qui payent non seulement un loyer mais en plus une certaine somme par mètre cube extrait, plus encore des garanties, plus des compensations, etc. Donc c’est assez cher. Mais généralement on ne passe pas par la propriété en propre. Tout simplement parce qu’une fois que le gravier est loin, à quoi ça sert qu’une entreprise de construction possède un truc qu’elle va revendre au prix du mètre carré agricole, c’est-à-dire pas grand-chose ? Et la loi poserait des problèmes, parce que les terres paysannes doivent rester en mains paysannes et qu’il y aurait même des obstacles juridiques.
La question du rôle des paysans est assez bizarre, comme dans toutes les questions politiques en Suisse d’ailleurs. Idéaliser le paysan comme le défenseur inconditionnel des surfaces de terre arable contre l’artificialisation des sols, ça semble être un petit peu compliqué. Je n’oublie pas que certains paysans sont vraiment contre et se battent, mais les intérêts en jeu sont quand même assez importants. Enfin c’est assez intéressant de louer une terre pour en faire une gravière.
L’Etat pyromane ? L’Etat pompier ? Plutôt l’Etat contre l’Etat
L’Etat n’est pas un monolithe. L’Etat, c’est beaucoup d’intérêt divergents, beaucoup de services différents qui ont des agendas différents. Dans le canton de Fribourg, c’est très clair que ce qui se passe avec l’aménagement du territoire, c’est une pondération d’intérêts entre particuliers, entreprises et l’Etat bien sûr. Mais c’est aussi une pondération d’intérêts entre différents services de l’État. Pensons par exemple à la loi fédérale sur la protection des eaux qui est assez stricte. Pourtant il s’avère que les plus intéressantes bandes de gravier sont toujours près des nappes phréatiques. Et donc qu’est-ce qu’on fait avec ça ? C’est-à-dire qu’on doit pondérer l’intérêt économique avec celui de la protection des eaux. Le Conseil d’État lui-même en charge l’a dit : si on pousse à bout la logique de protection des eaux et la logique de précaution extrême, on n’extrait plus de gravier dans ce canton.
Un autre chapitre qui montre ça, en gros l’Etat contre l’Etat, c’est le chapitre du grand procès qui s’est terminé enfin au début des années 2000 à Grandvillars. Procès qui opposait d’un côté l’Office fédéral des routes (OFROU), et de l’autre le service cantonal de l’environnement. L’OFROU était là parce que les gisements appartenaient à une de ses filiales, le Bureau des Autoroutes Fribourgeois (BAR), un office un peu bizarre qui avait été créé dans les années 70’ dans la précipitation, qui était juridiquement un peu spécial, un peu flottant, qui n’avait de comptes à rendre à pas grand monde.
On a deux services étatiques qui se font un procès, le bureau des autoroutes demandant en gros à être dédommagé pour une ressource qu’il ne peut pas exploiter à cause d’un pompage d’eau en nappe phréatique. Et là, c’est le tribunal fédéral qui doit trancher en disant vous n’obtiendrez pas de dédommagement parce qu’en fait votre extraction est illégale dès le début. Et on dit ça à un service de l’Etat : vous n’avez pas eu d’autorisation d’exploiter au-delà des années liées à la construction de l’autoroute.
On voit là que ce n’est pas l’Etat pompier ou l’Etat pyromane. C’est un rapport de force et je dirais que l’Etat n’est que le reflet d’un rapport de force politique. Pour caricaturer, notre canton, il faut bien le dire, depuis les Trente Glorieuses, depuis la modernisation, est aux mains d’une certaine droite… Est-ce qu’on peut la dire conservatrice ? En tout cas affairiste, assez liée au milieu de la construction puisque les chiffres du PIB montrent que dans le canton de Fribourg la construction pèse 15% du PIB, soit quand même trois fois plus que la moyenne nationale. On comprend bien pourquoi l’aménagement du territoire est très sensible, davantage dans ce canton qu’ailleurs, où le territoire, c’est une ressource à exploiter d’abord.
C’est cet affairisme qui voudrait assouplir, réduire les durées d’opposition. C’est du libéralisme. On a vu encore cette année (ndlr : 2024) au Grand Conseil le lobby des entrepreneurs qui a demandé en gros que si les services de l’État tardent à faire opposition contre un projet, l’autorisation est tacite. Or les services d’Etat sont souvent débordés. Imposer une autorisation tacite des services de l’État, donc sans délai supplémentaire, revient à faire sauter beaucoup d’oppositions possibles. Donc là on est au Grand Conseil avec des intérêts qui sont représentés, on est dans un rapport de forces. Et on est dans un canton avec une majorité de droite plus portée au libéralisme que sur une planification disons solidaire et écologique du territoire, on peut le dire. Ce n’est pas un canton pionnier de l’aménagement et de l’urbanisme. On est plutôt en retard. Mais parfois il y a quand même des choses étonnantes qui se passent.
Un basculement cantonal : la construction de l’A12
Les routes en général et la grande campagne d’asphaltisation et de mise aux normes des routes se sont faites plutôt dans l’après-guerre à Fribourg. Car on a encore, dans l’après-guerre, à Fribourg, des routes secondaires qui ne sont pas encore asphaltées. Il y a la route en premier. Et puis il y a l’autoroute. L’autoroute c’est la super route puisque en termes de largeur, de tablier, de résistance aux contraintes des véhicules, il faut que ce soit beaucoup plus conséquent. C’est beaucoup de matériaux. Ce sont des lots qui sont répartis. Par exemple, pour donner une idée, de Bulle jusqu’à Posieux environ, c’était un lot. On pourrait chiffrer ça en termes de mètre cube, de chiffre d’affaires. Mais c’est clair que pour les entreprises qui ont été concernées par ces lots, ça a été un saut en termes quantitatif, en termes de main d’œuvre, en termes de quantité de matériaux mobilisés, d’argent en jeu.
Ça c’est une chose mais après, ce qu’on sait aussi et qui revient dans les débats sur l’extension autoroutière, c’est qu’une autoroute, c’est certes un ruban de route, mais c’est aussi des à-côtés. Ce que l’autoroute nous a amené, c’est une forme de zone, de paysage qu’on appelle chez nous zones commerciales ou industrielles. Des zones qui sont souvent collées à l’autoroute, à l’entrée des agglomérations. A Fribourg c’est impossible d’imaginer par exemple Granges-Paccot, Villars-sur-Glâne, sans l’autoroute. Ce sont des territoires qu’on pourrait appeler des territoires autoroutiers. Ce sont des territoires qui ont été forgés par la proximité avec l’autoroute. Ces à-côtés-là sont autant de possibilités pour les industries de la construction bien sûr, et ça devrait être toujours calculé avec. Ça n’a aucun sens de séparer ça et d’imaginer une autoroute comme une sorte de chose isolée.
La Gruyère est très concernée par l’autoroute, parce que la Gruyère a été évitée par le rail. La liaison Romont-Bulle, avant le RER qui est récent, était très secondaire. L’autoroute a changé le visage de la Gruyère, c’est sûr, et Bulle est devenue ce qu’elle est aujourd’hui, passant d’une bourgade à une ville industrielle. On pourrait dire d’ailleurs la seule ville industrielle du canton. Industrielle avec des guillemets, on n’est pas à Manchester, mais quand même.
C’est un basculement l’autoroute, surtout l’autoroute A12, parce qu’elle a été faite rapidement, à une époque où justement la loi fédérale sur l’aménagement du territoire n’était pas encore en place. Elle sera appliquée en 1983, et l’A12 est alors terminée. Et il suffit de faire une comparaison avec la construction de l’A1 entre Morat et Yverdon, donc le bout qui manquait. Avec ce bout manquant, on va jusqu’en 2001, 2002, car on a la loi sur l’aménagement du territoire, on a l’opposition possible des associations environnementales, on a les riverains. En fait c’est une autre époque. Quand l’A1 est construite, on est dans un truc où un projet d’autoroute ce n’est plus 8 ans, mais 15 ans, 20 ans, c’est 30 ans de construction.
C’est aussi ça l’A12 : c’est un moment où on est allé très vite en utilisant un argent libéré facilement par des décisions fédérales. On a passé le Grand conseil qui a été une chambre d’enregistrement de décisions qui lui passaient par-dessus. Le bureau des autoroutes a été une sorte de bureau presque extra-légal. On a placé des ingénieurs et des gens qui étaient des techniciens, qui étaient peut-être politisés mais qui étaient considérés comme des techniciens. C’était un challenge d’abord technique et très peu politisé, qu’il a fallu faire en très peu de temps, et qui a changé le canton.
L’A12 : un tournant dans la construction et les taux de profit ?
Avec l’A12, il y avait beaucoup d’argent en jeu. Il y avait des carrières politiques, je pense, aussi en jeu. Et on en est arrivé à des problèmes de clientélisme et de corruption. Mais je ne crois pas qu’on puisse parler de spécificité fribourgeoise.
Sur la potentialité des marges qui semblent faibles au 19ème siècle, c’est vrai que ça n’a pas l’air facile. Après est-ce qu’on peut prendre pour argent comptant les lamentations des entrepreneurs sur les faibles marges ? Mais il apparaît qu’il y avait de nombreux problèmes qui pouvaient survenir dans des filières qui étaient encore très artisanales. Il y a les accidents. Il y a des mauvaises routes pour acheminer des matériaux très lourds. Donc on doit construire une route mais pour construire une route il faut utiliser une route pour amener des matériaux.
Je ne connais pas les marges, mais c’est sûr, je pense, que la construction était beaucoup moins un dépôt de spéculation comme il l’est aujourd’hui, où en fait il semble que ce soit un des domaines les moins risqués où on peut mettre de l’argent actuellement, tellement les rentes des loyers sont élevées. Mais là, on est on est hors du milieu civil, on est plutôt dans l’ingénierie de la construction de logements. Parce que les logements, on a bien compris que c’est la plus grande monnaie actuelle.
Mais dans l’ingénierie civile, on est tout le temps dans des projets publics. Dans ce sens-là, peut-être l’ingénierie civile est une meilleure affaire actuellement, parce que l’Etat tient plus ses engagements que l’Etat au 19ème, lequel est beaucoup plus à compter chaque centime et à prévoir systématiquement des provisions trop basses. L’Etat du 19ème est aussi un Etat fiscalement faible. On peut dire qu’on a aujourd’hui plus de garanties de ce côté-là qu’il y a 120 ans.
Résistances à l’aménagement du territoire et formes de « participation »
Ce qui est intéressant, c’est que la construction, quelle qu’elle soit, ou l’extraction, ou plus largement l’action économique sur le territoire, a toujours provoqué des oppositions. Mais si c’est juste le droit de faire une pétition, cela n’engage à rien. Par exemple, les riverains des cours d’eau au 19ème siècle où flottaient les bois, qui en avaient un peu marre que les troncs des rivières en crue défoncent leur terrain, écrivaient des pétitions au Conseil d’État. Mais ces pétitions n’engageaient à rien.
Mais à partir du moment où vous donnez de la capacité d’agir aux gens et que vous fixez ça dans la loi, à partir du moment où l’opposition devient contraignante, et bien cet outil va être utilisé. Mais pour être utilisé, il doit encore s’acculturer. Et ça c’est intéressant parce qu’on arrive à un moment où l’Etat a mis en place une consultation large : les particuliers, les associations, les communes ont le pouvoir de s’opposer, d’exiger ou en tout cas de demander des modifications. Et apparemment ces instruments sont de plus en plus utilisés. Donc on peut voir une continuité historique dans l’acculturation d’une certaine forme de bureaucratie et de participation bureaucratique.
Par exemple sur la route Bulle-Boltigen (ndlr : fin 19ème), à l’échelle du chantier, on a un phénomène assez intéressant. C’est que les entrepreneurs ont affaire, en début de chantier, dans le village de Charmey, à des riverains qui doivent en gros détruire une partie de leur maison pour que la route ait la largeur souhaitée. Parce que la route doit être plus large que la piste d’auparavant. Les riverains estiment qu’ils ont droit à un dédommagement. On leur donne raison. Et très vite, dans toute la vallée, ça se sait et les gens commencent à faire usage d’une opposition pour toutes sortes de choses : un verger qui va être empoussiéré ou encombré et qui ne sera plus productif, etc.
Et aujourd’hui, 140 ans plus tard, en termes de réaction publique aux nuisances sur le territoire, on en arrive au PSEM (ndlr : plan sectoriel pour l’exploitation des matériaux 2024, voir ici, ici et ici) où on est un petit peu au sommet de ce qu’on peut créer comme situation schizophrénique en termes de consultation. Pourquoi je dis schizophrénique ? Parce qu’on arrive à une consultation très large avec beaucoup d’oppositions et où en fait si l’Etat respectait ses propres engagements en termes de politique environnementale, il devrait dire bon bah apparemment on ne peut plus extraire de gravier dans le canton de Fribourg, c’est plus possible, il y a tellement d’oppositions qu’on fait un moratoire et c’est fini, plus de gravier. Mais l’Etat sait qu’il ne peut pas non plus faire ça, c’est pour ça que je parle d’une situation schizophrénique.
Mais vous connaissez ça dans les politiques de consultation, ça se fait beaucoup : Dites-nous ce que vous en pensez et on va faire quand même ce que nous on pense. C’est souvent ça dans l’urbanisme. Et en fin de projet vous organisez un petit truc avec les habitants, ils peuvent dessiner sur une page, et puis à la fin on va leur faire les bancs en rose plutôt qu’en vert. Ce sera ça la participation.
Mais quand on prend la participation au mot, on en arrive à l’option de est-ce qu’on doit tout annuler ? C’est ça, des fois : est-ce qu’on doit annuler aussi tout l’argent qu’on a mis… A partir du moment où on a déjà mis 15, 20, 25 millions dans des études, est-ce qu’à ce moment-là on envisage encore de ne pas faire la chose ? Avec l’extraction, c’est peut-être moins monolithique qu’avec un projet de route, mais on voit que l’Etat, face à toutes ces oppositions, arrive un petit peu à saturation de ce qu’il peut supporter en termes de démocratie participative. Et pourtant on n’en est pas encore au sommet mais on est au sommet de ce que l’Etat de Fribourg apparemment peut supporter.
Une des solutions, en tout cas pour ce qui est des associations environnementales, ça a été de prévoir une participation le plus en amont possible. Et de réduire les associations environnementales à des expertises externes où le côté résistance idéologique n’existe plus, où en tout cas il n’y a plus de débat d’idées. C’est plus un débat entre technocrates. Celui-là, il est expert des crapauds. Celui-là, il est expert des poissons. Et on va trouver une solution mais ça c’est très suisse.
Par contre, là, il y a ce riverain qui intervient en fin de processus, en fin de délai, et qui montre les limites de ce système. C’est que en fait tout le monde sait que si on laisse faire les experts, ça roule… A quel point on est sincère quand on dit à la population : dites ce que vous pensez ? Elle est où la sincérité ? Je pense que même certaines associations environnementales sont parfois excédées…
Quand on sait à quel point ProNatura a travaillé en amont pour l’autoroute A1, par exemple, pour la Grande Cariçaie. Et au moment de la mobilisation populaire, des derniers soubresauts, elle s’est tenue en retrait parce qu’en fait elle avait déjà trop fait. Si une association environnementale est incluse dès le début dans le processus, est-ce qu’elle est encore sincère si, sur le terrain militant, à la fin, elle vient manifester ? Non, elle n’est plus crédible. Il faudrait le reformuler comme ça : la technophilie Suisse, les experts, cette ingénierie très fine de tous les domaines, n’est pas toujours soluble dans ce genre de processus de consultation populaire. C’est un petit peu contradictoire, j’ai l’impression.
Si l’aménagement du territoire était un processus démocratique populaire ça se saurait. Ça ne l’a jamais été, c’est né comme un truc d’expert déjà dans les années 1920, 1930. C’est comme l’urbanisme. Il y a une une longue culture à rattraper quoi. Ça ne s’invente pas en fin de processus en disant en fait vous pensez quoi ? et après on est un peu coincé parce que tout le monde gueule.
Ce que je constate, c’est que souvent, en Suisse, il ne s’agit pas vraiment de contester le bien-fondé d’un projet. Il s’agit en fait, dans une logique d’ingénieur, d’identifier les problèmes. Mais une fois qu’on s’est contenté d’identifier les problèmes et de les résoudre, on a abandonné une critique fondamentale du projet. On est dans la gestion des problèmes. Et ça la Suisse fait ça très bien. C’est-à-dire qu’il ne s’agit jamais de refuser en bloc quelque chose ou de remettre en question la légitimité d’un certain développement économique ou d’un certain mode de vie par exemple, il s’agit juste de se demander qu’est-ce que ça pose comme problème ? et puis on va rassembler des gens sérieux autour d’une table et ils vont réduire les problèmes à leur plus modeste expression, par exemple avec des compensations.
Les gravières : reliques non externalisées des dégâts du capitalisme
Je ne vois pas vraiment de contre-pouvoir à cet aménagement du territoire. Parce qu’en fait, ça fonctionne. Ce qu’il faut dire aussi avec les gravières, ce qui est intéressant, c’est que c’est une relique, une relique d’une externalité du capitalisme. C’est une nuisance du capitalisme, une des seules, une des dernières qu’on n’a pas su délocaliser. C’est peut-être pour ça que ça fonctionne. C’est parce qu’en fait on a su externaliser tellement de dégâts, que celui-là, il fait un peu gueuler. Mais c’est sans commune mesure avec l’écocide du delta du Mississippi ou avec les industries du plastique qui tuent le Vivant, enfin tout ce qu’il en reste, des poissons aux oiseaux et aux humains. En Suisse, on n’est presque jamais dans une version aiguë de la réalité. C’est une version édulcorée de la réalité et ça c’est clair que ça permet de résoudre les problèmes de cette manière-là.
Il y a une scène du film Charles mort ou vif d’Alain Tanner. C’est dans une gravière et l’homme en question, Charles, un homme d’affaires complètement dépressif, qui a rencontré par hasard deux hippies de la campagne genevoise, il dit qu’il n’aime pas les voitures. Ils sont dans cette gravière et l’autre lui demande mais pourquoi t’aimes pas les voitures ? Et là il a un discours qui n’a pas vieilli d’une ride expliquant pourquoi il n’aime pas les voitures. Et pendant qu’il parle, l’autre va dans la voiture et il enlève le frein à main et puis il la pousse dans les 30 mètres de haut creusés dans la gravière. Et il lui dit bah voilà t’aimes pas la voiture, bah t’en as plus. J’ai l’impression que ça, c’est très peu suisse. C’est une manière de dire Ah ouais vous dites tout ça … Ben on arrête alors.
Pourquoi vous n’aimez pas les bagnoles ? Pour beaucoup de raison. Lesquelles ? Et bien premièrement la position du conducteur est très mauvaise : elle coupe la digestion, comprime l’estomac et engraisse le cœur. Deuxièmement, la circulation est devenue l’art dramatique des imbéciles. Les accidents sont de misérables tragédies et les risques de la route tout ce qui nous reste d’aventure. Troisièmement, l’automobilisme est un système d’accumulation, d’entassement mais qui n’apporte pas le moindre échange – à part bien entendu celui de grossièreté et où les gens ne se rencontrent jamais. C’est un système de dispersion sociale : chacun dans sa petite caisse. Et pour terminer, à travers l’automobile, les compagnies pétrolières, les marchands de taux, imposent leurs lois, détruisent les villes, font dépenser des fortunes en routes et en flics, empuantent le monde et surtout font croire aux gens que ceux-ci ne désirent rien d’autre…